Le 10 décembre 1964, à Oslo, en Norvège, Martin Luther King Jr. recevait le prix Nobel de la paix, que lui décernait la Fondation Nobel. (La Fondation Nobel, rappelons-le, est une fondation parfaitement capitaliste, créée d’après la volonté d’Alfred Nobel, célèbre chimiste, marchand et fabricant d’armes suédois, qui lui à légué une fortune à faire fructifier, notamment en vue de décerner les fameux prix qu’il avait imaginés pour « récompenser chaque année des personnes qui auront rendu de grands services à l’humanité, permettant une amélioration ou un progrès considérable dans le domaine des savoirs et de la culture dans cinq disciplines différentes : paix ou diplomatie, littérature, chimie, physiologie ou médecine et physique[1] ». À ce jour, la Fondation Nobel parvient excellemment à faire fructifier l’argent d’Alfred Nobel : elle possède plus de 500 millions d’euros[2] investis dans un peu tout et n’importe quoi, difficile de savoir tant les schémas financiers sont opaques. Mais on sait, par exemple, que la Fondation Nobel s’est fait épingler en 2017 parce qu’elle investissait dans des compagnies de tabac, d’armement, y compris nucléaire, de combustibles fossiles, etc.[3] Aujourd’hui, le prix Nobel de la paix est décerné au Centre Nobel d’Oslo, financé par le gouvernement norvégien et diverses entreprises multinationales capitalistes, dont Norsk Hydro, « un groupe norvégien spécialisé dans la production, le raffinage, la fabrication et le recyclage de produits en aluminium » [4].) Mais reprenons. Ce 10 décembre 1964, donc, MLK prononçait un discours intitulé The Quest For Peace and Justice (« La quête de la paix et de la justice ») dans lequel il célébrait les avancées technologiques, scientifiques, industrielles, de la civilisation, tout en déplorant son incapacité à garantir l’égalité raciale et à éradiquer la faim et la pauvreté. Exemple :
« L’homme moderne a embarqué le monde entier en direction d’un futur extraordinaire. Il a atteint de nouveaux et étonnants sommets de réussite scientifique. Il a produit des machines qui pensent et des instruments qui scrutent les étendues insondables de l’espace interstellaire. Il a construit des ponts gigantesques pour enjamber les mers et des bâtiments gargantuesques pour embrasser les cieux. Ses avions et ses vaisseaux spatiaux ont réduit les distances, enchaîné le temps et creusé des autoroutes dans la stratosphère. Les progrès scientifiques et technologiques de l’homme moderne composent un tableau éblouissant.
Pourtant, en dépit de ces avancées spectaculaires dans le domaine de la science et de la technologie, et des progrès encore illimités à venir, il manque quelque chose de fondamental. Il règne une sorte de pauvreté de l’esprit qui contraste de manière flagrante avec notre abondance scientifique et technologique. Plus nous nous sommes enrichis sur le plan matériel, plus nous nous sommes appauvris sur le plan moral et spirituel. Nous avons appris à voler dans les airs comme des oiseaux et à nager dans la mer comme des poissons, mais nous n’avons pas appris l’art simple de vivre ensemble comme des frères[5]. »
Plus loin, il remarquait :
« Nous avons développé le plus formidable système de production que l’histoire ait jamais connu. Nous sommes devenus la nation la plus riche du monde. Notre produit national brut atteindra cette année le chiffre stupéfiant de près de 650 milliards de dollars. Pourtant, au moins un cinquième de nos concitoyens – quelque dix millions de familles, comprenant environ quarante millions d’individus – sont voués à une misérable pauvreté. »
Alors :
« Pourquoi devrait-il y avoir la faim et la privation sur le moindre territoire, dans la moindre ville, à la moindre table, alors que l’homme dispose des ressources et du savoir-faire scientifique pour fournir à toute l’humanité les nécessités de base de la vie ? Même les déserts peuvent être irrigués et la couche de terres fertiles remplacée. »
Si, en technophile ou technolâtre ordinaire, MLK possédait (manifestement) une véritable foi en la science et la technologie, de bout en bout, son discours était truffé de références explicitement religieuses (la Bible, Moïse, l’épitre de Saint-Jean, etc.). Par moment, il exprime même une sorte de croyance en l’avènement imminent d’un monde meilleur :
« Dans le monde entier, comme une fièvre, le mouvement pour la liberté se répand dans la plus vaste libération de l’histoire. De vastes populations sont déterminées à mettre fin à l’exploitation de leurs races et de leurs territoires. Elles sont éveillées et avancent vers leur but tel un raz-de-marée. Vous pouvez les entendre gronder dans chaque rue de village, sur les quais, dans les maisons, parmi les étudiants, dans les églises et lors des réunions politiques. »
Dans ce discours, il rappelle, en outre, que le mouvement pour les droits civiques cherchait à obtenir « dignité, égalité, emplois et citoyenneté » et fait également, bien entendu, l’éloge de la non-violence, citant immanquablement Gandhi et ses prétendus exploits[6].
Somme toute, on constate que MLK partageait les croyances, les espoirs et les aspirations de la plupart des progressistes, des gens de gauche des pays « développés », de son époque, mais aussi de la nôtre. En effet, ces croyances — selon lesquelles l’industrialisation, la modernisation, la technologie, la science (qui constituent et permettent le Progrès), tout ça est formidable, parfaitement compatible, du moins potentiellement, avec l’égalité, la liberté et le bonheur ; reste à les mettre à contribution, à s’assurer qu’elles soient entre de bonnes mains afin que soient résolus les problèmes d’inégalités, de pauvreté, de faim et de racisme (et de crise écologique, désormais) — constituent toujours l’essentiel des espérances de la plupart des écologistes et des gauchistes. En réclamant du travail, la citoyenneté et l’égalité, il apparaît aussi que MLK et le mouvement pour les droits civiques ne s’opposaient ni au capitalisme ni à l’État. Ils souhaitaient simplement que tout le monde soit logé à la même enseigne dans le système techno-industriel orchestré par l’État et le capitalisme (dans une lettre adressée à son épouse, Coretta Scott, MLK lui écrivait qu’il « avait hâte du jour où l’industrie serait nationalisée[7] »).
Aussi, si MLK admirait fortement Gandhi en raison de sa théorisation et de son usage de la non-violence, il rejetait en revanche les critiques gandhiennes du capitalisme, de l’industrialisme, de la science et de la technologie. Gandhi se présentait comme un « amoureux de la vie villageoise » — détestait l’industrialisme. « Puisse Dieu préserver l’Inde de l’industrialisation occidentale », écrivait-il dans un article de journal en 1928. « Le fait est que la civilisation industrielle, intégralement mauvaise, est une maladie », affirmait-il dans un autre. Dans un autre encore : « L’industrialisme constitue, j’en ai peur, une malédiction pour l’humanité ». Et encore : « Pandit Nehru souhaite l’industrialisation, parce qu’il pense qu’en la socialisant, il devrait être possible de la libérer des maux du capitalisme. Selon moi, ces maux sont inhérents à l’industrialisme, et aucune socialisation ne peut les éradiquer. »
Dans son livre Hind Swaraj : L’émancipation à l’indienne, écrit en 1909, Gandhi faisait le constat qu’avant « on réduisait les hommes en esclavage par la peur des coups, mais maintenant on les réduit en esclavage par l’appât du gain et du plaisir ». Ainsi :
« L’argent rend l’homme impuissant. La seule chose qui lui est comparable est la luxure. Les deux sont des poisons. La morsure de ces deux vices est plus venimeuse que celle du serpent. Au moins le serpent nous lâche-t-il une fois qu’il nous a mordus et s’est servi sur notre corps. Alors que, quand l’argent ou l’intérêt nous mord, il s’empare de tout notre être, corps, âme, intellect, et on ne peut pas s’en libérer. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de se réjouir quand on voit fleurir les usines dans notre pays. »
Toujours dans le même livre, il vantait le mode de vie indien ancestral, fondé sur l’artisanat et le village, dans lequel
« il n’y avait aucune place pour la compétition destructrice. Chacun faisait ce qu’il avait à faire. Et il recevait pour cela une rétribution dictée par la coutume. Ce n’est pas que nous ne sachions pas inventer des machines. Mais nos ancêtres avaient bien vu que si nous tombions dans les pièges du machinisme, nous en deviendrions esclaves et abandonnerions nos principes moraux. C’est après mûre réflexion qu’ils nous ont demandé de nous limiter à ce que nous pouvions faire en nous servant de nos bras et de nos jambes. Le bonheur consiste à se servir de ses bras et de ses jambes, et la santé en procède également. Nos anciens avaient aussi bien vu que la vie dans les grandes villes était source de problèmes, que les gens n’y trouveraient pas le bonheur. Qu’il s’y créerait des bandes de voleurs et que la prostitution y serait florissante, que les pauvres s’y trouveraient dépouillés. Et donc, ils ont préféré se contenter des petits villages. Ils ont vu que les rois avec la force de leur glaive étaient moins puissants que la force morale. Et donc, ils ont accordé aux rois un statut inférieur à celui des hommes de morale, les rishis et les fakirs. Un peuple ainsi constitué mérite que les autres s’instruisent auprès de lui, il n’a rien à apprendre des autres. »
Comment les choses ont-elle dégénéré ?
« C’est depuis le choc du machinisme que l’Inde a perdu la raison. […] Le machinisme a commencé par ravager l’Europe et cette folie souffle à présent sur l’Inde. La machine est le principal signe de la civilisation d’aujourd’hui et elle représente un péché capital, je le vois clairement. […] Le machinisme, c’est comme un nid de serpents, ce n’est pas un serpent, mais des centaines qui s’y terrent. On en débusque un pour tomber sur l’autre, juste derrière. Les machines vont avec les grandes villes. Les grandes villes vont avec les trains et les tramways, et c’est là que s’impose l’éclairage électrique. […] Il n’y a pas là la moindre qualité de la machine. […] l’essentiel […] est de bien se mettre en tête que la machine est une chose mauvaise. »
Cela dit, par la suite, l’avis de Gandhi sur le capital, l’argent et la machine évolua significativement. Dans une interview en date de 1932, il expliquait :
« Si j’arrive au pouvoir, j’abolirai certainement le capitalisme, mais je n’abolirai pas le capital, et il s’ensuit que je n’abolirai pas les capitalistes. Je suis convaincu que la coordination du capital et du travail est parfaitement possible. Je l’ai vue se réaliser avec succès dans certains cas, et ce qui est vrai dans un cas peut devenir vrai pour tous. Je ne considère pas le capital en soi comme un mal, pas plus que je ne considère le système des machines en soi comme un mal[8]. »
L’exaltation du progrès technique, de la technologie, de la science et de l’industrie par MLK, de même que son absence d’hostilité fondamentale envers le règne de l’argent (le capitalisme) et envers l’État expliquent sans doute pourquoi on lui permit de devenir aussi célèbre, pourquoi il est encore aussi célèbre et célébré aujourd’hui. Tout comme la féroce critique gandhienne de la technologie, de l’industrialisme, du machinisme, de l’urbanisation, bref, de tout ce qui fait la modernité, explique pourquoi Gandhi a plutôt été réduit à une icône de la non-violence — alors même qu’il était loin de faire preuve de l’absolutisme de MLK sur ce point ! Gandhi affirmait par exemple que « si nous ne pouvons nous défendre, nos femmes et nous-mêmes, et les endroits que nous tenons pour sacrés, par la force de la souffrance, c’est-à-dire la non-violence, nous devons, nous, les hommes [sexisme gandhien oblige], au moins être capable de les défendre en combattant » ; il insistait lourdement sur ce point : « Je le répète, et le répèterai encore et encore, celui qui ne peut se protéger lui, ou ses proches, ou leur honneur, en affrontant la mort non violemment, peut et doit se servir de la violence contre son oppresseur. Celui qui ne peut faire ni l’un ni l’autre est un fardeau » ; la non-violence gandhienne était extrêmement exigeante, il affirmait qu’elle ne pouvait « pas être enseignée à ceux qui craignent de mourir, et qui n’ont pas de pouvoir de résistance » ; elle versait explicitement dans le suicidaire : « L’Histoire est pleine d’exemples d’hommes qui, en mourant courageusement avec la compassion sur leurs lèvres, ont changé le cœur de leurs opposants violents. » ; elle impliquait le « courage froid de mourir sans tuer », « mais celui qui n’a pas ce courage », ajoutait-il, « je veux qu’il cultive l’art de tuer » ; en effet : « L’autodéfense […] est la seule action honorable qui reste lorsque l’on n’est pas prêt à s’auto-immoler » ; Gandhi remarquait également que « bien que la violence ne soit pas légale, lorsqu’elle est utilisée en tant que légitime défense, ou en défense des démunis, elle constitue un acte de bravoure bien supérieur à une lâche soumission[9]. »
Dans tous les cas, il s’agit d’éviter de promouvoir une critique radicale du monde moderne, soit en promouvant tel ou tel individu modéré afin d’éviter que les gens ne tombent sur un autre plus radical, soit en censurant, rejetant, passant sous silence tout un pan de la perspective politique d’un individu qu’on autorise cependant, pour d’autres raisons, à accéder à la notoriété. Autrement dit, les icônes les plus en vogue de l’opposition au « système » (Gandhi, MLK, etc.) ne le sont pas pour rien. Ce n’est pas par hasard si les programmes scolaires étatiques nous parlent de ces individus (parfois, on l’a vu, en édulcorant ou censurant leurs messages, leurs idées), s’ils sont glorifiés par les principales institutions culturelles, présentés comme de dignes opposants, les seuls dignes opposants aux seuls maux auxquels il est tolérable, censé, de s’opposer (la pauvreté, les inégalités, le racisme, la faim ; et surtout pas la technologie, l’industrie, le capitalisme, l’État).
Ceux qui s’attendent à trouver des pensées subversives dans les médias de masse, à ce que les révolutionnaires les plus intéressants figurent en couverture du Time Magazine, soient mentionnés dans les programmes scolaires ou récompensés par des prix Nobel, ceux-là seront immanquablement déçus, et ne participeront jamais à la formation d’un mouvement révolutionnaire digne de ce nom.
Nicolas Casaux
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Nobel#Testament_d’Alfred_Nobel ↑
- https://www.assetnews.com/asset-owners/nobel-foundation-posts-85-returns-2020 ↑
- https://www.framtiden.no/aktuelle-rapporter/832-the-controversial-investments-of-the-nobel-foundations-what-we-found-and-how-we-found-it/file.html ↑
- Sur le financement du Prix Nobel, voir : https://www.partage-le.com/2018/05/31/9367/ ↑
- Les extraits de ce discours que je mentionne ici sont ma traduction. Pour le texte original en entier : https://www.nobelprize.org/prizes/peace/1964/king/lecture/ ↑
- https://www.partage-le.com/2020/09/15/dossier-gandhi-lindependance-de-linde-et-la-non-violence-a-propos-de-quelques-idees-recues/ ↑
- https://kinginstitute.stanford.edu/king-papers/documents/coretta-scott ↑
- https://www.marxists.org/history/international/comintern/sections/britain/periodicals/labour_monthly/1932/04/x02.htm ↑
Pour les citations originales de Gandhi, en anglais, et leurs sources : https://www.mkgandhi.org/nonviolence/gstruggle.htm et https://www.mkgandhi.org/nonviolence/phil8.htm ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage