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En Haïti, le viol est une épée de Damoclès qui plane sur la tête de toutes les femmes (p. 142). Toutes les catégories sociales de ce pays sont concernées par ce fléau humain. Les riches violent des riches, les riches violent des pauvres, les pauvres se violent entre eux, etc… (pp. 182-183). Il y a des viols par les proches (demi-frères, voisins, cousins, step-fathers). Il y a des viols par des inconnus, ceux-ci souvent en groupes et avec cagoules et menaçant la victime avec une arme blanche ou une arme à feu (cela arriva, notamment, dans les camps de réfugiés après le tremblement de terre de 2010). La problème est global et sociologiquement complexe. On assiste à la rencontre toxique d’une modernité difficile (familles éclatées et reconstituées dans des conditions socio-économiques souvent précaires, mères de jeunes filles prenant un second conjoint ou un locataire, père absent) avec un traditionalisme étroit et rigide (mythe maritaliste de la virginité, tabous sur l’éducation sexuelle, religion, paternalisme, phallocratisme implicite allant jusqu’à affirmer qu’il est «impossible» de violer une conjointe se «devant sexuellement» à son copain). Le cocktail est délétère. Son résultat est difficilement perceptible, à la surface des choses. C’est en effet le règne de la loi du silence et il y a un consensus tacite sur la (fausse) culpabilité des victimes. En un mot, on parle ici d’un véritable drame national.
On assiste, dans cette suite de textes, avant tout à de salutaires prises de parole. Comme elles le disent, on peut accepter son viol mais on ne peut pas l’oublier (p. 136). L’ouvrage d’Obrillant Damus donne effectivement enfin la parole aux femmes violées haïtiennes. Le bilan qu’on en tire est absolument sans équivoque. Le viol est une blessure qui résiste au temps (p. 110). Subir un viol entraîne la destruction d’une saine perception de soi et de tout sens de la normalité, y compris de la normalité de la vie sexuelle (pp. 68-69, p. 104, p. 133). Je n’ai jamais pu revenir [sic] une personne normale, à l’état initial. Voilà pourquoi je dis qu’on ne pourra jamais rendre justice à une personne qui a subi un viol. Je pense qu’on n’a pas besoin de parler de cette justice qui n’existe pas. Il est impossible de rendre justice à une victime de viol (p. 74). De fait, la judiciarisation de la situation est souvent totalement inadéquate et même, dans certains cas, perfidement truquée.
L’ouvrage donne la parole à six femmes ayant été violées, dans des entretiens très libres, en créole (pp. 187-230, sous forme d’annexe) traduits en français (pp. 15-120, corps du texte). Des violeurs incarcérés ont aussi été rencontrés en entrevue (pp. 157-180 — noter qu’il n’y a aucun entretien avec des violeurs n’ayant pas été capturés et incarcérés, ce qui introduit fatalement de gros artefacts d’observation). Un solide travail d’analyse est avancé et des recommandations sont formulées. Le gros de l’ouvrage est constitué du témoignage de femmes ayant été violées. L’une d’entre elle a même produit le meilleur compte-rendu imaginable du travail difficile mais salutaire d’Obrillant Damus. Redonnons lui ici la parole.
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VALESCAR LAPLANTE (une victime de viol haïtienne) — «Le viol en Haïti» [sic] est un titre tout à fait opportun, dont les arguments, les descriptions et l’actualité frappent l’imagination. Le livre d’Obrillant Damus est une révolution dans une société haïtienne plutôt conservatrice. Car si les familles de mon pays n’ostracisent pas ou ne laissent [pas] pour mortes les femmes qui ont subi un viol, elles leur imposent impérativement le silence. À la lecture des témoignages des victimes interrogées par Obrillant, on constate à quel point le viol constitue un sujet tabou dans notre société. Chez nous, le viol est considéré comme un déshonneur pour la femme violée. Alors, pour éviter d’être rejetée ou montrée du doigt, cette dernière impose le silence à l’outragée. Souvent, c’est la victime elle-même qui choisit de se taire, car connaissant bien sa communauté, elle déjoue la réaction d’ostracisme dont elle serait encore la victime si son malheur venait à s’ébruiter.
Mais dans ce livre, ces barrières n’existent plus. Les victimes se sont confiées librement à Obrillant. Leur volonté est respectée. Ces aveux ne leur ont pas été arrachés de force comme c’est généralement le cas devant un tribunal où ces femmes sont mises dans l’obligation de parler, alors même que le moment choisi ne s’y prête pas vraiment et qu’elles éclatent en sanglots en présence d’inconnus qui, la plupart du temps, n’ont rien à faire de ce qu’elles ressentent ni de leur état d’âme. Ce livre montre la victime cultivant encore ce qui lui reste encore de dignité pour la faire grandir.
Cette entrevue avec Obrillant Damus a été une délivrance pour moi —et je suppose pour les autres abusées aussi— parce que je n’y ai pas ressenti l’accusation d’un interrogatoire à charge. En lisant les témoignages, j’ai pu constater combien, après le viol, le silence est, pour nous, lourd à porter parce qu’il est l’objet et la preuve du rejet, cette mise en quarantaine qui fait peser sur nous la culpabilité. La société, la famille, les proches sont souvent dans l’impossibilité de comprendre, de compatir et d’offrir, sans juger, une oreille attentive et une épaule chaleureuse. D’emblée, ils préjugent de la culpabilité de la victime et vont jusqu’à la déclarer coupable, sans même s’appuyer sur des preuves ou des témoignages. Dans leur esprit, c’est une affaire classée. Par conséquent, il ne reste plus à la femme violée que de se murer dans ce silence glacial. Un silence qui la ronge et la tue lentement. Elle se replie sur elle-même en se démenant chaque jour pour rabattre le poids de son fardeau. Si elle n’en vient pas au suicide, la victime d’un viol se transforme psychologiquement, évoluant chaque jour dans une souffrance qui altère son identité à tel point qu’elle ne se reconnaît plus. Elle s’accommode de la méfiance, de la rage, du regret, de la peur, de la solitude et de l’insensibilité. Elle se transforme en une personne incertaine, car elle ne vit plus. Elle se résigne à ne subir plus que la vie. Voilà pourquoi je soutiens que ce livre d’Obrillant Damus, dans son intention déjà, ainsi que de par les idées novatrices que l’on y trouve, nous libère du poids du silence imposé.
Ce livre constitue un témoignage que la femme violée n’est nullement coupable de son viol: elle n’a ni à se réfugier dans le silence ni à accepter qu’on le lui impose. Lui infliger le rejet social sous prétexte qu’elle l’aurait cherché est proprement inhumain. Par les précisions qu’il nous apporte, la portée sociale de son évidence trouve ici son importance.
Prétendre qu’une femme peut vouloir être violée ou chercher à l’être est faux. Il y a tout un monde entre le fait de vouloir être belle, sexy et attirer les regards et celui de se faire sauter dessus comme un animal qu’on enfourche. Quel être humain qui a toute sa tête chercherait à être brutalisé, battu, à vivre une telle horreur?
J’invite les lectrices et les lecteurs à entendre la sincérité, l’appel à l’aide, le désarroi, la souffrance et la délivrance qu’offrent ces témoignages. Ce qui aidera certainement plus d’un, et les violées elles-mêmes, à changer leurs comportements vis-à-vis des victimes du viol. Ce livre modifiera assurément le regard que vous porterez sur les femmes violées et sur les violeurs. La violée qui ne doit plus être considérée comme la coupable; tout comme le violeur devrait être désigné comme le vrai coupable et jugé.
Enfin, en tant que victime, j’espère que ce livre incitera la société haïtienne, l’État, les responsables, les intellectuels à s’engager pour mettre en place des structures propres à prendre en charge les femmes ayant subi des abus sexuels, pour les aider à se reconstruire, à retrouver leur dignité et leur identité, à renaître.
À nous tous de choisir et de décider ce que devrait être notre communauté. Une communauté juste, sans discrimination de sexe, ou une communauté où le mâle détient la suprématie, tel le roi au temps des monarchies absolues.
(«Épilogue d’une invitée», dans Obrillant Damus, Les viols en Haïti — Approche psychologique et sociologique des crimes sexuels, pp 149-151)
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec