Lettre à Salman Rushdie

ALLAN ERWAN BERGER — Le dimanche 16 décembre vers le petit matin, je fis un rêve étonnant. C’était un soir, dans la cour intérieure d’une grande maison, un banquet. Nous étions nombreux assis là, discutant et festoyant, moi silencieux en coin de table, observant l’ombre et les façades, écoutant d’une oreille distraite les propos qui voletaient à ma gauche.

Soudain le portail s’ouvrit. Une troupe entra, composée de gens divers, au milieu desquels se tenait un homme assez petit, au grand front dégarni et à la barbe taillée, au regard fin encadré de lunettes argentées. Je reconnus Salman Rushdie. Le banquet bruissa, on fit de la place à l’arrivant. Rushdie s’installa.

Une chose m’impressionna beaucoup : dans le sillage de l’écrivain suivait un grand feu pourpre et roux, qui éclairait tout mais ne dévorait rien. Les façades de la maison en étaient transfigurées, et l’architecture apparaissait. Quand Rushdie s’assit, le feu se répandit ; il traversa la table, s’installa sur les bancs, fit torchère au-dessus des plats, rôda autour des verres et des carafes, et nous entoura de toute part si bien que nous étions comme au milieu d’un champ de flammes. Celles-ci dégageaient une chaleur réconfortante.

On posa un couvert et de la nourriture devant le visiteur, puis nous recommençâmes à manger. Au cours du repas, les convives s’adressèrent à l’écrivain avec beaucoup d’amitié, lui offrant de petits discours pleins de reconnaissance. Et toujours le feu se tenait parmi nous.

Quand vint mon tour de parler, je regardai Salman à travers mes lunettes rondes, il me regarda à travers ses lunettes rectangulaires, et cet échange muet me réveilla. Je n’eus donc pas le temps de lui dire ce que je voulais.

Cher monsieur Rushdie…

La première histoire que je lus de vous me confirma dans mon amour de la lecture : c’était La honte, et je n’oublierai jamais ce livre étrange, si doux et fou à la fois, qui me donna une leçon de tolérance et m’introduisit à la compassion. Longtemps le monstre nocturne et hurlant hanta les banlieues de mon imagination, celui qui était la nouvelle forme prise par la terrible Vierge-à-la-culotte-de-fer.

Puis me vinrent sous la main Les enfants de minuit, ouvrage à la poésie souveraine, dans lequel, ayant puisé des éléments du monde familier, vous les souleviez en l’air pour les faire tournoyer et les remélanger à votre convenance, afin de disposer de chimères qui vous serviraient à exprimer au mieux la réalité. « Décidément les pickles et les chutneys de Rushdie sont diaboliques » me disais-je, époustouflé par cette magie romancière ; aussi, quand je vis que vous pouviez en plus être satanique, je me précipitai sur le nouvel ouvrage la bave aux lèvres, et déjà en désir d’écrire à mon tour.

J’appris alors, sage élève étudiant le monde, combien les émigrés peuvent être cahotés et tiraillés de tensions adverses : dépotés d’ici, mal rempotés là, le cul entre deux cultures, les racines à l’air se corrompant, les branches fleurissant n’importe comment. Tous ces gens se battaient contre leur passé et leur avenir jusqu’au fond de leurs rêves. Les versets sataniques m’ouvrirent les yeux sur les grandes contradictions des êtres humains. En me montrant comment agissent les grandes personnes dans le roman puis dans le monde, votre texte me suscita deux réflexions : la première fut que votre vie était devenue elle-même un roman de Rushdie, plein de fureur et de tempêtes, de larmes et de faiblesses, de sales bassesses où tout est renié, et de gestes beaux où tout espoir est rétabli ; la seconde fut que, au prix de votre condamnation et de votre mise à l’écart du monde des humains, vous nous aviez donné une leçon de droiture avec sa conclusion : ça vaut toujours le coup !

Mais ce qui me cloua à la littérature, ce qui me donna irrémédiablement le vouloir d’écrire à mon tour, ce fut le magnifique cadeau que vous fîtes, depuis votre presque tombe, à votre enfant, et à nous les vivants libres. Jamais je n’ai rien lu d’aussi bénéfique à ingérer que l’œuvre intitulée Haroun et la mer des histoires. Ce fut en découvrant un univers entier contenu dans ces lignes que je sentis pour la première fois que se tenait, derrière mes épaules, un être qui m’ordonnait, à moi aussi : « Qul ! » – et depuis combien de temps était-il là ?

Patries imaginaires arriva comme un récapitulatif. Des points furent vissés aux sommets de tous les i. Tout fut dit clairement, de façon à ne pouvoir être ni ignoré ni falsifié. Ce recueil ferma la première époque de ma vie en littérature. Avant, je lisais et vous lisais. Après, je sus quoi faire des années qui me restaient : j’écrirais !

Cinq millions de mots plus tard, mon style semble parvenu à sa forme adulte. Vous et deux autres écrivains êtes logés à demeure dans mon cœur, ô mes ancêtres nourriciers, comme des figurines sacrées devant lesquelles un Romain prie, lorsqu’il va entreprendre une action importante. « Seriez-vous contents de moi ? » vous dis-je parfois.

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Et voici ce que je retiens de votre aventure, monsieur Rushdie : vous avez gagné ! Plus rien ne peut vous être ôté. Votre œuvre est sauve, ceux qui vous ont attaqué ont raté le moment de vous tuer avec profit ; le feraient-ils aujourd’hui que tout ce qui réfléchit et crée de par le monde, tout ce qui combat le néant, se dresserait pour mépriser bien haut les assassins et leurs commanditaires, et dénoncer la perniciosité de la prétendue fatwa dont ils se réclament, cette fatwa véritablement satanique à propos de laquelle vous avez dit, en chaire, dans la chambre d’écho nommée King’s Chapel : « Une fois de plus, le mal prend l’apparence de la vertu et les croyants sont trompés. » (Joseph Anton). Tous ceux qui devaient vous trahir, trahir ce qu’ils étaient, ou trahir ce qu’ils disaient, l’ont fait, et nous savons pourquoi et comment ils l’ont fait ; ils ne sont plus en état de nous empoisonner avec leurs mauvaises paroles : leurs démons ont été nommés.

Vous avez balancé Haroun dans la gueule des puritains, qui n’ont su que vociférer, et réitérer leur condamnation, oubliant au passage que jamais un couteau n’a vaincu que de la viande, tandis qu’une idée ne peut être abattue que par une autre, et que toutes deux volent tandis que les censeurs et les découpeurs rampent – voyez, de Youssef Chahine, la conclusion exultante du Destin.

Vous avez gagné ! Vous êtes dès à présent sur les marches qui mènent au temple de l’Histoire ; votre place y est réservée, votre nom sera honoré, ceux de vos ennemis seront mis au rang des choses vaines. Vous avez enfoncé un coin dans les lignes des salopards, et les fruits de cette haute action se répandront longtemps encore après votre mort.

Vous avez gagné parce que nous sommes là, nous les lecteurs, et parmi les lecteurs il y a nous qui écrivons, grâce à vous, en bondissant depuis les places que vous avez débroussaillées pour aller batailler à notre tour dans les fourrés barbares. Alors non seulement votre assassinat serait néfaste à la cause de vos ennemis, mais votre descendance en esprit témoigne dès aujourd’hui de votre puissance et de la fertilité de votre attitude. Non vous n’avez pas écrit en vain. Je sais maintenant ce que représente, dans mon rêve, ce feu pourpre et roux qui éclaire tout et ne consume rien : c’est votre œuvre, ô père.

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