YSENGRIMUS — L’auteure du Magicien de la mer nous revient enfin, en grande forme, cette fois-ci avec le vigoureux et suave corpus de ses Chroniques de la marine marchande. La Gypco est une compagnie maritime (fictive) qui gère des flottes de cargos de gypse (gyprock) depuis un port d’attache (non moins fictif) niché aux Bermudes. Deux cargos jumeaux, le Gypco King et le Gypco Baron ont une mission stable mais inextricablement complexe. Il s’agit d’acheminer ces immenses cargaisons de roches de gypse, extraites d’une mine de Nouvelle-Écosse, depuis le port de Hantsport (Nouvelle-Écosse) jusqu’aux ports américains suivants, en alternances aléatoires: Boston (Massachusetts), Stony Point (état de New York), Baltimore (Maryland), Norfolk (Virginie) et/ou Jacksonville (Floride). Entre Hantsport et Jacksonville, il y a, par mer, une distance d’un peu plus de 2,700 kilomètres. Tel est donc le terrain de jeu potentiel des navires de la Gypco, dans les flots fidèles et ballotants du Gulf Stream. Mais le facteur distance n’est pas le seul élément de l’équation, il s’en faut de beaucoup. Ainsi, par exemple, l’auteure nous explique qu’une simple opération d’entrée dans la Baie de Chesapeake (qui, elle, ne fait jamais que 322 kilomètres de long) pour se rendre au port de Baltimore, situé tout au fond de ladite baie, peut nécessiter jusqu’à douze heures de très délicates manœuvres. Et il y a, évidemment, l’intégralité de l’immense mécanique du navire à maintenir en bon ordre. En un mot, nous sommes tout simplement ici dans du complètement ouf… du titanesque.
Titanesque aussi sera le balancier émotionnel vécu par la seconde mécanicienne (mécanicienne en second) qui nous relate ces Chroniques. Alors là, suivez bien le topo. Dans sa prime jeunesse de cadette, elle navigua tout d’abord et avant tout sur le Gypco King (ou est-ce son jumeau, le Gypco Baron?), qui fut ni plus ni moins que le langoureux et inoubliable berceau de sa cruciale initiation maritime. L’équipage d’alors était canadien et la jeunesse, elle, était universelle. Puis, au fil des contrats et des affectations, notre protagoniste quitta la Gypco, bourlingua, vivant maintes aventures éludées ici, notamment celle du fameux superpétrolier Magicien de la mer de flamboyante mémoire. Puis la revoici, ès Gypco 2.0., montée en graine, seasoned, émaciée par les embruns, hiératique, mûre et maturée. Elle est maintenant une mécanicienne en second très officiellement chamarrée, et elle se replonge (et nous plonge) dans la poussière de gypse de ses premières amours océaniques… sur le Gypco Baron (ou est-ce son jumeau, le Gypco King?).
Et… et… les choses ont bien changé. L’équipage est désormais philippin, le port d’attache de complaisance est désormais aux Bermudes. Mais surtout la jeune cadette d’autrefois est devenue la solide officier supérieure d’aujourd’hui, en charge de l’intégralité de l’intendance mécanique du gigantesque bâtiment (son supérieur hiérarchique immédiat, le premier mécanicien, ayant pour fonction quasi-exclusive, selon un rituel aussi consacré que sacré, de boire du café et de cacasser aux cuisines avec les copains). Une seule chose est restée à peu près stable. Notre chroniqueuse est encore et toujours la seule femme à bord…
À la superposition des nostalgies et des nouveautés va se surajouter le strict jeu de balancier du présent. C’est que le contrat de notre chroniqueuse stipule une permanente oscillation des affectations entre le Gypco Baron et le Gypco King. Et ces affectations permutent effectivement, comme aléatoirement. Sur fond stable de la structure matérielle et mécanique du navire (les deux bâtiments étant, redisons-le, des jumeaux identiques) s’installe la variation humaine, celle des capitaines, des premiers maîtres, des fitters, des huileurs, des messmen, des beaux gosses, des cuisiniers, et des équipages. Qu’à cela ne tienne. Notre intemporelle lectrice d’Astérix et de Lucky Luke, fière ancienne du glorieux collège de L***, est au sommet de sa force. Ses compétences de mécanicienne sont au zénith. Son sens multiculturel très fin et son inconditionnel amour du genre humain la porte avec brio au cœur de toutes les situations humaines imaginables, en anglais, en polonais, en espagnol, en tagalog. Et surtout, elle nous le fait sentir à chaque minute de son récit: elle est heureuse. Elle vit, sans façons, sans mystère, tout doucement ou fort intensément, les plus belles années de sa carrière de marinière. Et cette jubilation active et tonique nous éclabousse comme le plus vivifiant des embruns du large. C’est un magnifique vent de fraîcheur d’une superbe originalité.
L’écriture de Marie-Andrée Mongeau, limpide et directe, humoristique et décalée, nous entraîne avec précision et sobriété dans les cadres intrigants mais incroyablement déroutants d’un mode d’existence parfaitement incongru. Vite, très vite, on comprend que ce lieu de travail incroyable, cette réalité maritime alternative, cet ordinaire extraordinaire, existent… qu’ils sont là, au monde, quelque part. Archi-spécialisé, mystérieux et titanesque, le dispositif rodé comme une horloge des tribulations canado-américaines des gigantesques cargos de la Gypco est un univers inouï, parallèle au nôtre mais brutalement effectif. Il encapsule toute une dimension d’enchantement vif et de véracité subtile qui, fatalement, nous submerge, nous domine et nous hante.
Quel symbole aussi, que ces deux navires jumeaux (comme tous nos dualismes intérieurs, notamment celui de la jeunesse et de la maturité ou encore celui de l’aventure inédite et de la sécurité routinière). Ils sont voués, de par les activités fermement réparties de leurs feuilletés d’équipes et d’équipages, à un sort cyclique aussi formidablement improbable que crûment vrai. C’est la pulsion insolite, lourde et fatale des étapes heureuses de notre vie qui s’exprime ici, dans les entreponts du dualisme des navires, beau temps, mauvais temps.
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Marie-Andrée Mongeau, Chroniques de la Gypco, Montréal, ÉLP éditeur, 2018, formats ePub ou Mobi.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec