« Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise [la liberté], qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. »
— Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire (1574)
Un certain malaise à voir ces gens commenter sur internet le « débat » entre Arnaud Montebourg et Éric Piolle organisé par Reporterre, qui approuvant la position de l’ancien ministre — pro-nucléaire & pro-EnR (Énergies dites Renouvelables) —, et qui celle du maire de Grenoble — seulement pro-EnR. L’occasion de mettre en lumière un des aspects du problème général de notre temps. En effet, nombre de commentaires parfois forts enjoués (« Faites nous devenir une puissance capable de la fusion nucléaire » ; « Malheureusement la France a perdu une grande partie de son savoir dans le nucléaire ! On était à la pointe ! ») exposent assez nettement cette propension d’une grande partie des humains modernes (et a fortiori des « internautes ») à s’identifier à (et ainsi, aimer) ces puissances qui les dépassent : la France (l’État français), la civilisation techno-industrielle mondialisée, le système technologique. Puissances sur lesquelles ils n’ont pourtant aucune prise réelle, n’exercent quasiment aucune influence (c’est au contraire), mais dont ils aiment à penser, de temps à autre, que leur développement se fait, un peu, selon leur préférence (ce qui est exact, mais seulement dans la mesure ou leurs préférences, de même que leurs êtres tout entiers, sont autant de produits manufacturés par lesdites puissances).
Dans son livre Teilhard de Chardin : Prophète d’un âge totalitaire, Bernard Charbonneau soulignait combien la pensée du jésuite exaltait le renoncement à la liberté, à l’autonomie, la soumission au profit d’une identification à quelque « totalité organisée ». Parmi de nombreuses citations du prêtre, il mentionne ce passage :
« Depuis toujours, sans doute, l’Homme a été vaguement conscient d’appartenir à une seule grande Humanité. Ce n’est toutefois que pour nos générations modernes que ce sens social confus commence à prendre sa réelle et complète signification. Au cours des dix derniers millénaires (période durant laquelle la civilisation s’est brusquement accélérée) les hommes se sont abandonnés sans beaucoup réfléchir aux forces multiples, plus profondes que toute guerre, qui peu à peu les rapprochaient entre eux. Or, en ce moment, nos yeux se dessillent ; et nous commençons à apercevoir deux choses. La première, c’est que, dans le moule étroit et inextensible représenté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d’une population et sous l’action de liaisons économiques qui ne cessent de se multiplier, nous ne formons déjà plus qu’un seul corps. Et la seconde, c’est que dans ce corps lui-même, par suite de l’établissement graduel d’un système uniforme d’industrie et de science, nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules d’un même cerveau. Qu’est-ce à dire sinon que, la transformation poursuivant sa ligne naturelle, nous pourrons prévoir le moment où les hommes sauront ce que c’est, comme par un seul cœur, de désirer, d’espérer, d’aimer tous ensemble la même chose en même temps ?… L’Humanité de demain — quelque Super-Humanité — beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre, sort des limbes de l’avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simultanément (je vais y revenir) le sentiment s’éveille au fond de nous-même que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d’associer notre existence avec une dizaine d’autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, mais qu’il nous faut faire bloc avec toutes à la fois. Que conclure de ce double phénomène, interne et externe, sinon ceci : ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c’est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée dont nous ne sommes, cosmiquement, que les parcelles conscientes. Un centre d’ordre supérieur nous attend — déjà il apparaît — non plus seulement à côté, mais au-delà et au-dessus de nous-mêmes. »
Soulignons : « ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c’est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée ». Ce que font docilement tous ceux qui se satisfont de la dépossession générale et du développement (incontrôlé et inexorable, mais qu’ils ne perçoivent peut-être pas ainsi étant en accord avec l’essentiel) de la civilisation techno-industrielle mondialisée, qui se satisfont de ne pas avoir grand-chose à faire en ce qui le concerne, que d’autres s’en chargent (ou fassent mine de) et qu’ils n’aient qu’à en jouir, notamment en s’y identifiant, qui se contentent d’exprimer un avis lorsqu’on leur propose un questionnaire à choix multiple concernant tel ou tel détail dudit développement.
Charbonneau commente :
« L’emploi enthousiaste [par Chardin] de termes tels que “faire bloc”, “totalité organisée” témoigne d’une identification instinctive de la communion des personnes à la société massive où elles s’abolissent. […] À ce compte, la communion est celle du métro de sept heures. »
Dans le premier tome de La Vie sur Terre : Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Baudouin de Bodinat note :
« Je sais que beaucoup déclarent aimer ces nouveautés, qui signifient la puissance de la collectivité industrielle, sa prodigieuse efficacité, sa perfection inouïe, l’immensité des connaissances techniques que toutes ces améliorations supposent et dont ils éprouvent que la grandeur et la modernité rejaillissent sur eux et les font nécessairement supérieurs à l’humanité précédente. Ils trouvent l’esplanade en granit et sa pyramide d’acier vitré plus flatteuse que le square sans intérêt d’auparavant avec ses arbres, ses bancs, ses moineaux, ses allées de la promenade petite-bourgeoise. Ils disent aimer ces autoroutes à perte de vue, ces satellites de télédiffusion, ces hôpitaux scientifiques ; que c’est seulement à l’ombre de tels progrès qu’on peut apprécier les passe-temps de la vie civilisée qui nous enchante de planches à voile, de cuisine exotique, d’opéras numérisés. Bien entendu ce n’est pas vrai, ils n’aiment aucune de ces infrastructures qui les dominent – sinon cela, qu’elles les dominent – pour cette raison suffisante que nulle correspondance aimable ne peut s’établir entre ces choses et nous ; qu’elles n’en veulent d’ailleurs pas, mais seulement notre acquiescement, notre soumission à l’écrasante objectivité du sur-moi économique. »
& :
« Parler de seconde nature constate le fait que l’hybris marchande affranchie de la raison humaine s’est substituée à l’ancienne nature qu’elle a fait disparaître, que c’est elle maintenant la cause et la condition de la vie terrestre ; ses sciences rationalistes donnant seules la définition de ce qui existe et produisant la totalité de notre environnement, tout ce qui existe émane d’elle et par là lui est interne. Que dorénavant c’est elle – aveugle, sans issue et fatale comme l’a toujours été la vie végétale – qui nous tire du néant et qui nous y fait retourner ; et qui dans l’intervalle pourvoit au contenu de notre cerveau, nous met au travail, rassasie les besoins qu’elle nous définit et alimente en rêves éveillés synthétiques nos âmes vacantes (c’est ce qu’on appelle la subjectivité), etc. ; car l’humanité a nécessairement une telle raison en dehors d’elle, si elle n’est pas sa propre création : nous avons le Léviathan machinique à la place de la nature immanente et ses sciences instrumentales nous font toutes ensemble une Divinité complète : notre état de créature est ainsi parvenu à l’objectivité ; c’est la raison pourquoi il ne nous est pas concevable ; c’est aussi la raison pourquoi cette domination absolue qui s’exerce sur nous “excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais à craindre de la nature”, pour cela entre autres que cette horreur est inintelligible à l’entendement qu’elle a façonné. »
& aussi :
« Ce n’est pas mystérieux : la domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s’expliquent assez par cette formule que l’économie flatte la faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d’elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé. La fourniture lui en devient un droit imprescriptible et inaliénable : elles sont toutes ensemble la qualité de son être, dont la privation l’anéantirait sans aucun doute. Il n’y a aucune faculté qui puisse se conserver si elle ne s’exerce et toutes se tiennent et sont tellement subordonnées qu’on ne peut en limiter aucune sans que les autres ne s’en ressentent : l’homme affaibli ne peut pas imaginer autrement son existence pour la raison que ce sont désormais les images qu’on lui projette en livret d’accompagnement qui lui tiennent lieu d’imagination de la vie possible. »
& Dans le second tome :
« Quand on voudrait s’attarder à cette question de la conscience et de ses conditions matérielles, il faudrait poser en prémisse que la profondeur intérieure du sujet n’est constituée par rien d’autre que par la finesse et la richesse du monde extérieur des sensations, et ne pas tergiverser d’aller ensuite à la scolie : “Si l’homme à l’origine (imagine Mumford) avait habité un monde aussi uniformément dénudé qu’un ‘grand ensemble’ d’habitation, aussi terne qu’un parking, aussi dépourvu de vie qu’une usine automatisée, on peut douter qu’il ait eu une expérience sensorielle assez variée pour retenir des images, modeler un langage, ou acquérir des idées.” D’où en effet le besoin des populations qu’on leur procure chaque jour par voie hertzienne ces utilités de l’humanisation.
D’où se tire aussi ce triste théorème de la vie mutilée : Le désastre subjectif enfoui dans les profondeurs de l’individu rejoint le désastre objectif qu’on peut voir ; en d’autres termes : “l’état normal est aussi normal que la société défigurée à laquelle il ressemble” ; dont la vérification sans doute est à la portée de n’importe quelle intelligence : l’esprit ne peut se refléter de l’intérieur (insiste Mumford) : ce n’est qu’en sortant de lui-même qu’il devient conscient de son intériorité ; et serait-on curieux de la rencontrer, il suffit d’aller à la fenêtre ; d’ouvrir un journal, d’allumer le poste de radiovision ; de monter dans une automobile et de rouler, pour en faire la visite.
Et si l’on veut apprendre de quoi sont prisonniers au plus profond d’eux-mêmes les individus à l’état normal (où l’on n’en souffre pas), il faut considérer les infrastructures qui nous contiennent, qui sont l’exosquelette collectif mis à la place de l’union sociale et de la foule des caractères privés, sans s’occuper du contenu subjectif des habitants, ni du sien : de contempler notre monde organisé dans son objectivité de centre commercial avec son glacis de parkings, de wagons automatiques dans les transferts souterrains, d’autoroute de conurbation ou de poste de travail à écran ; une radiovision en 16/9 extra-plat dans une pièce à vivre, ou le trafic aérien de l’industrie touristique assurant le brassage mondial des cultures de virus, ou la nuit dans les rues les feux de circulation fonctionnant sans personne, etc., ou ces réseaux de lignes à très haute tension convergeant sur la mégapole (on les voit de l’autoroute), ce gouffre du genre humain, pour la maintenir en animation constante à zéro stock, etc. ; et l’on concevra sans peine le superflu de s’attarder beaucoup au contenu du cerveau des usagers ; c’est en résumé comme la radiovision ou l’ordinateur : le contenu n’y change rien du tout quant à l’effet individuel ou social : c’est la raison qu’on les laisse regarder ce qu’ils veulent. […]
C’est à mon avis une des raisons pourquoi l’individu collectivisé ne conçoit pas où est le problème : sa subjectivité, à quoi il s’identifie, ne pourrait lui servir à rien hors de ces conditions artificielles qui en sont la matrice ; i.e. : ton “entendement” adapté à l’ordinateur a nécessairement besoin d’un environnement dominé par celui-ci pour être utilisable, qui en a fourni tout le mobilier et les accessoires, avec l’emploi du temps et les “thèmes de réflexion”, au nombre desquels ne figure pas celui d’imaginer en sortir.
En voici une autre : Là où manque l’occasion d’extérioriser un talent, continue Feuerbach, le talent manque aussi ; (là où il n’y a pas d’espace pour l’action, il n’y a pas non plus d’impulsion : l’espace est la condition fondamentale de la vie de l’esprit : où l’espace manque pour extérioriser une capacité, manque aussi la capacité elle-même, etc.) ; et par suite, en conséquence, chaque nouvel appareil ou machine électrique dont la commodité s’installe dans notre privauté ou l’organisation sociale fait la dispense d’une capacité, d’un talent, d’une faculté que nous possédions auparavant ; opère une diminution fatale, une soustraction : chaque progrès technique abêtit la partie correspondante de l’homme, ne lui en laissant que la rhétorique, ainsi que Michelstaedter le rédigeait en 1910 à la lueur d’une lampe à huile : tous les progrès de la civilisation sont autant de régressions de l’individu (et qui se suicidait le lendemain). Nous autres dont la vie se déroule au crépuscule de ce long désenchantement à quoi le principe de rationalisme étroit et positif nous a réduits – régression qui “est essentielle au développement conséquent de la domination”, précise Adorno dans une annotation au Meilleur des mondes – pourrions être les témoins étonnés de ce processus de déperdition parvenu à son terme, si nous n’en étions pas, en notre personne, aussi le résultat.
C’est par définition qu’une victime d’un rétrécissement de la conscience n’en est pas consciente ; (d’où l’intérêt de ces tests de dépistage précoce de l’ESB humaine ou de l’Alzheimer pour en informer l’usager pendant qu’il comprend encore ce qu’on lui dit).
Suivons néanmoins cette idée (que notre conscience est conditionnée par notre présence physique dans le monde, que c’est l’obligation d’être là en personne qui nous fait conscients ; et qu’aussi bien c’est seulement par la conscience que nous pouvons être là en personne) : les appareils et machines de la vie facile, de la satisfaction immédiate et sans peine ne nous dépouillent donc pas seulement des facultés, talents et capacités qu’ils remplacent, mais, en même temps que de la fatigue à les employer, de l’effort et de l’attention indispensables, de la contrainte d’être là en personne ; et donc aussi de la conscience de soi, qui était seulement à l’occasion de cet exercice.
& c’est ici que je vous prie de renouveler votre attention : quand, fatigué, on prend l’ascenseur pour gagner son étage, qu’on est transféré directement de la rue à l’étage, on a forcément moins conscience de rentrer chez soi (et l’on ne peut pas se rendre compte de combien c’en est peu un) ; et l’on n’est pas seulement privé du temps passé avec soi-même en montant l’escalier, et avec la fatigue, du plaisir d’y atteindre, mais aussi bien de l’emploi de ses jambes : de la faculté de rentrer chez soi par ses propres moyens.
(Et c’est pourquoi ce sont des imbéciles ou des inconscients, ceux qui disent : c’est la même chose de recevoir des e‑mails que des lettres dans la boîte au rez-de-chaussée : des malheureux surtout qui resteront toute leur existence dans l’ignorance de ce que c’est de remonter l’escalier dans la solitude de cette lettre qui n’est toujours pas venue, ou, enfin, un jour, qui est là avec son écriture dessus. Leur âme restera toujours vide de ces minutes-là, qui sont toute la clarté, toute la lumière, etc., “et nous restons sous leur emprise notre vie durant” ; de ces brefs moments “qui pourtant nous suffisent pour l’éternité” : par où notre existence est à elle-même sa propre éternité ; leur âme restera vide de cet escalier et un jour le néant les avalera comme se referme la porte automatique de l’ascenseur.)
C’est d’autant plus vérifiable – que ces appareils ne requérant pas d’autre effort que d’appuyer sur un bouton pour obtenir le résultat, étant appareils de diminution de la présence physique, sont aussi appareils de diminution de la conscience de soi (c’est peut-être scandaleux mais c’est comme ça) –, d’autant plus enfantin de s’en rendre compte dans le cas des appareils destinés à l’action directe sur l’état de conscience en fournissant au cerveau de la distraction sans aucun effort de sa part : voyez l’individu qui rentre dans son foyer unicellulaire et presque aussitôt ressent l’ennui de ce tête-à-tête avec lui-même, qui sent monter cette tension déplaisante de l’esprit essayant de se mouvoir par ses propres moyens – car vivre, par nature, est un état violent – : il lui suffit d’appuyer sur une touche pour que des gens se mettent à parler et bouger dans son cerveau avec leurs problèmes existentiels comme lui-même en aurait s’il n’était pas assis devant sa radiovision.
Et c’est l’explication du si bon accueil fait à chaque nouveau parasite électronique, qu’ils ont cette obligeance, en s’appropriant nos facultés, de ne nous laisser à charge que de fournir la vie biologique que réclame leur propre existence : voyez cette sollicitude du téléphone de poche qui épargne à son individu d’endurer le temps mort en se dotant d’une fonction “jeu électronique” ou d’une connexion au réseau planétaire qui nous désentrave “des barrières du temps et de l’espace” ; et voyez ce qu’il vous reste quand c’est l’ordinateur qui se met à parler avec son moteur de recherche qui trouve le renseignement, quand c’est l’automobile qui connaît le trajet et vous dit de prendre à droite, et quand c’est le four qui décide si c’est cuit et la carte de crédit qui sort du cash ; quand c’est le caméscope qui voit et se souvient, et ensuite perd la mémoire, etc., quand c’était déjà par dégénérescence la radiovision tenant lieu chez soi d’activité psychique : il faudrait beaucoup de distraction pour ne pas remarquer le résultat de ces appareils sur le cerveau de ceux qui s’en servent : ils ouvrent la bouche et il en sort des informations, des dialogues réalistes, des publicités, des sketches comiques et dès qu’ils trouvent un escalator ils se laissent porter dessus comme des poulets d’usine par le tapis roulant qui mène à la “sortie”. […]
Dans le cas des enfants maintenant c’est plus simple : c’est dès le début que les appareils raccordés à la place des facultés ne laissent subsister que les terminaisons nerveuses suffisant à leur emploi d’appuyer sur les touches : élevé par cette pédagogie de la non-contradiction, le petit consommateur aura peu de circonstances pour développer dans son caractère et sa pensée la capacité de résistance à la contrainte (à défaut de laquelle la pensée ne pourrait même pas exister) d’où s’engendrent les facultés (ainsi c’est dans l’ennui que se compostent les sensations, les rêveries, l’attention aux choses, le sentiment de l’ambiance, etc., d’où germera l’imagination qui inventera d’échapper à l’ennui par ses propres moyens), et arrivé à l’âge de son exploitation économique il est incapable de comprendre la contrainte qui s’exerce tout à coup sur lui ; qui se cachait derrière les boissons sucrées, les dessins animés, l’ordinateur qui parle gentiment.
Tous les progrès fournis à l’homme par la croissance économique sont de mêmes séquelles : rouler vivement trois cents kilomètres sur l’autoroute en écoutant les mélodies de Duparc, ou de la Goa trance, ne réclame pas tant d’attention, de présence physique, de conscience de ce qu’on est en train de faire, d’effort, de fatigue, que par l’ancienne nationale à deux voies d’avant la ceinture de sécurité ou même l’airbag (sans remonter plus loin) : ce sera donc moins un voyage et par suite l’endroit où l’on arrive n’est plus le même, le serait-il en apparence : lui aussi a perdu en présence physique. C’est pareil du voyage en avion : on débarque trois heures après avec sa carte de crédit dans un parc de loisirs. Et semblablement du trajet en train pressurisé mettant Marseille à quatre heures – au lieu que c’était en quinze avec la fumée du charbon quand on voulait peut-être une cabine de cargo mixte pour l’Au-delà de Suez ; et que cet express à vapeur déjà n’atteignait plus le Marseille de 1840 où l’on arrivait par journées de coche d’eau et de malle-poste traversant les paysages de la civilisation provençale, quand on voulait peut-être s’embarquer sur une goélette pour le Voyage en Orient – avec cet inconvénient, qu’il ne nous dépose plus à Marseille mais dans une banlieue quelconque de la décomposition mondiale comme partout ; et ce n’est pas le même livre qu’on lit posé sur la table à la lueur d’une lampe à mèche, et celui qu’on emporte sur la “plate-forme à vivre” (un canapé modulable) éclairée au krypton avec la stéréo en sourdine, etc.
Au fond, nous sommes las et importunés de ces efforts, de cette présence en personne que l’humanisation nous réclamait constamment pour se perpétuer à travers les générations depuis trois ou quatre mille siècles, peut-être plus ; l’Age collectiviste nous installe dans une seconde nature actionnée à l’électricité et n’exigeant de nous rien d’autre que l’abandon de cet effort : voilà le confort. »
Pour en revenir au débat Montebourg-Piolle : ils tweetent un mot en faveur du nucléaire, des EnR ou des deux, et se sentent participer, un peu, au développement général du système technologique, à la marche de la « totalité organisée », dont ils acceptent toutes les prémisses, qu’on ne leur propose jamais de remettre en question. Préférez-vous que tout continue avec nucléaire + EnR, ou juste avec EnR ? Dans tous les cas tout continue, et vous n’êtes pas encouragé à remettre cela en question. En outre, selon toute probabilité, ce choix s’effectuera en fonction de la force des choses, des nécessités du système sociotechnique et pas des préférences de quelques commentateurs sur Twitter. Dans tous les cas, c’est la perpétuation du désastre que l’on avalise.
Nicolas Casaux
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