Ci-après, un dialogue fictif, publié dans le deuxième numéro de la revue Le Sauvage satirique, en date de 1898, et signé Gallaver, alias Émile Gravelle. Dans cette discussion imaginaire, Gravelle présente, de manière caricaturale, la pomme de discorde opposant les anarchistes naturiens aux autres anarchistes : la question technologique, le machinisme. Les naturiens, en effet, sont pleinement hostiles à la machine, à l’industrie, considérant que celles-ci ne peuvent qu’être synonymes d’asservissement des êtres humains à un système social coercitif et de destruction du monde naturel. (Si, plus d’un siècle après, certains avertissements, certaines dénonciations formulées par les naturiens peuvent paraître prophétiques, c’est que le désastre était déjà bien entamé à l’époque.)
« Bah ! allons voir SEBASTIEN FAURE (et tout autre communiste). Il n’est pas partisan de la propriété, lui, peut-être bien qu’on va s’entendre… Sitôt que je le rencontrai et dès qu’il m’aperçut, il me cria : “Dreyfus est innocent !”
Moi. — Qu’ça peut me fiche à moi qui suis Naturien, vous tous criminels d’être civilisés ! L’armée est bien la flagrante évidence de la division qui existe entre les hommes, elle est la forteresse des intérêts nés de l’Artificiel produit par les esclaves, donc elle est complice du mal et Dreyfus, né riche, c’est-à-dire indépendant, est en premier lieu coupable de gendarmerie volontaire. Quand on a le moyen de s’isoler de la Société Civilisée on n’adopte la carrière d’officier, pas plus que celle de dessinateur salarié.
Point donc n’est besoin de démontrer son innocence en tant que trahison, pour établir la duplicité possible de ses juges ; tout ce monde-là soutient le régime basé sur l’usurpation du patrimoine naturel, ils sont conséquemment tous coupables, et c’est tout ce qu’il faut y voir. Mais ce qu’il y a de plus extravagant, c’est d’entendre des anarchistes civilisés comme toi crier “À bas l’armée”, alors que vous prétendez conserver la production artificielle collective qui a précisément donné naissance à cette armée. Vous assurez, il est vrai, que la production s’effectuant au profit de tous, la propriété disparaîtrait, et avec elle, sa garde. Très jolie déductive ! Mais je ne vois plus la production ?”
Sébastien. — Bien simple pourtant ! Et deux heures à peine de travail quotidien par individu !
Moi. — Pas deux minutes, tu m’entends ! Tu n’obtiendras pas d’une humanité libre, deux minutes de travaux de mines, de fonderie de métaux, de creusement de carrières pas deux minutes de terrassement, de pavage, de balayage et d’éclairage par tous les temps ; de curage d’égout ou de vidange… Et pourtant voilà les assises de l’Artificiel collectif !
Sébastien (s’enlevant). — Dans ce cas, nous aurons les machines, machines partout ! Machines par terre, machines sous terre et machines en l’air ! Des tranchées, des puits, des tunnels ! Des brasiers, des fourneaux, des chaudières, des cornues ! Des tuyaux, des cheminées, des charrues colossales labourant plus profondément !
Moi. — Et boum et boum ! En avant le Progrès ! Le sol partout défoncé, troué, miné ! L’air respirable déjà si raréfié par la suppression des forêts, absorbé en quelques années par les innombrables gueules des foyers d’usine ! Les matières formidables enfouies dans les profondeurs de la Terre, et là, bien à leur place, ramenées à sa surface pour l’altération de l’air, des eaux, des plantes et des animaux ! Des vapeurs chimiques et des fumées en guise d’atmosphère, et par-dessus tout, le labour le plus profond !…
Mais, triples bourriques ! C’est la pulvérisation générale que vous poursuivez avec vos machines à l’infini et vos fourneaux ! Vous ignorez donc que la matière, dès qu’elle est arrachée à la Terre devient chose morte, et qu’aussitôt s’opère la désagrégation des atomes que cette poussière d’atomes divers enlevés dans les tourbillons d’air causés par le mouvement de toutes vos machines, formera le plus pernicieux amalgame que puisse inhaler vos poumons ! (Vous ignorez que les mines profondes creusées dans l’épaisseur de la couche terrestre, les tranchées, les baies ouvertes par la civilisation et l’industrie, le déboisement, les accumulations d’électricité, le déplacement, en un mot, des résistances terrestres ont amené une sorte de déséquilibre dans la pondération qui doit présider aux productions des phénomènes atmosphériques, docteur Peladon).
Vous ignorez que l’être animé ne peut, sans préjudice, varier subitement de température ainsi que vos moyens rapides de locomotion l’y exposeraient. Vous ignorez que plus votre lumière artificielle sera vive, plus elle sera néfaste aux organes de la vue et au système nerveux en général ! Vous ignorez… vous ignorez tout parbleu ! Vous ignorez ce qui est pourtant de toute évidence, c’est que l’Artificiel se développe au grand détriment du Naturel ! Voyez vos montagnes pelées, votre sol desséché, voyez-vous vous-mêmes ! Et pour comble d’égarement, vous ne pensez qu’à accentuer le désastre ! Le labour plus profond ! Vous ignorez toujours qu’il a, depuis longtemps, fait s’écouler à la mer en raison de la pente de tout terrain, l’admirable couche d’humus qui recouvrait primitivement le sol, et qu’il ne nous a laissé que la croûte dure, les couches de sable, d’argile et de craie ; et c’est cette croûte que vous parlez d’entamer par le plus puissant de vos charmes à vapeur.
Il vous tarde donc bien d’atteindre la carcasse rocheuse du Globe ! Et alors, quelle figure ferez-vous quand vous vous trouverez nez-à-nez avec le roc… dites un peu ? tas d’ânes scientifiques, tas de cruchons savants, tas de navets, tas de truffes… tas de toutes espèces de légumes.
Non seulement votre système de communisme industriel est irréalisable s’il n’a d’autres agents que la bonne volonté générale, mais il deviendrait néfaste par l’emploi des moyens scientifiques qui amènerait promptement la désorganisation complète des forces naturelles déjà si ébranlées. »
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