par Alastair Crooke.
Les forces mondialistes sont mobilisées pour remporter une dernière bataille dans la « longue guerre ».
Dans « La révolte du public », Martin Gurri, ancien analyste de la CIA, affirme que les élites occidentales connaissent un effondrement de leur autorité dû à l’incapacité de faire la distinction entre la critique légitime et – ce qu’il appelle – la rébellion illégitime. Une fois que le contrôle du mythe justificatif des États-Unis a été perdu, le masque est tombé. Et la disparité entre le mythe et l’expérience publique de celui-ci n’est devenue que trop évidente.
En 2014, Gurri prévoyait que l’Establishment répondrait en dénonçant toutes les preuves du mécontentement public comme des mensonges et de la désinformation. L’Establishment serait, selon Gurri, tellement contraint dans sa « bulle » qu’il serait incapable d’assimiler la perte de son monopole sur sa propre « réalité » inventée. Ce déni de l’Establishment se manifesterait, selon lui, de manière autoritaire, délirante et maladroite. Ses prédictions ont été confirmées par la dissidence trumpiste, dénoncée comme une menace pour « notre démocratie », au milieu d’une répression des médias et des plateformes sociales. Une telle réponse ne ferait que confirmer les soupçons du public, enclenchant ainsi un cercle vicieux d’encore plus de « méfiance et de perte de légitimité », a conclu Gurri.
C’est là l’idée maîtresse de Gurri. L’aspect le plus frappant du livre est cependant qu’il semble si bien cerner l’ère à venir de Trump et du Brexit – et l’impulsion « anti-système » qui les sous-tend. Aux États-Unis, cette impulsion a trouvé Trump, et non l’inverse. Le point essentiel ici est que les États-Unis ne voient plus le Rouge et le Bleu comme les deux ailes étendues de l’oiseau de la démocratie libérale. Pour environ la moitié des Américains, le « système » était truqué en faveur des 0,1% de profiteurs, et contre eux.
Le point clé ici est certainement de savoir si la Grande Réinitialisation des élites – pour se réinventer en tant que leaders des valeurs « relookées » du libéralisme, recouvertes par une post-modernité nouvellement mise à jour, dirigée par l’IA et les robots – est destinée à réussir, ou non.
La poursuite de « l’occidentalisation » du globe – principale composante de « l’ancien » mondialisme libéral – bien que ternie et largement discréditée, reste obligatoire, comme le montre clairement le raisonnement convaincant récemment avancé par Robert Kagan : En l’absence du mythe justifiant « l’ensemencement de la démocratie dans le monde » autour duquel organiser l’empire, la logique morale de toute l’entreprise commence à s’effondrer, a affirmé Kagan (avec une franchise surprenante). Il affirme donc que l’empire américain à l’étranger est nécessaire – précisément pour préserver le mythe de la « démocratie » à l’intérieur du pays. Des États-Unis qui se retirent de l’hégémonie mondiale, affirme-t-il, ne posséderaient plus la cohésion nécessaire pour préserver les États-Unis en tant que démocratie libérale, chez eux non plus.
Gurri est ambivalent quant à la capacité de l’élite à tenir bon. Il affirme à la fois que « le centre ne peut pas tenir », mais ajoute ensuite que la périphérie n’a « aucune idée de ce qu’il faut faire ». Les révoltes publiques arriveraient probablement sans être accompagnées de plans cohérents, poussant la société dans des cycles interminables d’affrontements à somme nulle entre des autorités myopes et leurs sujets de plus en plus furieux. Il appelle cela une « paralysie de la méfiance », où les étrangers peuvent « neutraliser, mais pas remplacer le centre » et où « les réseaux peuvent protester et renverser, mais jamais gouverner ».
Il peut y avoir une part de vérité dans cette dernière observation, mais ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis n’est qu’une « bataille » (bien qu’elle soit essentielle) dans une guerre stratégique plus longue, qui remonte à loin. La notion de Nouvel Ordre Mondial n’est pas nouvelle. Imaginée par les mondialistes aujourd’hui comme hier, elle reste un processus téléologique « d’occidentalisation » du globe (les « valeurs universelles » occidentales), poursuivi sous la rubrique du modernisme (scientifique).
La particularité de l’actuelle grande réinitialisation toutefois dans le fait qu’il s’agit d’une version ultérieure, plus actualisée, des valeurs occidentales – et non des mêmes valeurs occidentales qu’hier. L’odeur du colonialisme a été exorcisée du projet impérial par le lancement d’une guerre contre la « suprématie blanche » et l’injustice raciale et sociale. Le leadership mondial a été reformulé pour « sauver la planète » du changement climatique, sauver l’humanité de la pandémie et nous protéger tous de la crise financière mondiale à venir. Qui pourrait résister à un programme aussi bien intentionné ?
L’actuel Grande Réinitialisation est un processus de métamorphose – un changement des valeurs et du paradigme occidentaux. Comme l’écrit le professeur Dugin : « Et c’est important – il s’agit d’un double processus visant à actualiser l’Occident lui-même – et [en même temps], à projeter une version actualisée vers le monde extérieur. C’est une sorte de combinaison postmoderne de l’Occident et du Moderne ».
Mais son essence – la racine de cette lutte méta-historique – a toujours été l’ordre mondial, la société ouverte axée sur la désincarnation des humains de toute forme d’identité collective. Tout d’abord, la désolidarisation de l’homme de la Renaissance de sa notion de microcosme interpénétré dans un vaste macrocosme vivant qui l’entoure (cet objectif a été largement atteint grâce à l’avènement du scientisme empirique) ; ensuite, le découplage du Catholicisme latin (via l’individualisme protestant) ; et dernièrement, la libération de l’État-nation laïque (via le mondialisme). Enfin, nous arrivons à la « phase tardive » de la mue – le détachement de toutes les identités et histoires collectives, y compris l’ethnicité et le sexe (qui doivent désormais être auto-définis).
C’est le passage à un nouveau type de libéralisme, qui fait du genre et de l’identité une fluidité liquide totale. Ce dernier aspect n’est pas un « accessoire » secondaire ou un ajout – c’est « quelque chose » d’essentiellement intégré à la logique du libéralisme. Cette logique est inéluctable. Et la fin logique ultime à laquelle elle mène ? Eh bien, à la désincorporation du soi subjectif dans le transhumanisme. (Mais n’allons pas là ; c’est sombre – c’est-à-dire qu’être humain, c’est imposer le subjectif à l’objectif – « Nous devons libérer les objets des sujets, de l’humanité, et explorer les choses telles qu’elles sont – sans homme, sans être un outil de l’homme »).
Et ici, la perspicacité de Gurri est saillante : Le plan est hors de contrôle, et devient progressivement plus bizarre. Le moment unipolaire américain est « terminé ». Il a créé des oppositions de toutes sortes, tant à l’étranger qu’à l’intérieur du pays. Les impulsions conservatrices et traditionnelles ont réagi contre le programme idéologique radical et, surtout, la crise financière de 2008 et le quasi-effondrement du système ont annoncé aux élites la fin prochaine de l’hégémonie financière des États-Unis et, par voie de conséquence, de la primauté des États-Unis. Cela a forcé un moment critique.
Maintenant, ils sont dans une impasse cruciale. Quand ils parlent de Réinitialisation, cela signifie un retour forcé à la poursuite de l’agenda. Mais ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Tout semblait presque prêt à se mettre en place il y a vingt ans ; pourtant, aujourd’hui, l’Establishment doit se battre pour chaque élément de cette stratégie car partout il rencontre une résistance croissante. Et ce n’est pas une résistance insignifiante. Rien qu’aux États-Unis, quelque 74 millions d’Américains rejettent la guerre culturelle qui leur est menée.
Fiodor Dostoïevski a décrit dans « Les Démons » la conséquence de toute cette rupture de sens, telle qu’elle a été découverte aux niveaux les plus profonds de la psyché humaine collective. La transcendance ? « On ne peut pas simplement s’en débarrasser ». Le désir de sens, de savoir qui nous sommes, est profondément ancré dans la psyché humaine. Dans « Les Démons », son déni et son rejet ne mènent qu’à une violence déformée (dont le viol d’enfants), à la destruction gratuite et à d’autres comportements pathologiques extrêmes.
À l’origine, Dostoïevski envisageait « Les Démons » comme une polémique politique, mais, horrifié par les reportages sur l’orchestration d’un meurtre politique inutile par un leader nihiliste russe, il a romancé l’histoire, dans l’espoir de montrer comment les libéraux laïques russes sensibles, bienveillants et bien intentionnés des années 1840 avaient préparé la voie à leur génération des années 1860, composée d’enfants radicalisés, obsédés par leur idéologie et déterminés à détruire le monde.
Dans un sens, l’exploration par Dostoïevski de la psychologie des Russes libéraux laïques des années 1840 (qui transmettaient leurs critiques de l’establishment à la génération suivante) était en quelque sorte le précurseur de la génération Woodstock des années 1960 – une jeunesse gâtée et désinvolte en quête de sens et de transcendance par rapport à la « réalité » ennuyeuse, à travers la musique, le sexe et les drogues. Tous deux ont donné naissance à des enfants en colère, animés par la haine d’un monde qui conspirait sans cesse à contrarier leur vision de ce que les choses « devraient être ».
Si l’on demandait à Dostoïevski pourquoi la culture occidentale est piégée dans une dynamique oscillant entre le libéralisme et le radicalisme nihiliste depuis environ deux siècles sans que l’on puisse en voir la fin, il répondrait probablement que c’est à cause de notre déconnexion des niveaux les plus profonds de ce que signifie être humain. Cette perte crée inévitablement des pathologies. (Carl Jung est arrivé à la même conclusion).
Alors, la Réinitialisation se réalisera-t-elle ?
Les élites s’accrochent toujours à l’occidentalisation (« l’Amérique est de retour » – bien que personne ne soit très enthousiaste). Les obstacles sont nombreux et croissants. Obstacles et crises à l’intérieur du pays – où Biden perd visiblement de son autorité. Le processus décisionnel américain semble dépourvu d’un « président », ou plutôt d’un maître de cérémonie fonctionnel. Qui est en charge de la politique étrangère ? C’est opaque. Et les États-Unis eux-mêmes sont irrémédiablement divisés et affaiblis. Mais aussi, pour la première fois, les États-Unis et l’UE sont de plus en plus perçus à l’étranger comme incapables de gérer les affaires les plus simples.
Néanmoins, l’appel aux armes des mondialistes est évident. Le monde a clairement changé au cours des quatre dernières années. Les forces mondialistes sont donc mobilisées pour gagner une dernière bataille dans la « longue guerre » – en cherchant à percer sur tous les fronts. Vaincre Trump est le premier objectif. Discréditer toutes les variétés de populisme européen en est un autre. Les États-Unis pensent mener les puissances maritimes et celles du pourtour en imposant une défaite psychologique, technologique et économique cuisante à l’alliance Russie-Chine-Iran. Par le passé, l’issue aurait pu être prévisible. Cette fois, l’Eurasie pourrait très bien se dresser solidement contre une Océania affaiblie (et une Europe pusillanime). Cela ébranlerait le Léviathan jusque dans ses fondations. Qui sait ce qui pourrait alors émerger des ruines de la post-modernité.
source : https://www.strategic-culture.org
traduit par Réseau International
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