Dans son dernier livre, intitulé Apocalypse cognitive, Gérald Bronner, crétin diplômé et titularisé, sociologue, membre de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie des technologies et de l’Institut universitaire de France, scientiste, défenseur « des hiérarchies sociales », de la civilisation et de l’industrie, compile des statistiques éloquentes sur le désastre technologique en cours :
« La bataille est inégale car la vraie question est : qu’est-ce qui peut concurrencer les écrans dans ce domaine ? Ceux-ci, toutes les enquêtes de par le monde le disent, sont devenus des monstres attentionnels. Ils dévorent notre temps de cerveau disponible plus que n’importe quel autre objet présent dans notre univers. En 2010 déjà, l’Insee soulignait qu’en France, la moitié du temps mental disponible (c’est-à-dire, rappelons-le : le temps qui n’est consacré ni aux besoins physiologiques, ni au travail, ni aux tâches domestiques, ni au transport) était capté par les écrans. Le terme « écran » désigne indifféremment la télévision, les ordinateurs ou les téléphones. Si l’on y regarde de plus près, on voit que, dès 2010, les plus jeunes sont en train de migrer de la télévision vers Internet. Chez les 15–24 ans, la télévision est déjà largement dépassée par les écrans d’ordinateur et le phénomène s’amplifie aujourd’hui.
Ce siphonage de notre attention est en cours chez les plus jeunes. En dix ans, c’est 30 % supplémentaires de la disponibilité mentale des 2–4 ans qui ont été absorbés par les écrans. En d’autres termes, les tout-petits, et notamment aux États-Unis, sont captivés en moyenne près de 3 heures par jour par ces pièges à attention. Ce temps d’écran journalier atteint 4 h 40 à douze ans. Les adolescents ne s’arrêtent pas en si bon chemin et vont atteindre pour leurs dix-huit ans 6 h 40 de consommation journalière moyenne de temps d’écran ! Pour bien montrer la puissance de cette captation, Michel Desmurget (2019, p. 197) rappelle que chez ceux qui s’approchent de l’âge adulte, ce temps correspond sur une année à 100 jours complets, soit 2,5 années scolaires, ou encore “la totalité du temps consacré de la sixième à la terminale, pour un élève de filière scientifique, à l’enseignement du français, des mathématiques et des sciences de la vie et de la terre”.
Exprimée de cette façon, la digestion de notre disponibilité mentale par les écrans est assez éloquente car, en la matière, c’est la logique des vases communicants qui s’impose : ce qui est pris ici n’est pas investi là. On pourrait se dire qu’il se passe des choses passionnantes sur ces écrans et que ces jeunes esprits en formation peuvent y trouver du matériel intellectuel aussi satisfaisant que dans un livre ou dans un cours. Non, car ce temps est réparti comme suit : 43 % pour la télévision, 22 % pour les jeux vidéo, 24 % pour les médias sociaux et 11 % pour parcourir Internet. La lecture pâtit particulièrement de cette concurrence pour siphonner notre attention puisque les données montrent qu’en France, le temps qui lui est consacré (y compris celle des journaux sur Internet) a diminué d’un tiers depuis 1986.
L’outil le plus pertinent pour approcher ce transfert d’attention est sans doute le smartphone. D’abord, parce qu’en dix ans, le nombre de ces appareils vendus dans le monde a décuplé pour atteindre près de 1 600 millions d’unités achetées chaque année. Ensuite, parce que le temps moyen que nous y consacrons est en constante évolution. Les humains passent désormais 3,7 heures par jour sur leur téléphone. Les Français, plus pondérés dans leur utilisation (2,3 heures), ont néanmoins vu leur consommation progresser de 27 % en deux ans (2018–2019). Enfin, parce que la taille de ces téléphones nous permet de les emporter et de les consulter sans arrêt. Au moindre temps mort : temps de transport, salle d’attente, marche dans la rue, nous jetons un coup d’œil sur nos portables. Tandis que nos amis nous parlent, lorsque nous sommes en réunion ou plus généralement durant notre temps de travail, ces outils s’invitent sans cesse à la table de notre temps de cerveau disponible. C’est pourquoi, aujourd’hui, certains calculent l’occupation de notre temps de cerveau en constatant que cette interpénétration entre nos activités usuelles et la consultation incessante des mondes numériques aboutit à des journées de 30 heures et plus. Ainsi Patino (2019, p. 86), en observant de cette façon maximaliste le nombre de fois où nous tournons nos yeux et notre esprit vers les écrans, considère qu’ils finissent par absorber, aux États-Unis tout du moins, la moitié de la totalité de nos vies !
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Ceux qu’on appelle les “smombies” (contraction de “smartphone” et “zombies”) mettent parfois les autres en danger autant qu’eux-mêmes. Une étude médicale a d’ailleurs été publiée sur les accidents qu’ils subissent, qui montre un très net accroissement du nombre de blessés par défaut d’attention. En 2015, aux États-Unis, 50 % des piétons reconnaissaient consulter leur téléphone en marchant sur le trottoir ou en traversant une route, ils sont à présent 65 % ! Comme toujours lorsqu’il s’agit d’interroger l’usage des nouvelles technologies, les jeunes arrivent largement en tête de peloton puisqu’ils sont 91 % à confesser cette dangereuse manie. C’est pour cette raison qu’ici ou là, on cherche à prévenir ces nouveaux dangers. À Tel Aviv, par exemple, certains carrefours sont équipés d’avertissement lumineux qui se situent au sol pour que les “smombies” puissent les apercevoir. On fait de même à Séoul mais en y ajoutant un capteur radar et une caméra thermique qui fait clignoter des feux sur la chaussée à l’approche d’un véhicule. Comble de l’interpénétration des mondes, une application pour smartphone offre également de vous avertir des risques qui peuvent survenir sur votre chemin lorsque vous parcourez une ville la tête inclinée vers le sol. Ce problème est plus inquiétant encore lorsqu’il s’agit des automobilistes puisque désormais la consultation du smartphone est impliquée dans une collision mortelle sur dix et qu’elle multiplie par 23 les risques d’accident.
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Par contraste, que l’on y songe un instant : nous avons produit plus d’informations sur la Terre entière au début des années 2000, c’est-à-dire au début de la dérégulation massive du marché de l’information, que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Et en ce début de XXIe siècle, le phénomène s’est encore vertigineusement accéléré. Depuis 2013, la masse d’informations disponibles double tous les deux ans. C’est proprement inimaginable, puisque nous avons vu combien notre cerveau a du mal à concevoir les progressions géométriques. Chaque seconde, 29 000 giga-octets (Go) d’informations sont publiées dans le monde, soit plus de 900 000 000 000 Go par an. En 2017, 253 000 textos par seconde étaient envoyés alors que, dans le même temps, 60 000 recherches sur Google étaient effectuées tandis que chaque minute, 527 760 photos étaient partagées sur SnapChat et 456 000 messages tweetés. Autre proportion frappante : 90 % des informations disponibles dans le monde ont été rédigées dans les deux dernières années.
Dans une telle cacophonie informationnelle qui nous plonge, bon gré mal gré, dans une situation de cocktail mondial, qu’est-ce qui va retenir notre attention ? Quelles sont les propositions qui vont capter notre précieux temps de cerveau disponible ? Quels sont les produits cognitifs qui auront un avantage concurrentiel sur ce marché de l’information devenu métastasé ?
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Mais le Minitel s’est définitivement éteint le 30 juin 2012. Le Beverly, dernier cinéma pornographique de Paris, a tiré le rideau en 2019. Les vidéoclubs ont pratiquement disparu un peu partout dans le monde. Le film X de Canal+ ne fait plus guère recette. Le Journal du hard, qui réunissait à ses beaux jours un million de téléspectateurs, ne parvient plus à intéresser qu’une centaine de milliers d’entre eux. Et l’entreprise de Beate Uhse a déposé le bilan en 2017. Ce n’est pas que la demande d’images de sexualité a baissé : au contraire, elle a trouvé un nouvel outil de fluidification entre la demande et l’offre, l’arme parfaite : Internet.
On aurait pu facilement prédire que nombre d’individus allaient utiliser cette nouvelle technologie pour regarder des vidéos pornographiques, mais pouvait-on imaginer l’ampleur de cette demande ? Avec une vingtaine d’années de recul, on peut à présent l’affirmer : ces vidéos sont celles qui sont le plus consommées sur Internet. On dénombre des dizaines de milliers de sites qui diffusent massivement ce type de films. Plus d’un tiers de vidéos regardées chaque jour dans le monde sont des produits pornographiques. L’industrie en elle-même génère près d’une centaine de milliards de revenu. L’humanité contemple chaque année 136 milliards de vidéos pornographiques.
À ce titre, le site Pornhub, leader mondial du secteur, livre des statistiques impressionnantes. En 2019, il battait tous les records avec 42 milliards de visites dans le monde, soit 115 millions par jour, tandis que 6,83 millions de vidéos étaient mises en ligne. Il faudrait passer 169 années pour les regarder toutes. Plus impressionnant encore, le nombre d’heures de vidéos regardées par minute s’élève à 10 498, soit, chaque année dans le monde, 629 880 années de temps de cerveau disponible qui s’évaporent dans la contemplation pornographique.
De telles données permettent d’approcher l’ampleur de la captation de notre disponibilité mentale que représentent certaines propositions sur le marché cognitif. D’ailleurs, cette étrange période de disponibilité mentale à laquelle nous a contraint le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a été caractérisée par une augmentation du trafic Internet vers les sites pornographiques. Ainsi le leader mondial a‑t-il vu une augmentation du trafic de 40 % au début du confinement, de même que l’on a vu sur les sites spécialisés une augmentation de 20 % à 30 % de l’offre de photos et vidéos érotiques amateur.
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Le développement de la photographie nous a permis de démultiplier notre image. Qu’on y songe : il se prenait moins d’un milliard de photographies par an en 1930 alors qu’on en compte aujourd’hui, chaque année, près de 1 000 milliards ! L’un des objectifs les plus évidents de cette compulsion photographique est de proposer ces images de nous-mêmes à l’ensemble des membres de notre réseau social en scrutant le nombre de notifications que cette exhibition produit. Nous poussons parfois l’impudeur jusqu’à photographier le contenu de nos assiettes pour faire savoir combien même nos repas ne sont pas banals. Mais, puisque nous sommes des légions à alimenter ainsi ce narcissisme, d’où vient qu’il soit unanimement condamné ?
Il est vrai que cette passion photographique peut avoir des conséquences inattendues et regrettables. Certains paysages naturels, par exemple, sont défigurés par des légions d’instagrameurs avides de prendre et de diffuser la photo exceptionnelle. Le parc canadien de Joffre Lakes n’est plus le même depuis que, ces dernières années, sa fréquentation s’est accrue de plus de 250 % ! La raison en est qu’il abrite trois magnifiques lacs d’eau turquoise qui, surmontés par un glacier, offrent un décor magnifique ne demandant qu’à être immortalisé. Cerise sur le gâteau, un tronc d’arbre large et solide échoué depuis une rive permet de s’aventurer au-dessus d’un des lacs. Ce tronc a même été renommé Instalog. La raison ? Sur ce tronc pouvant soutenir le poids de plusieurs individus, on peut se faire prendre en photo en donnant l’impression qu’on est absolument seul face à la nature sauvage. Un produit parfait pour récolter des cœurs sur le réseau Instagram dévolu au partage de photographies. Faire cette photo est même devenu un passage obligé de la visite du parc. Si chacune de ces photos était décadrée, le sentiment qu’elle inspirerait serait bien différent : on verrait que devant le tronc s’allonge une file d’attente composées d’individus impatients et agressifs, attendant de faire la même photo pour pouvoir partager ce moment unique sur les réseaux sociaux.
Le destin d’un grand nombre de lieux de la planète a été modifié parce que le paysage qu’ils offrent est devenu viral sur les réseaux sociaux. C’est encore le cas de Trolltunga en Norvège, spectaculaire pic rocheux qui avance dans le vide à 700 mètres de hauteur. En 2010, quelques centaines de personnes seulement bravaient la difficile randonnée qui permettait d’accéder à ce graal. En 2016, il croulait sous les 90 000 visiteurs voulant à tout prix prendre la photo emblématique.
Le propriétaire d’une ferme de la province de Manitoba, au Canada, se souviendra lui aussi longtemps de ces milliers de personnes qui, en un week-end, ont débarqué dans ses champs de tournesol pour tenter de prendre la même photographie qu’elles avaient admirée quelques jours avant sur Instagram. Il en va de même pour la petite ville californienne de Lake Elsinore qui, à la Saint-Patrick, a vu l’un de ses champs de pavot piétiné par les 100 000 personnes avides de reproduire les photos qu’avait prises une influenceuse. Ce type de situation conduit parfois à des décisions radicales. Dans l’État de Washington, aux États-Unis, on a préféré détruire le Vance Creek Bridge, un magnifique pont abandonné traversant la forêt, plutôt que de subir le vandalisme plus ou moins volontaire de la légion des individus voulant faire la photo unique et cependant identique à toutes les autres. »
Ayant listé toutes ces horreurs, Gérald Bronner fait amende honorable : il « ne souhaite en aucun cas donner un tour moralisateur » à son propos. « Rien ne [lui] paraît condamnable en soi dans l’expression de ces compulsions, et les réprouver serait tout simplement nier certains des grands traits qui font notre espèce ». En effet, selon ce grand penseur, sociologue, romancier, académicien, et j’en oublie, invité à élucubrer partout (France Inter, Arte, France Culture, Le Monde, Libération, Public Sénat, Marianne, Le Temps, Europe 1, Les Échos, pour ne citer que quelques entreprises ayant récemment colporté ses bêtises), tous les traits caractéristiques de l’être humain civilisé de ce début du troisième millénaire seraient révélateurs de la nature profonde de l’être humain en général. Si Bronner examine la condition de l’être humain civilisé et soumis au capitalisme, c’est « parce qu’elle dévoile notre nature » d’être humain tout court. Élémentaire mon cher Watson ! Selon notre éminent expert académicien romancier, les « traces que nous laissons dans le monde numérique […] dressent un certain portrait de notre espèce ». À rebours de ceux qui considèrent que le marché s’impose et impose une forme d’existence à l’être humain, que la condition humaine est altérée par le marché, Bronner considère que l’homme est « révélé par le marché », qui ne fait que mettre au jour sa nature profonde, profondément médiocre. En effet, d’après Gérald, « les big data sont des outils de dévoilement très puissants de notre médiocrité commune », l’être humain est « révélé par les données massives qui émergent du marché cognitif », lesquelles font ressortir les « traits fondamentaux de notre espèce », « la médiocrité de nos choix », « notre médiocrité collective ».
Tout au long de son livre, en s’appuyant sur des études menées par et sûr des membres de la civilisation technocapitaliste, Bronner parvient à accomplir ce tour de force consistant à nous dévoiler la (médiocre) nature humaine en lisant dans les entrailles de l’homo economicus.
Et au contraire de ceux — anarchistes, décroissants et autres hippies — qui voient dans le désastre du capitalisme une calamité infligée à l’être humain et qui souhaitent l’en affranchir, aspirant naïvement (par inculture, ignorance des travaux de Gérald Bronner) à l’ « abolition des hiérarchies sociales », il s’agit, selon notre romancier-chevalier-de-la-légion‑d’honneur, « d’accepter cette part de notre humanité », ces « hiérarchies sociales », ces propensions à consommer, à devenir accros aux dernières technologies développées par les techniciens et vendues par les entreprises, qui dévoilent seulement notre « naturalité » humaine. D’ailleurs, se lamentant du délitement d’un certain ordre social dans lequel les gens comme lui disposaient de davantage de pouvoir, Bronner déplore l’affaiblissement du « rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) ». Car, bien entendu, « toute personne » n’est pas « légitime socialement à participer au débat public », seuls le sont les experts comme Bronner.
Vous l’aurez compris, un livre médiocre, dévoilant la nature médiocre d’un penseur médiocre, dont les vues, par le plus grand des hasards, correspondent parfaitement à celles de la civilisation et des institutions qui le salarient, lui décernent des prix et des médailles, lui prodiguent argent et notoriété.
Nicolas Casaux
Pour aller plus loin, vous pouvez également lire cet article compilant quelques textes contre notre cher légionnaire sociologue :
Fabrice Flipo, Démocratie des crédules ou arrogance des clercs ?, 2014
Source: Lire l'article complet de Le Partage