Les Océanides — une histoire de révolte

Les Océanides — une histoire de révolte

ALLAN ERWAN BERGER

Les Océanides — une histoire de révolte

Il est terrible d’écrire des histoires, et de voir qu’elles prennent corps alors même qu’on pensait avoir été vraiment pessimiste. Celle-ci, je l’ai écrite sous Sarkozy, auquel j’ai toujours pensé en la tricotant. Émotionnellement je touchais donc le fond. Et puis non, maintenant c’est encore pire. Cette affaire nauséabonde d’aéroport sur fond de documents falsifiés, de triche, de corruption et d’oppression, me montre qu’un écrivain ne peut souvent que raconter ce qui de toute façon va prendre forme parce que tout y pousse même si on ne le sait pas. C’est là, dans l’air. Cette histoire qui commence mal et qui finit bien est donc dédiée, malgré elle, aux défenseurs du bocage de Notre-Dame des Landes qui s’y reconnaitront sans peine.

I

Au fin bout de l’Europe se trouve la Bretagne, un gros bras musclé tout en granit, tendu bien droit dans l’Atlantique, comme si la France voulait prendre la main du Canada, ou, allez savoir, lui subtiliser Terre-Neuve, qui ferait très bien au large du Finistère – ce serait notre Irlande à nous… Et au fin bout de la Bretagne, on trouve le Conquet, une confortable calanque abritée des harcèlements du nord par la solide péninsule de Kermorvan, et d’où, jusqu’à encore tout récemment, ou pouvait prendre les bateaux pour aller aux îles : Béniguet, Quéménès et Trielèn, Molène et sa presqu’île, avec, tout à l’occident, par-delà le Fromveur, la grand île d’Ouessant toute hérissée de phares aux noms sauvages. Maintenant, évidemment, pour y aller, il y aura le Pont, cette catastrophe.

C’était le mois de janvier. Le premier, très exactement, jour férié au cours duquel on se souhaite un tas de bêtises, et qu’une taverne digne de ce nom ne saurait mépriser, tant il est vrai que les gueules de bois se soignent principalement en recommençant à picoler dès que l’estomac l’autorise. Ce qui, en Bretagne ordinairement et au Conquet en particulier, est une recette scrupuleusement observée aux lendemains des jours de fête. Il y avait donc du monde, ce matin-là, autour du comptoir. Le patron y allait de son discours :

« Les grands professionnels vous diront que le jus de tomates est souverain pour mettre en branle la machinerie ; j’ajouterai personnellement qu’après le premier verre, il est recommandé de ne pas attendre, et de couper la tomate avec un alcool blanc, au goût adapté : tequila, ou mescal. Mettez-en d’abord un doigt puis, au verre suivant, deux doigts. Quand enfin vous avez réussi à remplir votre verre de jus de tomates entièrement avec de l’alcool et sans plus un gramme de tomate, vous êtes soigné. Il est alors temps de passer à table.

— Ça coûte cher, ta médecine. Remets-moi plutôt un demi.

— Béotien ! Tu te ruines la santé, tu t’engraisses, et tu sera saoul au lieu d’être pété.

— Il y a une différence ?

— Quand t’es saoul, tu es dans le flou. Tandis que pété, c’est le paradis. »

Avec le temps qu’il faisait dehors, tout le bar sentait le chien trempé. Des formes brouillées passaient en clapotant derrière les vitres ; on voyait des parapluies se retourner, taper aux carreaux dans les bourrasques. À l’intérieur, devant les fenêtres, des géraniums oubliés s’ennuyaient ferme.

Onze heures trente. Une femme rentra, éternua, s’ébroua, et se dirigea vers un tabouret.

« Hô la Michèle, mais dans quel état que te vlà ! Bonne année !

— Bonnanné toi-même… J’vais prendre un demi.

— Personne ne veut de mes tomates, alors…

— Garde tes poisons pour le député. Il paraît qu’il vient demain ?

— Avec un ministre. Pour l’inauguration du Pont, il faut bien un ministre.

— Quelle belle saloperie… »

Cette dernière réflexion souleva une houle d’approbations douloureuses. Le Pont, tout le monde ici vous le dira, c’est une malédiction qui pousserait à l’autonomisme le plus jacobin des bipèdes. Personne, dans le Léon, qui ne haïsse cette abomination, cette insulte jetée à la face de l’Océan. Un pont qui piétine les îles au passage, pour aller cracher son béton sur Ouessant, et la souiller. Deux fois deux voies d’iniquité.

« Il y aura des flics partout. Le Conquet sera en état de siège.

— Oui, mais vous comprenez, à l’autre bout, il y a le golf, le casino et la thalasso des amis du Président ! Eh !

— Il paraît que les terrains ont pris de la valeur, là-bas ? demandai-je. »

On se retourna vers moi. Le silence s’installa le temps d’observer qui venait de causer. Puis la femme se lança :

« Autour du bourg d’Ouessant, le prix du mètre carré de terrain nu a été multiplié par six-cent-cinquante depuis juin. Ça répond à votre question ?

— Je suis journaliste. Ça répond tout à fait à ma question. »

Le patron se pencha et m’observa mieux.

« Vous bossez pour Ouest-Matin, vous, c’est ça ?

— Affirmatif.

— Vous êtes arrivé tôt. C’est demain qu’on rigole.

— Je suis évidemment là pour l’inauguration, mais avec un jour d’avance sur la politicaille parce que ma tante habite sur la Corniche, qu’elle est seule, et que c’est la nouvelle année. »

Il n’y avait rien à rajouter sinon qu’étant de Brest même, j’avais toujours eu l’habitude de concevoir ma ville comme étant le centre du monde – et le Conquet, c’est déjà la province. Aussi, ce Pont maléfique, avec sa voie rapide tout droit tirée de Paris et prolongée maintenant à travers le Léon occidental, c’était plus qu’une intrusion, mais une véritable hérésie : ça déflorait la campagne en lui donnant un arôme de banlieue, et ça nous amenait des gens de Neuilly qui se déguisaient en marins, en tennismen, en golfeurs, en rappeurs de luxe à bord d’arrogants 4×4 anthracites… Nous autres, avec nos bottes, nos mains ridées et nos mèches à la diable, on avait l’air de ploucs fauchés.

« Surtout, ça méprise ! » grogna un consommateur, très plouc d’allure et très fauché, installé à l’autre bout du comptoir, près de la piste de 421. De fait, je ne connaissais pas un seul habitant du Pays d’Iroise qui ne fût prêt à planter un cierge à Sainte Barbe la patronne des plastiqueurs, ou à jeter un pavé dans la tronche du préfet, si ça pouvait faire échouer cette manigance de puissants.

« Même des gens de droite trouvent que c’est abusif !

— Ben oui, dit le patron. Moi je suis de droite et je trouve que c’est abusif. Vous ferez un papier sur les réactions ?

— Pour dire quoi ? Tout a été dit vingt fois, mais rien n’a été entendu.

— Si, intervint la femme. Ils envoient les CRS. Vous avez couvert les manifs à Brest ? Ça a chauffé… J’y étais, pas vous ?

— Non. De toute façon, quand on ne tient pas la barre, on ne tient rien… Demain, je tendrai le micro, mais vers le ministre, parce que c’est ça qu’on m’a demandé. Et puis merde, les gens n’ont qu’à voter proprement !

— Oh là lààà… Eh, c’est la nouvelle année, mon gars ! Pas de discussions qui fâchent… Sers-lui un coup, Patrick.

— Vous prenez quoi ?

— Je veux bien une tomate-tequila. Pour essayer. Merci madame.

— Mademoiselle ! Mais c’est pas une raison pour me courir après. En tout cas, jamais avant midi. »

Le patron sourit, et me servit ma dose de médecine. « Une femme sage et un homme sage. 70/30 pour le second verre ?

— — Vous ne perdez pas le nord, hein ? D’accord allons-y. » Après tout, ma tante était du genre à s’offusquer si on laissait quelque chose dans le plat, et n’aimait pas voir les chopes vides. Nous ne nous étions donc pas ennuyés, la veille, elle et moi, et mon crâne était à cette heure-ci assiégé par des engins de travaux publics, occupés à tendre un pont d’une oreille à l’autre, en coulant des piles droit dans mon pauvre petit cerveau de fêtard aplati.

« Et c’est quoi, des discussions qui ne fâchent pas ? demanda l’homme au 421. L’année est toute neuve, on n’a pas encore eu de sujet… À part que si : il pleut !

— Mais c’est pas une nouvelle, ça. Et puis c’est pas gai ! répondit Mademoiselle.

— Ben vas-y, toi, trouve un sujet puisque t’es si maligne !

— L’Innocent, tiens ! Quelqu’un l’a vu, ces derniers temps ?

— Le Loeiz est quelque part au chaud chez une âme charitable…

— Ou dans une âme…

— Qu’est-ce que tu racontes ? T’as vu son âge ?

— Tu me crois pas, peut-être ?

— Grande bredine !

— Oui sûr qu’il a le sabord qui baille et le canon qui pointe encore !

— Tu déconnes… T’es déjà grise, oui. On va te faire boire de l’eau, toi !

— C’est ça, menace-moi je dirai rien ! De Dieu que je l’ai vu pas plus tard qu’au mois dernier, avec le grand pont tout ouvert, à manœuvrer une fille, sous le vent d’un buisson à Kermorvan ! …Ah !

— Une gueuse ?

— Je ne crois pas : ça causait anglais. Enfin, “ça causait”…

— Anglais ? Il a marqué pour la Bretagne, alors ?

— Vive la Bretagne ! Patron, remets-nous ça ! »

II

Il est difficile de s’ennuyer dans un port de mer. Les gens y ont du répondant, l’esprit est bien délié, et la langue est florissante. Pour un journaliste, c’est pain béni. Ordinairement, il me suffit d’écouter ; tôt ou tard, surgit du fatras quelque gemme ébouriffante que j’accroche à ma mémoire. Ne jamais laisser perdre un gros bobard, surtout quand il est beau.

Par exemple, le Loeiz. C’était ici une figure. Vagabond né de l’écume, il était apparu, un soir de vives-eaux, tout trempé au pied des Renards, comme s’il était sorti d’un naufrage. Ma tante connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui l’avait vu sortir de la mer à quatre pattes, à poil et tout gluant d’un mucus étrange qui lui faisait une espèce de peau dont l’odeur avait attiré les goélands. Ceci, et une longue traîne d’algues qu’il tractait dans son sillage, lui avait valu d’être surnommé le Dragour, « le chalutier ». Du reste, et pour bien prouver que ce n’était pas du pipeau, une photo immortalisait l’évènement, que le patron du bistro décrocha d’entre ses étagères pour me la montrer :

« Il devait en tenir une sacrée bonne, pour ne plus même marcher debout. Regardez : avec ses fesses en l’air, on dirait qu’il prie !

— En fait, il dort, expliqua le type du 421. Sitôt sur la grève, sitôt dans les vapes ! Ce sont les pompiers qui l’ont ramassé. Hypothermie, hypoglycémie, hypo-tout. Et pas un gramme d’alcool dans le sang, mon cher ; quoi que prétende notre médisant patron ici présent, le Loeiz était à jeun. Ce qui ne s’est plus revu depuis.

— Tu exagères…

— Pas une molécule d’eau ! Qui dit mieux ? »

Je connaissais l’histoire. Loeiz affirmait avoir longtemps vécu sous la mer, et brandissait sous le nez de qui en doutait son propre exemplaire de la fameuse photo, comme si cela suffisait à prouver son dire.

Ayant été, malgré ses puissantes imaginations, déclaré sain d’esprit, « il put circuler ». Certes, son défaut d’identité faisait de lui un marginal sans passé identifiable, un errant habitué des abris de nuit, de la soupe populaire et des poubelles. N’ayant pas même de numéro de sécurité sociale, il ne pouvait espérer travailler au grand jour. On l’employait donc ici et là pour des travaux simples ou nécessitant un peu de musculature : désouchage, peinture, élaguage, taille des haies. Une fois sa parole donnée, jamais il ne faisait défaut.

Il prétendait avoir reçu tout de même une sorte de laisser-passer, qu’il ne montrait jamais pour ne pas risquer de l’abîmer, et qui ne lui servait qu’à prouver que l’État l’avait, une fois, toléré sur son territoire. Mais, comme ce genre de paperasse n’a généralement qu’une durée de vie assez limitée, tout le monde ici redoutait qu’il n’eût un jour quelques ennuis du côté de la Préfecture. Le Loeiz en était parfaitement conscient, et fuyait les uniformes au moins autant qu’eux se refusaient à l’embêter.

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L’entrée du Conquet. Au premier plan, la Pointe des Renards.

« Bon ! Patron, prête-moi un parapluie s’il te plaît ! » Un rouquin venait de tapoter sur le comptoir avec son briquet, et réclamait, inexplicablement, un pébroque, alors qu’il était déjà en ciré. « Quelqu’un m’accompagne ?

— J’arrive ! » claironna ma voisine, qui remonta son col et fila retrouver l’autre près de la porte. Je les regardai batailler avec l’ustensile, qui commença par se retrousser dans une rafale. Ils allèrent s’accroupir sur le parapet, où ils firent champignon à deux. Je me demandais bien ce qu’ils fabriquaient, mais apparemment j’étais le seul ; aussi, ne voulant pas avoir l’air idiot, je ne posai aucune question, ce qui est le comble pour un journaliste. Mais le patron, qui a l’œil à tout, m’avait repéré. Charitable, il entreprit de m’expliquer : « ils vont se taper une clope, tout simplement… Vous ne l’auriez pas deviné, hein ?

— Pas une seconde…

— Pensez donc, avec ces grains, aller fumer sans parapluie c’est l’aventure ! Heureusement, j’ai le matériel idoine : regardez-moi ça ! » Il brandit un seau rempli à craquer de ces aimables corolles que les gens oublient partout. Bien rangées, elles avaient ici un petit air sage que démentaient avec véhémence les claquements farouches du parapluie là-dehors : exposé à l’eau, au vent et aux fumigènes du rouquin et de sa copine, il se débattait, noir cormoran, dans les bourrasques. J’admirai la collection : « Ce sont des parapluies “fumeurs”, en quelque sorte ?

— Exactement ! » Le patron était tout fier.

III

Je finis quand même par décider qu’il était tard. Ma tante attendait justement le fameux Loeiz pour onze heures tapantes ; il devait lui fendre son bois d’hiver, et j’étais prié de ne pas arriver après lui. « J’ai deux cognées » m’avait-elle dit ; « ça n’est pas pour en laisser une rouiller. Tu l’aideras ! »

Quand j’arrivai, le vagabond était déjà là ; torse nu sous la pluie, il poussait des cris au fond du jardin. Les copeaux de bois volaient, les écorces partaient au diable, et les bûches fendues commençaient à faire un joli tas contre la remise à outils, dont elles bloquaient la porte. Derrière le Loeiz, la pile du bois à fendre faisait une énorme masse, luisante, sombre, désespérante comme un travail sans fin.

« Pouce ! Je passe, ne tirez pas !

— Votre tante est partie chez le boulanger. Elle a dit comme ça que puisque vous aviez encore la force de lever le coude…

— Je sais, je sais. Où est ma cognée ?

— Pas trouvé. Elle doit être enfermée là-dedans. Mais on se relaiera. En attendant, vous pourriez ranger le bois coupé, ça nous fera de la place. Hhhan ! Alors comme ça vous êtes journaliste ?

— À Ouest-Matin. Je viens pour le Pont. Vous en pensez quoi ?

— Hah ! C’est l’enfer tout cru qui l’a chié, celui-là. Mais c’est important, ce que je pense ?

— Un bon journaliste bien docile n’interroge que les notables. Sinon, s’il tient vraiment à faire semblant de se pencher sur la plèbe, il peut toujours faire du micro-trottoir. Il y a des gants quelque part ?

— Ben ça alors !?

— Eh oui, vous êtes un notable. Donc je vous interroge. Il y a des gants ?

— Dans la remise. Mais comme les bûches ont formé une barricade, vous n’aurez vos gants que lorsque le tas sera rangé. Je suis un notable, moi ?

— De toute évidence.

— On ne m’avait encore jamais dit un truc pareil.

— Vous êtes plus célèbre que le plus riche avocat de la côte ! Vous êtes plus connu qu’un notaire, et au moins aussi chansonné que le député. Et puis, on vous reçoit dans les meilleures demeures. La preuve, vous êtes ici !

— Je suis un notable.

— Absolument.

— Je suis un notable !

— Oui maître.

— Et je fends du bois.

— C’est ce qui fait votre singularité. »

Ravi, le Loeiz posa sa cognée, se cambra, gonfla sa poitrine et ses biceps, et me regarda d’un air bienveillant. Il avait une barbe grise et jaune, plutôt broussailleuse, le crâne chauve, des yeux d’un bleu très intense, et toute la tête couleur d’un roux ciré. Du bois, il avait les rides et les nervures. Son bronzage marin s’arrêtait au bas du cou, et ne reprenait qu’aux poignets ; entre les deux, la couleur était d’un blanc vaguement obscène. Pas une seule trace de rouge, et pas une couperose. Les gens sont mauvaises langues, parfois.

« Voilà ce que je crois », reprit-il en s’essuyant le torse avec une serviette – un geste parfaitement inutile attendu qu’il pleuvait toujours. « Je pense que les avides se lâchent et que l’on sombre dans le grotesque. Je pense que l’honneur a disparu de la surface de la Terre. Notre seigneur Jésus-Christ est insulté messe après messe par ceux-là même qui ont à l’église des sièges à leurs noms ; tous ces goinfres qui nous font la morale Le cloutent et Le recloutent sur sa pauvre croix, avec une cadence qui s’accélère tant et tant que ça en devient insupportable tellement c’est arrogant ! Alors, sacré bon Dieu de sac à merde, il est temps de les pendre un peu, oui ! Voilà ce que je crois. »

Eh bien j’en avais pour mon argent. « Vous permettez que je vous cite ?

— Je veux mon neveu ! Et à quoi ça servirait, sinon, de causer ? Demain je ferai du scandale ! Vous autres vous avez des maisons, des familles, des biens ; on peut vous immobiliser en saisissant cela, en vous faisant perdre votre emploi, en vous collant des procès ; mais moi, qui n’ai rien, que devrais-je craindre ? On a prévu un truc fumant avec des copains…

— Je peux savoir ?

— Non. Mais ce sera moi qu’on attrapera ; ce sera moi qui dirai leur fait à ces pourritures du Gouvernement, et les télévisions me filmeront, oui !

— Ce sera dangereux ?

— Très ! Mais qu’est-ce que je m’en fiche ! Allez, continuons… »

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Au large des falaises de Lochrist, voici Beniguet sous le ciel.

Curieusement, le tas de bois accepta de diminuer de manière visible. La pluie cessa même, et le vent tomba ; la matinée devenait miraculeuse. Enfin, au bout de cinq quarts d’heure seulement, ma tante vint nous chercher pour le repas de midi. À table, on parla de tout et de rien jusqu’à la fin du poulet, et c’est au fromage que le Loeiz, sans crier gare, attaqua dans le dur. Il se tourna vers moi :

« Vous me regardez depuis tout à l’heure, et vous vous demandez bien ce qu’on vaut, moi et mon passé. Car vous ne me croyez pas, évidemment.

— Bon sang, mais je n’ai aucune opinion à avoir là-dessus ! Rien ne m’indique si vous mentez, si vous délirez ou si vous dites la vérité brute. Alors comment pourrais-je vous juger ? Et puis je n’aime pas croire.

— Peu importe. Je vais vous raconter tout, maintenant, ici ; et vous retiendrez mon histoire ! Puis, demain, vous verrez, et vous comprendrez. Vous comprendrez tout !

— Je comprendrai tout. D’accord.

— Ce à quoi vous assisterez sur le Pont sera comme un pacte conclu entre toutes les honnêtes gens de ce pays, car vous leur rapporterez mon histoire complète, qui servira d’explication à l’évènement extraordinaire qui, si je ne me trompe pas, surviendra, hors de toute logique, face aux caméras, lorsque moi et mes gars nous aurons retenu leur attention. On va les maudire en direct !

— D’accord.

— Je ne suis pas un imbécile hagard, non point ! Je ne suis pas un crétin affublé d’une aventure stupide que j’enjoliverais pour me rendre moins vide et me faire payer à boire… Ce qui me fait penser : vous raconterez tout, mais pas dans votre journal.

— Je ne pourrais sans doute pas, de toute façon. Le papier, c’est cher ; on n’y imprime que les sornettes officielles, et les articles habituels sont sages et bienséants. On ne donne pas dans l’ébouriffé.

— Vous irez au seul lieu qui compte pour la diffusion de ce genre de messages : vous irez au café !

— Ah là là…

— Demain soir, après l’inauguration, vous irez au café et porterez ma parole. S’il vous plaît.

— …

— S’il vous plaît !

— D’accord.

— Celui où vous étiez aujourd’hui. Où ils ont ma photo.

— D’accord.

— On commence à vous y connaître ?

— Euh, je ne suis quand même pas un habitué, mais j’imagine que demain, ils ne m’auront pas déjà oublié.

— Les gens qui n’ont rien de mieux à faire, un premier de l’an au matin, que d’aller se soigner un mal de crâne en allant au bistro, ne sont pas n’importe qui ; ils forment une confrérie ! On ne vous aura certainement pas oublié.

— Et puis je suis journaliste. Ce n’est pas si commun.

— Et mon tas de bûches, s’inquiéta ma tante. Vous en êtes où ? »

Je me penchai vers la fenêtre. « Encore un petit quart d’heure.

— Je débarrasse et je prépare le café. Pendant ce temps, tous les deux, vous allez vite finir le bois, comme ça on aura l’après-midi entier de libre pour écouter le Loeiz nous raconter tout ce qu’il voudra. »

À suivre

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