Traduction d’un texte dont j’ignore qui est l’auteur, trouvé sur un site web (The Memory Hole, soit « le trou de mémoire ») désormais inaccessible. En photo de couverture, la Carlisle Indian Industrial School (« école industrielle pour indiens de Carlisle »), Pennsylvanie, États-Unis, vers 1900. © Cumberland County Historical Society. Dans les « écoles industrielle pour indiens », des enfants d’indigènes, souvent kidnappés, retirés de force à leurs parents, étaient conditionnés en vue d’apprendre les us et coutumes des Blancs, et couramment maltraités, torturés voire tués. Il s’agissait de « tuer l’indien dans le cœur de l’enfant ». Plus généralement, c’est dans le cœur de tous les enfants que l’école vise à « tuer l’indien ».
« Tout le monde sait que le système éducatif américain [français, ça marche aussi] ne fait pas un très bon travail. Immuablement, les études montrent que les écoliers américains sont à la traîne en regard de leurs pairs dans presque tous les pays industrialisés. On nous rapporte régulièrement des statistiques choquantes sur le pourcentage de lycéens de dernière année qui ne savent pas trouver les États-Unis sur une carte du monde dépourvue d’indications ou qui ne savent pas qui était Abraham Lincoln. » (John Gatto)
On pointe du doigt divers aspects du système scolaire : classes surchargées, manque de financement, enseignants incapables de passer des examens de compétence dans leur domaine, etc. Mais ce ne sont là que des problèmes secondaires. Même s’ils étaient réglés, les écoles demeureraient mauvaises. Pourquoi ? Parce qu’elles ont été conçues pour ça.
Comment puis-je faire une déclaration aussi audacieuse ? Comment puis-je savoir pourquoi le système scolaire public américain fut conçu tel qu’il le fut (ségrégation par âge, six à huit cours de 50 minutes d’affilée annoncés par des cloches pavloviennes, accent mis sur la mémorisation par cœur, autorité incontestable, etc.) Parce que les hommes qui conçurent, financèrent et instaurèrent le système éducatif américain à la fin des années 1800 et au début des années 1900 consignaient ce qu’ils faisaient dans des livres.
La quasi-totalité de leurs ouvrages, articles et rapports sont épuisés et difficiles à obtenir. Heureusement pour nous, John Taylor Gatto les a retrouvés. Gatto a été élu trois fois « enseignant de l’année de la ville de New York » et « enseignant de l’année de l’État de New York » en 1991. Mais il a démissionné après avoir réalisé le problème que constitue l’école – la façon dont elle impose la conformité, dont elle tue la créativité naturelle, la curiosité et l’amour de l’apprentissage que chaque petit enfant possède au départ. Il a donc commencé à exhumer, en terra incognita, les racines du système éducatif américain.
En 1888, la commission sénatoriale de l’éducation (Senate Committee on Education) s’inquiète de la forme d’éducation localisée, non standardisée et non obligatoire qui, à l’époque, apprend aux enfants à lire de manière très poussée, à comprendre l’histoire et, par-dessus tout, à penser par eux-mêmes. Le rapport de la commission stipule :
« Nous pensons que l’éducation est l’une des principales causes du mécontentement qui se manifeste ces dernières années dans les classes laborieuses. »
Au tournant du siècle, les nouveaux éducateurs américains mettent en avant une nouvelle forme d’enseignement avec une nouvelle mission (qui ne consiste pas à enseigner). Le célèbre philosophe et éducateur John Dewey écrit en 1897 :
« Chaque enseignant doit se rendre compte qu’il est un serviteur social dont l’objectif consiste à préserver l’ordre social approprié et à garantir une croissance sociale adéquate. »
Dans sa thèse de 1905 pour le Columbia Teachers College [un des hauts lieux américains de la professionnalisation des enseignants, NdT], Elwood Cubberly – futur doyen de l’éducation à Stanford – écrit que les écoles devraient être des usines « dans lesquelles les produits bruts, les enfants, doivent être façonnés et transformés en produits finis […] fabriqués comme des clous, et les spécifications de leur fabrication viendront du gouvernement et de l’industrie ».
L’année suivante, le Rockefeller Education Board [« Conseil de l’éducation Rockefeller »] – qui finança la création de nombreuses écoles publiques – publiait une déclaration dont voici un extrait :
« Dans nos rêves […] les gens se soumettent à nous avec une docilité parfaite en vue d’être façonnés. Nous oublions les conventions actuelles en matière d’éducation [éducation intellectuelle et éducation du caractère] et, sans être gênés par la tradition, nous exerçons notre bonne volonté sur un peuple reconnaissant et réceptif. Nous n’essaierons pas de faire de ces gens ou d’aucun de leurs enfants des philosophes, des hommes d’étude ou des hommes de science. Nous n’avons pas à susciter parmi eux des auteurs, des éducateurs, des poètes ou des hommes de lettres. Nous n’aurons pas à rechercher parmi eux les embryons de grands artistes, peintres, musiciens, ni d’avocats, médecins, prédicateurs, hommes politiques, hommes d’État, dont nous sommes largement pourvus. La tâche que nous nous fixons est très simple […] nous organiserons les enfants […] et leur apprendrons à accomplir d’une manière parfaite ce que leurs pères et leurs mères font d’une manière imparfaite. »
À la même époque, William Torrey Harris, commissaire américain à l’éducation de 1889 à 1906, écrit :
« Quatre-vingt-dix-neuf [élèves] sur cent sont des automates, attentifs à marcher sur les routes qu’on leur a indiquées, prenant soin de suivre la coutume prescrite. Il ne s’agit pas d’un accident, mais du résultat d’une éducation substantielle, qui, scientifiquement définie, constitue la subsomption de l’individu. »
Dans ce même livre, The Philosophy of Education (« La philosophie de l’éducation »), Harris note également :
« Le grand objectif de l’école peut se réaliser au mieux dans des lieux sombres, étouffant et laids. […] Il s’agit de maîtriser le soi physique, de transcender la beauté de la nature. L’école doit développer la capacité de se retirer du monde extérieur. »
Plusieurs années plus tard, le président Woodrow Wilson fera écho à ces sentiments lors d’un discours devant des hommes d’affaires :
« Nous voulons qu’une classe dispose d’une éducation libérale. Nous voulons qu’une autre classe, beaucoup plus nombreuse par nécessité, renonce au privilège d’une éducation libérale et se forme en vue d’accomplir des tâches manuelles spécifiques et difficiles. »
John Gatto ajoute :
« Un autre architecte majeur des tests standardisés, H.H. Goddard, écrit dans son livre Human Efficiency (“L’efficience humaine”) (1920) que l’enseignement public avait pour but “l’organisation de la ruche parfaite”. »
Durant sa présidence de Harvard de 1933 à 1953, James Bryant Conant écrivit que le passage à un système éducatif obligatoire, rigide et potentiellement destructeur avait été exigé par « certains industriels et les novateurs [on dirait aujourd’hui : les disruptifs, NdT] qui modifiaient la nature du processus industriel ».
[Aparté du traducteur : je me permets de compléter un peu. En France, celui que l’on présente couramment comme le « père fondateur » de notre système éducatif, Napoléon Bonaparte, écrivit, au sujet dudit système :
« Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux etc., l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements. »
Et aussi :
« Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. »
François Guizot (1816), historien et homme politique français, membre de l’Académie française à partir de 1836, plusieurs fois ministre sous la monarchie de Juillet, en particulier des Affaires étrangères de 1840 à 1848, devenant président du Conseil en 1847, affirme :
« Quand le gouvernement a pris soin de propager, à la faveur de l’éducation nationale, sous les rapports de la religion, de la morale, de la politique, les doctrines qui conviennent à sa nature et à sa direction, ces doctrines acquièrent bientôt une puissance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liberté d’esprit et toutes les tentatives séditieuses. »
& :
« L’autorité souveraine peut diriger l’Instruction publique de deux manières : 1° par la voie et d’après les principes de l’administration ordinaire ; 2° en la confiant à un grand corps formé d’après certaines règles et soumis à un gouvernement spécial […]. Or l’administration de l’Instruction publique diffère essentiellement de tout le reste […]. Elle ne peut réussir qu’en inspirant un même esprit […]. Réunir tous les établissements publics en un grand corps soumis à la surveillance d’une autorité supérieure, placée au centre même du gouvernement ; donner à cette autorité tous les moyens de répandre et de distribuer convenablement l’instruction, de propager les bonnes doctrines religieuses, morales et politiques […]. Ce sont là les motifs qui commandent la formation d’un corps enseignant, comme l’unique moyen par lequel on puisse aujourd’hui donner à l’Instruction publique cette régularité, cette stabilité, cette confiance sans lesquelles les hommes qui s’y vouent ne procureraient point à l’État les avantages qu’il est en droit d’attendre de leurs travaux. »
Ce bon vieux Jules Ferry, également considéré comme un des principaux fondateurs de l’école, expliquait lui :
« Quand nous parlons d’une action de l’État dans l’éducation, nous attribuons à l’État le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation : il s’en occupe pour maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui sont nécessaires à sa conservation. » /// Fin de l’aparté]
En d’autres termes, les capitaines d’industrie et les chefs d’État désiraient explicitement un système éducatif qui servirait à préserver l’ordre social en nous enseignant juste assez pour nous débrouiller, mais pas assez pour que nous puissions penser par nous-mêmes, remettre en question l’ordre sociopolitique ou communiquer de manière articulée. Nous devions devenir de bons ouvriers-drones, cependant qu’une maigre fraction de la population – principalement les enfants des capitaines d’industrie et des dirigeants étatiques – devait atteindre le niveau qui lui permettrait de continuer à diriger les choses.
Tel était l’objectif ouvertement formulé du système d’enseignement public, qui demeure inchangé à ce jour.
[Objectif parfaitement logique. Le système éducatif étatique vise à perpétuer l’État, c’est-à-dire un système social inégalitaire, antidémocratique, composé d’une caste de gouvernants et d’une masse de gouvernés. Ceux qui souhaitent un autre système éducatif, réellement bon pour l’enfant, doivent par nécessité aussi souhaiter l’abolition de l’État, son remplacement par l’anarchie. NdT]
Traduction : Nicolas Casaux
Pour aller plus loin :
Sur la nature sauvage des enfants & « Scolariser le monde » (par Carol Black)
Source: Lire l'article complet de Le Partage