J.K. Rowling détaille les raisons de sa prise de position au sujet du genre et du sexe

J.K. Rowling détaille les raisons de sa prise de position au sujet du genre et du sexe

Note du Tra­duc­teur (Nico­las Casaux) : Ne trou­vant pas de tra­duc­tion cor­recte de ce texte de J.K. Row­ling, ini­tia­le­ment publié, en anglais, sur son site per­son­nel, le 10 juin 2020, je me suis per­mis de le tra­duire. Elle y détaille ses opi­nions sur le sujet du trans­gen­risme. Depuis sa prise de posi­tion sur le sujet, elle subit toutes sortes d’in­jures, de cam­pagnes de haines absurdes, sur­réa­listes et inces­santes.


Aver­tis­se­ment : Ce texte contient des pas­sages inap­pro­priés pour les enfants.

Pour des rai­sons que je m’apprête à évo­quer, la rédac­tion de cet article ne me fut pas facile. Mais je sais qu’il est temps que je m’explique sur ce sujet empreint de toxi­ci­té. Ce que j’écris, je ne l’écris aucu­ne­ment dans l’intention d’en rajou­ter.

À ceux qui ne sont pas au cou­rant : en décembre der­nier, j’exprimai sur Twit­ter mon sou­tien à Maya Fors­ta­ter, une fis­ca­liste qui venait de perdre son emploi en rai­son de tweets jugés « trans­phobes ». Ayant por­té son affaire devant un tri­bu­nal du tra­vail, elle deman­da au juge de déter­mi­ner si la convic­tion phi­lo­so­phique selon laquelle le sexe est déter­mi­né par la bio­lo­gie était, ou non, pro­té­gée par le droit du tra­vail. Le juge Tay­ler esti­ma que tel n’é­tait pas le cas.

Ma pré­oc­cu­pa­tion vis-à-vis des ques­tions liées au trans­gen­risme est anté­rieure à l’affaire de Maya. Je m’intéressais déjà au concept de l’identité de genre depuis deux ans lorsque l’affaire débu­ta. J’ai ren­con­tré des per­sonnes trans, lu divers livres, blogs et articles rédi­gés par des per­sonnes trans, des spé­cia­listes du genre, des per­sonnes inter­sexuées, des psy­cho­logues, des experts en matière de pro­tec­tion de l’enfance, des tra­vailleurs sociaux et des méde­cins, et sui­vi le sujet à la fois en ligne et dans les médias tra­di­tion­nels. Mon inté­rêt pour cette ques­tion est pour par­tie d’ordre pro­fes­sion­nel : j’é­cris une série poli­cière dont l’ac­tion se déroule de nos jours, et ma détec­tive fic­tive est en âge de s’in­té­res­ser à ces ques­tions et d’en être affec­tée. Cepen­dant, il est aus­si très per­son­nel, comme vous allez pou­voir le consta­ter.

Pen­dant toute la durée de mes recherches et de mon appren­tis­sage, des accu­sa­tions et des menaces for­mu­lées par des mili­tants pour les droits des trans [dans les milieux fémi­nistes cri­tiques du genre, on parle aus­si de « tran­sac­ti­vistes », NdT] affluèrent sur ma « ligne de temps » (time­line) Twit­ter. Tout cela à cause d’un « j’aime ». Lorsque je com­men­çai à m’in­té­res­ser à l’i­den­ti­té de genre et aux ques­tions trans­genres, j’entrepris de faire des cap­tures d’é­cran des com­men­taires qui m’in­té­res­saient, afin de me sou­ve­nir de sujets ou thèmes à creu­ser ulté­rieu­re­ment. À une occa­sion, sous une publi­ca­tion, je cli­quai étour­di­ment sur « j’aime » au lieu de faire une cap­ture d’é­cran. Ce seul « j’aime », consi­dé­ré comme la preuve d’une erreur de juge­ment, engen­dra, à mon encontre, un léger mais constant har­cè­le­ment.

Quelques mois plus tard, j’aggravai mon crime de « j’aime » acci­den­tel en com­men­çant à suivre Mag­da­len Berns sur Twit­ter. Mag­da­len était une jeune fémi­niste et les­bienne extrê­me­ment cou­ra­geuse qu’une agres­sive tumeur céré­brale était en train de tuer. Je vou­lais la suivre afin de la contac­ter direc­te­ment, ce que je par­vins à faire. Mag­da­len croyait fer­me­ment à l’im­por­tance du sexe bio­lo­gique et consi­dé­rait que l’ac­cu­sa­tion de sec­ta­risme lan­cée aux les­biennes ne sou­hai­tant pas sor­tir avec des femmes trans à pénis était com­plè­te­ment absurde. Pour les tran­sac­ti­vistes sur Twit­ter, ce fut un signe, et dès lors le har­cè­le­ment que je subis­sais sur les réseaux sociaux aug­men­ta.

Tout cela pour dire que je savais par­fai­te­ment ce qui allait se pas­ser lorsque je choi­sis de sou­te­nir Maya. Je devais en être à ma qua­trième ou cin­quième annu­la­tion [can­cel­la­tion, cen­sure, NdT] à ce moment-là. Je m’at­ten­dais aux menaces de vio­lence, à ce qu’on me dise que je tuais lit­té­ra­le­ment les per­sonnes trans au tra­vers de ma haine, à ce qu’on me traite de connasse et de salope et, bien sûr, à ce que mes livres soient brû­lés — un homme par­ti­cu­liè­re­ment agres­sif m’expliqua les avoir com­pos­tés.

Mais je ne m’attendais pas à l’a­va­lanche de lettres et d’emails qui me tom­ba des­sus, dont l’é­cra­sante majo­ri­té étaient posi­tifs, recon­nais­sants et encou­ra­geants. Ils pro­ve­naient d’un ensemble très divers de per­sonnes aimables, empa­thiques et intel­li­gentes, dont cer­taines tra­vaillent dans des domaines liés à la dys­pho­rie de genre et aux per­sonnes trans­genres, toutes pro­fon­dé­ment pré­oc­cu­pées par la manière dont un concept socio­po­li­tique influence la poli­tique, la pra­tique médi­cale et la pro­tec­tion de l’enfance, par les nui­sances poten­tielles que cela induit pour les jeunes et les homo­sexuels, par la manière dont cela par­ti­cipe à l’érosion des droits des femmes et des filles. Mais avant tout, il s’agissait de per­sonnes s’inquiétant d’une atmo­sphère de peur ne jouant en la faveur de per­sonne — et cer­tai­ne­ment pas des jeunes trans­genres.

Je m’étais éloi­gnée de Twit­ter plu­sieurs mois avant d’apporter mon sou­tien à Maya, et je recom­men­çai après, sachant bien que le temps pas­sé sur les réseaux sociaux nuit inévi­ta­ble­ment à ma san­té men­tale. Je ne suis reve­nue qu’afin de pro­mou­voir un livre gra­tuit pour enfants pen­dant la pan­dé­mie. Immé­dia­te­ment, des acti­vistes se consi­dé­rant clai­re­ment comme des per­sonnes bonnes, gen­tilles et pro­gres­sistes enva­hirent à nou­veau mon fil, s’ar­ro­geant le droit de poli­cer mon dis­cours, de m’ac­cu­ser de haine, de recou­rir à des insultes miso­gynes et, sur­tout, de me trai­ter — comme toutes les femmes impli­quées dans ce conflit — de TERF.

Au cas où vous l’ignoreriez — et pour­quoi le sau­riez-vous ? — TERF est un acro­nyme inven­té par les mili­tants trans, signi­fiant « Trans-Exclu­sio­na­ry Radi­cal Femi­nist » (« Fémi­niste radi­cale excluant les trans »). En pra­tique, cette injure sert à qua­li­fier un vaste ensemble de femmes très diverses, dont la grande majo­ri­té d’entre elles ne furent jamais des fémi­nistes radi­cales. Par­mi ces pré­ten­dues TERF, on retrouve aus­si bien la mère d’un enfant gay crai­gnant qu’il ne cherche à tran­si­tion­ner qu’afin d’échapper aux bri­mades homo­phobes, qu’une dame âgée jus­qu’i­ci tota­le­ment non-fémi­niste ayant juré de ne plus jamais se rendre chez Marks & Spen­cer parce qu’ils auto­risent tout homme se disant femme à péné­trer dans les ves­tiaires des femmes. Iro­ni­que­ment, les fémi­nistes radi­cales n’excluent même pas les trans — elles incluent les hommes trans dans leur fémi­nisme, parce qu’ils sont nés femmes.

Quoi qu’il en soit, les accu­sa­tions de TER­Fi­tude suf­firent à inti­mi­der de nom­breuses per­sonnes, ins­ti­tu­tions et orga­ni­sa­tions que j’ad­mi­rais autre­fois, qui s’écrasent devant ces méthodes de cour de récréa­tion. « Ils vont nous trai­ter de trans­phobes ! » « Ils vont dire que je déteste les trans ! » Et quoi ensuite ? Ils diront que vous avez des puces ? Beau­coup de per­sonnes en posi­tion de pou­voir gagne­raient vrai­ment à ce qu’il leur en pousse une paire (ce qui est sans doute lit­té­ra­le­ment pos­sible, en tout cas selon ces gens qui sou­tiennent que les pois­sons-clowns prouvent que les humains ne sont pas une espèce sexuel­le­ment dimor­phique).

Pour­quoi fais-je cela ? Pour­quoi par­ler ? Pour­quoi ne fais-je pas tran­quille­ment mes recherches en gar­dant pro­fil bas ?

Eh bien, cinq rai­sons me poussent à m’in­quié­ter du nou­veau mili­tan­tisme trans et à m’ex­pri­mer.

En pre­mier lieu, je dirige une orga­ni­sa­tion cari­ta­tive consa­crée à la lutte contre la misère en Écosse, par­ti­cu­liè­re­ment cen­trée sur les femmes et les enfants. Entre autres choses, mon orga­ni­sa­tion sou­tient des pro­jets des­ti­nés aux femmes incar­cé­rées et aux sur­vi­vantes d’a­bus domes­tiques et sexuels. Je finance éga­le­ment la recherche médi­cale sur la sclé­rose en plaques, une mala­die qui se com­porte très dif­fé­rem­ment chez les hommes et les femmes. Il est clair pour moi, et depuis un cer­tain temps, que le nou­veau mili­tan­tisme trans­genre pos­sède (ou pour­rait pos­sé­der, si toutes ses demandes venaient à être satis­faites) un impact signi­fi­ca­tif sur nombre des causes que je sou­tiens, étant don­né qu’il encou­rage la sup­plan­ta­tion juri­dique de la notion de sexe par celle de genre.

En second lieu, en tant qu’ancienne ensei­gnante et fon­da­trice d’une orga­ni­sa­tion cari­ta­tive pour les enfants, je me pré­oc­cupe à la fois de leur édu­ca­tion et de leur pro­tec­tion. Comme beau­coup d’autres, je m’inquiète pro­fon­dé­ment de l’ef­fet que le mou­ve­ment pour les droits des trans­genres a sur ces deux domaines.

En troi­sième lieu, en tant qu’autrice sou­vent ostra­ci­sée, je m’in­té­resse à la liber­té d’ex­pres­sion et l’ai défen­due publi­que­ment, même à l’égard de Donald Trump.

En qua­trième lieu, les choses com­mencent à deve­nir vrai­ment per­son­nelles. Je m’inquiète de l’explosion du nombre de jeunes femmes sou­hai­tant effec­tuer une tran­si­tion, ain­si que du nombre crois­sant de celles qui détran­si­tionnent (retournent à leur sexe d’o­ri­gine), regret­tant d’avoir pris des mesures qui, dans cer­tains cas, modi­fièrent leur corps de façon irré­vo­cable, les ren­dant par­fois sté­riles. Cer­taines expliquent qu’elles déci­dèrent de chan­ger de sexe après avoir réa­li­sé qu’elles étaient atti­rées par des per­sonnes du même sexe qu’elles, et que leur tran­si­tion fut en par­tie moti­vée par l’ho­mo­pho­bie, soit de la socié­té dans son ensemble, soit de leur famille.

La plu­part des gens ne savent pro­ba­ble­ment pas — je l’ignorais jusqu’à récem­ment, avant mes recherches appro­fon­dies sur le sujet — qu’il y a dix ans, la majo­ri­té des per­sonnes sou­hai­tant chan­ger de sexe étaient des hommes. Ce rap­port s’est aujourd’­hui inver­sé. Le Royaume-Uni a connu une aug­men­ta­tion de 4400% du nombre de filles orien­tées vers un trai­te­ment de tran­si­tion. En outre, les filles autistes sont lar­ge­ment sur­re­pré­sen­tées dans cet effec­tif.

Le même phé­no­mène est obser­vé aux États-Unis. En 2018, Lisa Litt­man, doc­teure et cher­cheuse amé­ri­caine, entre­prit de l’ex­plo­rer dans une étude. Lors d’une inter­view, elle décla­ra :

« Les parents, sur inter­net, décri­vaient un modèle très inha­bi­tuel d’i­den­ti­fi­ca­tion trans­genre où plu­sieurs amies et même des groupes d’a­mies entiers deve­naient trans­genres en même temps. J’au­rais fait preuve de négli­gence en ne consi­dé­rant pas la conta­gion sociale et l’in­fluence des pairs comme des fac­teurs poten­tiels. »

Litt­man men­tionne Tum­blr, Red­dit, Ins­ta­gram et You­Tube comme fac­teurs favo­ri­sant la dys­pho­rie de genre à déclen­che­ment rapide. Elle estime que sur ces pla­te­formes numé­riques, et concer­nant le thème du trans­gen­risme, « les jeunes ont créé des chambres d’é­cho par­ti­cu­liè­re­ment insu­laires ».

Son article pro­vo­qua un tol­lé. Elle fut accu­sée de par­tia­li­té et de dif­fu­sion d’in­for­ma­tions erro­nées sur les per­sonnes trans­genres, elle fut l’ob­jet d’un tsu­na­mi d’in­jures et d’une cam­pagne concer­tée visant à la dis­cré­di­ter, elle et son tra­vail. Son étude fut dépu­bliée, réexa­mi­née par la revue qui l’avait publié, puis remise en ligne. Cepen­dant, sa car­rière connut le même sort que celle de Maya Fors­ta­ter. Lisa Litt­man avait osé remettre en ques­tion l’un des prin­cipes fon­da­men­taux du mili­tan­tisme trans­genre, à savoir que l’i­den­ti­té de genre d’une per­sonne est innée, comme l’o­rien­ta­tion sexuelle. Per­sonne, insistent les mili­tants, ne sau­rait être ame­né à deve­nir trans.

Nombre de mili­tants trans recourent aujourd’hui à un argu­ment selon lequel si l’on ne laisse pas un ado­les­cent dys­pho­rique chan­ger de sexe, il se tue­ra. Dans un article expli­quant pour­quoi il avait démis­sion­né de la Tavi­stock (une cli­nique du ser­vice natio­nal de la san­té, en Angle­terre, spé­cia­li­sée dans le genre), le psy­chiatre Mar­cus Evans décla­ra que les affir­ma­tions selon les­quelles les enfants se sui­ci­de­raient s’ils n’é­taient pas auto­ri­sés à chan­ger de sexe ne « cor­res­pondent à aucune don­née ou étude solide dans ce domaine. Elles ne cor­res­pondent pas non plus aux cas que j’ai ren­con­trés au cours des décen­nies où j’ai exer­cé en tant que psy­cho­thé­ra­peute. »

Les écrits des jeunes hommes trans révèlent un groupe de per­sonnes par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles et intel­li­gentes. Plus je lisais leurs récits sur la dys­pho­rie de genre, avec leurs des­crip­tions pers­pi­caces de l’an­xié­té, de la dis­so­cia­tion, des troubles ali­men­taires, de l’au­to­mu­ti­la­tion et de la haine de soi, plus je me deman­dais si, étant née 30 ans plus tard, j’au­rais moi aus­si essayé de chan­ger de sexe. La pos­si­bi­li­té d’é­chap­per à la fémi­ni­té m’aurait beau­coup atti­rée. Je lut­tai contre de graves TOC pen­dant mon ado­les­cence. Si j’a­vais trou­vé, en ligne, une com­mu­nau­té et une sym­pa­thie que je ne trou­vais pas dans mon envi­ron­ne­ment immé­diat, je pense que l’on aurait pu me convaincre de me trans­for­mer en ce fils que mon père aurait tant vou­lu avoir, ain­si qu’il le lais­sait ouver­te­ment savoir.

Lorsque je lis la théo­rie de l’i­den­ti­té de genre, je me rap­pelle com­bien je me sen­tais men­ta­le­ment asexuée dans ma jeu­nesse. Je me sou­viens de Colette qui se décri­vait comme une « her­ma­phro­dite men­tale » et des mots de Simone de Beau­voir : « tout natu­rel­le­ment la future femme s’in­digne des limi­ta­tions que lui impose son sexe. C’est mal poser la ques­tion que de deman­der pour­quoi elle les refuse : le pro­blème est plu­tôt de com­prendre pour­quoi elle les accepte[1]. »

Ne dis­po­sant d’aucune pos­si­bi­li­té réa­liste de deve­nir un homme dans les années 1980, ce sont les livres et la musique qui m’aidèrent à sur­mon­ter mes pro­blèmes de san­té men­tale ain­si que l’exa­men et le juge­ment sexua­li­sés qui poussent tant de filles à faire la guerre à leur corps durant leur ado­les­cence. Heu­reu­se­ment pour moi, mon propre sen­ti­ment d’altérité et l’ambivalence que je res­sen­tais à l’é­gard du fait d’être une femme se reflé­taient dans l’œuvre d’é­cri­vaines et de musi­ciennes qui me ras­su­rèrent en me rap­pe­lant que, mal­gré tout ce que ce monde sexiste tente d’imposer aux femmes, il est nor­mal de ne pas se retrou­ver dans le rose, les frou­frous et la doci­li­té ; il est nor­mal de se sen­tir confuse, sombre, à la fois sexuelle et non sexuelle, incer­taine de ce que ou de qui l’on est.

Je veux être très claire ici : je sais que la tran­si­tion sera une solu­tion pour cer­taines per­sonnes souf­frant de dys­pho­rie de genre, mais je sais aus­si, grâce à des recherches appro­fon­dies, que les études montrent régu­liè­re­ment qu’entre 60 et 90 % des ado­les­cents souf­frant de dys­pho­rie de genre gué­rissent en gran­dis­sant. On m’a conseillé à maintes reprises de « ren­con­trer des per­sonnes trans ». Je l’ai fait : en plus de quelques jeunes, toutes ado­rables, je connais une femme trans­sexuelle (qui se décrit ain­si), plus âgée que moi et mer­veilleuse. Bien qu’elle parle ouver­te­ment de son pas­sé d’homme homo­sexuel, je l’ai tou­jours consi­dé­rée comme une femme, et je crois (et j’es­père) qu’elle est heu­reuse d’a­voir chan­gé de sexe. Mais étant plus âgée, elle dut pas­ser par un pro­ces­sus long et rigou­reux d’é­va­lua­tion, de psy­cho­thé­ra­pie et de trans­for­ma­tion pla­ni­fiée. L’ex­plo­sion actuelle de l’ac­ti­visme trans­genre exige ins­tam­ment la sup­pres­sion de presque tous les sys­tèmes en place par les­quels les can­di­dats au chan­ge­ment de sexe devaient autre­fois pas­ser. Un homme n’ayant pas l’in­ten­tion de se faire opé­rer ni de prendre des hor­mones peut désor­mais obte­nir un cer­ti­fi­cat de recon­nais­sance de genre et deve­nir une femme au regard de la loi. Beau­coup de gens ne le savent pas.

Nous vivons la période la plus miso­gyne que j’ai connue. Dans les années 80, j’i­ma­gi­nais que mes futures filles, si je devais en avoir, auraient une vie bien meilleure que la mienne, mais entre l’antiféminisme désor­mais pré­pon­dé­rant et une culture numé­rique satu­rée de por­no­gra­phie, il me semble que les choses ont consi­dé­ra­ble­ment empi­ré pour les filles. Je n’ai jamais vu les femmes à ce point déni­grées et déshu­ma­ni­sées. Entre la longue liste d’ac­cu­sa­tions d’a­gres­sion sexuelle à l’encontre du diri­geant du monde libre, qui se vante fiè­re­ment de « les attra­per par la chatte », les membres du mou­ve­ment incel (« invo­lun­ta­ri­ly celi­bate », soit « céli­ba­taires invo­lon­taires ») qui s’en prennent aux femmes refu­sant de cou­cher avec eux, ou ces mili­tants trans qui déclarent que les TERF doivent être frap­pées et réédu­quées, les hommes de tout l’é­ven­tail poli­tique paraissent d’ac­cord : les femmes cherchent les ennuis. Par­tout, on intime aux femmes de se taire et de s’as­seoir — autre­ment, elles méri­te­raient ce qui pour­rait leur arri­ver.

J’ai lu tous les argu­ments selon les­quels le fait d’être femme n’aurait rien à voir avec la sexua­tion, tous les dires selon les­quels les femmes bio­lo­giques n’auraient pas d’ex­pé­riences com­munes, et je les trouve, eux aus­si, pro­fon­dé­ment miso­gynes et régres­sifs. Il appa­rait clai­re­ment qu’un des objec­tifs de la néga­tion de l’im­por­tance du sexe consiste à effa­cer ce fait — que d’aucuns semblent consi­dé­rer comme une idée cruel­le­ment ségré­ga­tion­niste — que les femmes pos­sèdent leurs propres réa­li­tés bio­lo­giques, ou — tout aus­si mena­çant — qu’elles connaissent des réa­li­tés uni­fi­ca­trices fai­sant d’elles une classe poli­tique cohé­rente. Les cen­taines d’emails que j’ai reçus ces der­niers jours prouvent que cet effa­ce­ment concerne tout autant de nom­breuses autres per­sonnes. Il ne suf­fit pas que les femmes soient alliées des trans. Elles devraient aus­si accep­ter et admettre qu’il n’y a pas de dif­fé­rence maté­rielle entre les femmes trans et elles-mêmes.

Cepen­dant, ain­si que beau­coup de femmes l’ont sou­li­gné avant moi, « femme » n’est pas un cos­tume. Le fait d’être « femme » ne sau­rait se rap­por­ter à une idée dans la tête d’un homme. La « femme » n’est pas un cer­veau rose, un pen­chant pour les escar­pins ou je ne sais quelle autre idée sexiste désor­mais pré­sen­tée comme pro­gres­siste. Par ailleurs, nombre de femmes consi­dèrent le lan­gage « inclu­sif » qua­li­fiant les femmes de « mens­trua­trices » et « per­sonnes avec une vulve » comme déshu­ma­ni­sant et dégra­dant. Je com­prends que les mili­tants trans le consi­dèrent comme appro­prié et res­pec­tueux, mais pour celles d’entre nous ayant endu­ré des insultes dégra­dantes pro­fé­rées par des hommes vio­lents, ce lan­gage n’est pas neutre, plu­tôt hos­tile et alié­nant.

Ce qui m’a­mène à la cin­quième rai­son pour laquelle je suis pro­fon­dé­ment pré­oc­cu­pée par les consé­quences du mili­tan­tisme trans contem­po­rain.

Voi­là main­te­nant plus de vingt ans que je suis une per­son­na­li­té publique. Durant tout ce temps, je n’ai jamais men­tion­né les vio­lences domes­tiques et les agres­sions sexuelles que j’ai subies. Non pas parce que j’ai honte de ce qui m’est arri­vé, mais parce qu’il est trau­ma­ti­sant de s’en sou­ve­nir et d’en par­ler. Aus­si parce que je res­sens le besoin de pro­té­ger ma fille, issue de mon pre­mier mariage. Je ne vou­lais pas reven­di­quer la pro­prié­té exclu­sive d’une his­toire qui lui appar­tient à elle aus­si. Cepen­dant, il y a peu, je lui ai deman­dé com­ment elle se sen­ti­rait si je dévoi­lais publi­que­ment cette par­tie de ma vie, et elle m’a encou­ra­gée à aller de l’a­vant.

Si je parle de ces choses aujourd’hui, ce n’est pas pour essayer de m’attirer quelque sym­pa­thie, mais par soli­da­ri­té avec les très nom­breuses femmes qui ont des his­toires comme la mienne, qui ont été accu­sées de sec­ta­risme pour s’être inquié­tées du sort des espaces non mixtes.

Je par­vins tant bien que mal à échap­per à mon pre­mier mariage violent, et je suis aujourd’­hui mariée à un homme vrai­ment bon et res­pec­tueux, en sécu­ri­té comme je ne n’aurais jamais cru l’être un jour. Cepen­dant, les cica­trices lais­sées par la vio­lence et les agres­sions sexuelles ne dis­pa­raissent pas, non­obs­tant l’a­mour que l’on vous porte et l’argent que vous gagnez. Mon éter­nelle ner­vo­si­té est une blague fami­liale — dont je par­viens, moi aus­si, à rire — mais je prie pour que mes filles n’aient jamais les mêmes rai­sons que moi de détes­ter les bruits forts et sou­dains, ou de trou­ver des gens der­rière elles qu’elles n’auraient pas enten­dus appro­cher.

Si vous pou­viez entrer dans ma tête pour voir ce que je res­sens lorsque je lis qu’une femme trans­genre meurt sous les coups d’un homme violent, vous y ver­riez de la soli­da­ri­té et de l’affinité. Je res­sens vis­cé­ra­le­ment la ter­reur dans laquelle ces femmes trans­genres ont pas­sé leurs der­nières secondes sur terre, ayant moi aus­si connu des moments de peur panique en réa­li­sant que la seule chose qui me main­te­nait en vie était la rete­nue pré­caire de mon agres­seur.

Je pense que la majo­ri­té des per­sonnes tran­si­den­ti­taires non seule­ment ne repré­sentent aucune menace pour les autres, mais sont vul­né­rables pour toutes les rai­sons que j’ai évo­quées. Les per­sonnes trans­genres doivent être pro­té­gées. Comme les femmes, elles sont plus sus­cep­tibles d’être tuées par leurs par­te­naires sexuels. Les femmes trans qui tra­vaillent dans l’in­dus­trie du sexe, en par­ti­cu­lier les femmes trans de cou­leur, sont par­ti­cu­liè­re­ment expo­sées. Comme toutes les sur­vi­vantes de vio­lences domes­tiques et d’a­gres­sions sexuelles que je connais, je ne res­sens rien d’autre que de l’empathie et de la soli­da­ri­té envers les femmes trans ayant été mal­trai­tées par des hommes.

Je sou­haite donc que les femmes trans­genres soient en sécu­ri­té. Dans le même temps, je ne sou­haite pas que les filles et les femmes soient moins en sécu­ri­té. Lorsque vous ouvrez les portes des salles de bain et des ves­tiaires à tout homme croyant ou ayant le sen­ti­ment d’être une femme — sachant, comme je le note, que les cer­ti­fi­cats de confir­ma­tion de genre [en France, on parle de « modi­fi­ca­tion de la men­tion du sexe à l’état civil », NdT] sont désor­mais accor­dés sans qu’il soit néces­saire de recou­rir à la chi­rur­gie ou aux hor­mones — alors vous ouvrez la porte à tous les hommes qui sou­haitent entrer. C’est l’évidence même.

Same­di matin, je lus que le gou­ver­ne­ment écos­sais pour­sui­vait son pro­jet contro­ver­sé de recon­nais­sance du genre, qui aura pour effet, en pra­tique, de faire en sorte que tout ce dont un homme a besoin pour « deve­nir une femme » est de dire qu’il en est une. Pour employer un mot très contem­po­rain, je fus « tou­chée au vif » [J.K. Row­ling uti­lise le terme « trig­ge­red », expres­sion anglaise de plus en plus uti­li­sée sur les réseaux sociaux, y com­pris par les jeunes Fran­çais, et que l’on peut tra­duire, comme je le fais ici, par « être tou­ché au vif », NdT]. Érein­tée par les attaques inces­santes des tran­sac­ti­vistes sur les réseaux sociaux, alors que je n’étais là que pour don­ner aux enfants un retour sur les des­sins qu’ils avaient faits pour mon livre durant le confi­ne­ment, je pas­sai une grande par­tie de la jour­née de same­di à broyer du noir, les sou­ve­nirs d’une grave agres­sion sexuelle que j’avais subie dans ma ving­taine tour­nant en boucle dans ma tête. Cette agres­sion se pro­dui­sit à un moment et dans un espace où j’é­tais vul­né­rable — un homme pro­fi­ta de l’oc­ca­sion. Inca­pable de faire abs­trac­tion de ces sou­ve­nirs, j’eus du mal à conte­nir ma colère et ma décep­tion face à désin­vol­ture dont mon gou­ver­ne­ment fait preuve vis-à-vis de la sécu­ri­té des femmes et des filles.

Tard dans la soi­rée de same­di, tan­dis que je fai­sais défi­ler les des­sins des enfants avant d’al­ler me cou­cher, j’oubliai la pre­mière règle de Twit­ter — ne jamais, au grand jamais, espé­rer une conver­sa­tion nuan­cée — en réagis­sant à ce qui m’apparaissait comme un lan­gage dégra­dant à l’é­gard des femmes. Je men­tion­nai l’im­por­tance du sexe. Depuis lors, j’en paie le prix. On me trai­ta de trans­phobe, de salope, de connasse, de TERF, on me dit que je méri­tais d’être cen­su­rée, frap­pée et tuée. « Vous êtes Vol­de­mort », me dit quelqu’un, per­sua­dé que c’é­tait le seul lan­gage que je com­pren­drais.

Il me serait tel­le­ment plus facile de twee­ter les hash­tags conve­nus — parce qu’il est évident que les droits des trans sont des droits humains, et que les vies des trans sont impor­tantes — afin de récol­ter quelques bons points « wokes » et de me pré­las­ser dans la lumière de la ver­tu-affi­chée. Il y a de la joie, du sou­la­ge­ment et de la sécu­ri­té dans la confor­mi­té. Comme le note Simone de Beau­voir, encore : « Et sans doute il est plus confor­table de subir un aveugle escla­vage que de tra­vailler à s’af­fran­chir : les morts aus­si sont mieux adap­tés à la terre que les vivants[2]. »

Beau­coup de femmes sont à juste titre ter­ri­fiées par les acti­vistes trans ; je le sais parce que beau­coup d’entre elles m’ont contac­tée pour me racon­ter leur his­toire. Elles craignent le doxxing [« une pra­tique consis­tant à publier les infor­ma­tions pri­vées de quel­qu’un sur inter­net en vue de lui nuire », NdT], la perte de leur emploi ou de leurs moyens de sub­sis­tance, et la vio­lence.

Mais aus­si pénible que soit leur har­cè­le­ment constant à mon égard, je refuse de m’in­cli­ner devant un mou­ve­ment qui, selon moi, cause un tort évident en cher­chant à effa­cer la « femme » en tant que classe poli­tique et bio­lo­gique, et en déployant un véri­table tapis rouge aux pré­da­teurs d’une manière inédite. Je suis aux côtés des femmes et des hommes cou­ra­geux, gays, hété­ro­sexuels et trans­genres, qui défendent la liber­té d’ex­pres­sion et de pen­sée, ain­si que les droits et la sécu­ri­té de cer­taines des per­sonnes les plus vul­né­rables de notre socié­té : les jeunes gays, les ado­les­cents fra­giles et les femmes qui dépendent de leurs espaces non mixtes et sou­haitent les conser­ver. Les son­dages montrent que ces femmes sont lar­ge­ment majo­ri­taires et qu’elles n’ex­cluent que ceux qui pos­sèdent le pri­vi­lège ou la chance de n’a­voir jamais été confron­tés à la vio­lence mas­cu­line ou à l’a­gres­sion sexuelle, et qui n’ont jamais pris la peine de s’in­for­mer sur l’am­pleur du phé­no­mène.

Le seul espoir que j’ai se trouve dans ces femmes qui pro­testent et s’organisent, et qui ont à leurs côtés des hommes et des per­sonnes trans­genres très dignes. Les par­tis poli­tiques qui s’écrasent devant ceux qui crient le plus fort dans ce débat ignorent les pré­oc­cu­pa­tions des femmes à leurs risques et périls. Au Royaume-Uni, les femmes se rap­prochent les unes des autres au-delà des lignes de par­ti, inquiètes de l’é­ro­sion de leurs droits dure­ment acquis et de l’in­ti­mi­da­tion géné­ra­li­sée. Aucune des femmes cri­tiques du genre aux­quelles j’ai par­lé ne déteste les trans­genres, au contraire. Beau­coup d’entre elles com­men­cèrent à s’in­té­res­ser à cette ques­tion parce qu’elles se sou­ciaient des jeunes trans, et sont extrê­me­ment com­pré­hen­sives à l’é­gard des per­sonnes trans adultes sou­hai­tant sim­ple­ment vivre leur vie, mais se trou­vant confron­tés à l’agressivité d’une forme d’ac­ti­visme qu’elles n’ap­prouvent pas. L’i­ro­nie suprême étant que la ten­ta­tive de faire taire les femmes avec le mot « TERF » a peut-être lar­ge­ment contri­bué à gros­sir les rangs du fémi­nisme radi­cal.

Enfin, je tiens à pré­ci­ser que je n’ai pas écrit cet essai dans l’es­poir que qui­conque sorte un vio­lon pour moi, pas même un tout petit. J’ai une chance extra­or­di­naire ; je suis une sur­vi­vante, cer­tai­ne­ment pas une vic­time. Je n’ai men­tion­né mon pas­sé que parce que, comme tout être humain sur cette pla­nète, une his­toire com­plexe façonne mes peurs, mes inté­rêts et mes opi­nions. Je n’ou­blie jamais cette com­plexi­té lorsque je crée un per­son­nage de fic­tion et je ne l’ou­blie cer­tai­ne­ment pas lors­qu’il s’a­git des per­sonnes trans.

Tout ce que je demande — tout ce que je sou­haite — c’est que l’on fasse preuve de la même empa­thie, de la même com­pré­hen­sion à l’é­gard des mil­lions de femmes dont le seul crime est de vou­loir que leurs inquié­tudes soient enten­dues, sans rece­voir menaces et abus.

J.K. Row­ling


  1. Simone de Beau­voir, Deuxième sexe II – L’expérience vécue (1949).
  2. Simone de Beau­voir, Deuxième sexe I – Les faits et les mythes (1949).

Si ce thème des impli­ca­tions du trans­gen­risme vous intrigue, si vous n’en com­pre­nez pas encore bien les tenants et les abou­tis­sants, n’hé­si­tez pas à consul­ter les dif­fé­rents articles que nous lui avons déjà consa­crés, les docu­men­taires avec sous-titres fran­çais que nous pro­po­sons à ce sujet :

Et aus­si (deux docu­men­taires dif­fu­sés par d’im­por­tantes chaînes de télé­vi­sion bri­tan­niques, le pre­mier inti­tu­lé Trans Kids (Les enfants trans) et réa­li­sé par Stel­la O’Mal­ley, le second inti­tu­lé Trans­gen­der Kids : Who Knows Best (Les enfants trans­genres : qui est le mieux pla­cé pour com­prendre ?) réa­li­sé pour la BBC) :

Les enfants trans – Il est temps d’en par­ler (docu­men­taire réa­li­sé par Stel­la O’Malley)

Ega­le­ment, ce texte de Meghan Mur­phy : « Nous devons être plus cou­ra­geuses » — la remise en ques­tion de « l’identité de genre » et le mutisme impo­sé au fémi­nisme, cet autre d’Han­nah Har­ri­son sur les Prin­cipes de Jog­ja­kar­ta, ou encore celui-ci, de Jen­ni­fer Bilek, sur Mar­tin Roth­blatt, un des pères fon­da­teurs du trans­gen­risme et fervent trans­hu­ma­niste.

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