Morts d’égoïsme

Morts d’égoïsme

«C’est comique, dit le gros homme à la redingote. Nous avons une épidémie de peur. Actuellement, si j’appelle choléra un brassard jaune et si je le fais porter à mille personnes, les mille crèvent en quinze jours. »

Angélo qui ne s’habituait ni à la nudité ni à la couverture (bien que l’attitude de la jeune femme accroupie près de lui et qui se chauffait les mains, et celle de l’homme à la redingote qui bourrait une pipe fussent parfaites) se mit à discourir très gravement de chlore et de chlorure; que les villes en manquaient. Enfin, il exprima complètement sa pensée qui était: «La situation dans laquelle je suis, cette couverture, ces pieds nus qui dépassent, m’humilient beaucoup. Je voudrais bien mettre sur mon dos un vêtement quelconque.»

«Les villes ne manquent pas que de chlorure, dit l’homme en allumant sa pipe. Elles manquent de tout; en tout cas de tout ce qu’il faut pour résister à une mouche, surtout quand cette mouche n’existe pas, comme c’est le cas. Voyez-vous, mon jeune ami, je suis orfèvre, ajouta-t-il en se calant dans le fauteuil qui touchait la petite table de jeux. J’ai exercé la médecine pendant plus de quarante ans. Je sais fort bien que le choléra n’est pas tout à fait le produit de l’imagination pure. Mais, s’il prend si facilement de l’extension, s’il a comme nous disons cette “violence épidémique”, c’est qu’avec la présence continue de la mort, il exaspère dans tout le monde le fameux égoïsme congénital. On meurt littéralement d’égoïsme. Notez ceci, je vous prie, qui est le résultat de nombreuses observations cliniques, si nous étendons le terme à la rue et aux champs et à la soi-disant bonne santé qui y circule: rues et champs que j’ai beaucoup plus fréquentés que les lits. Quand il s’agit de peste ou choléra, les bons ne meurent pas, jeune homme! Je vous entends. Vous allez me dire comme beaucoup que vous avez vu mourir des bons. Je vous répondrai: “C’est qu’ils n’étaient pas très bons”.»

Angelo parla du petit Français.

«Une immunité relative donne toujours de la suffisance, dit l’homme. C’est une faiblesse dont les dieux ont de tout temps profité et la fameuse mouche ne s’en fait pas faute. Cher monsieur, mort à qui se croit innocent: voilà le langage des dieux. Et il est juste. On a toujours les meilleures raisons du monde de s’imaginer clairvoyant parce qu’on a réussi à saisir le taureau par les cornes. Cela ne suffit pas.»

— Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard/Folio, pp. 462-464.

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À propos de l'auteur Antipresse

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