Le conflit entre les banques centrales et les investisseurs eu égard à l’inflation et aux taux d’intérêt

Le conflit entre les banques centrales et les investisseurs eu égard à l’inflation et aux taux d’intérêt

« Investir en se berçant d’illusions peut durer étonnamment longtemps. Wall Street adore les frais générés par les transactions et la presse aime les histoires que des promoteurs flamboyants leur fournissent. À un moment donné, la flambée du prix d’une action mise en vedette peut elle-même devenir la « preuve » qu’une illusion est devenue la réalité. Finalement, bien sûr, la fête prend fin tôt ou tard, et de nombreux « empereurs » boursicoteurs se retrouvent tout nus. »

Warren Buffett (1930-), investisseur américain, (dans sa lettre annuelle du samedi 27 février 2021).

« Toutes les crises financières mettent en cause des dettes qui, d’une manière ou d’une autre, deviennent dangereusement décalées par rapport aux moyens de paiement disponibles. »

John K. Galbraith (1908-2006), économiste américain né au Canada (dans «A Short History of Financial Euphoria», 1994).

« L’histoire enseigne qu’une fois qu’un pays a contracté une énorme dette, il n’y a que deux façons de s’en sortir : l’une est simplement de déclarer faillite, l’autre est de gonfler la monnaie et de détruire ainsi la richesse des citoyens ordinaires. »

Adam Smith (1723-1790), économiste écossais, considéré le père de l’économie moderne, (dans « La richesse des Nations », 1776).

Depuis quelques semaines, le sentiment des investisseurs face à l’inflation et les taux d’intérêt futurs semble avoir changé. Faut-il croire que la complaisance face aux pressions inflationnistes, dans certaines parties de l’économie, touche à sa fin.

Malgré le ralentissement économique provoqué par l’impact économique de la pandémie, on a néanmoins constaté que certains prix étaient clairement à la hausse. On ne peut nier qu’outre l’exubérance du secteur financier où les cours des actions et des obligations sont déjà très élevés, certains prix de base dans l’économie réelle sont aussi en forte progression.

• Pressions soutenues sur les prix dans certains secteurs économiques importants

À titre d’exemple, le prix du pétrole est en hausse de plus de 50 pour cent par rapport à l’année dernière; les prix des matériaux de construction (bois, cuivre, acier, etc.) ont grimpé en flèche, jusqu’à 73% en un an. Sous la pression d’une forte demande et de l’augmentation des prix des matériaux, les prix de l’immobilier et des loyers sont aussi à la hausse. C’est ainsi que le prix médian des maisons aux États-Unis a augmenté de 15% en 2020, tandis que le prix moyen des maisons s’est accru de 23% au Canada, pendant la même période. Ajoutons aussi que les prix des aliments, en 2020, ont progressé de 3,8% aux États-Unis et de 2,3% au Canada et que ces hausses pourraient s’intensifier en 2021.

Même une partie des liquidités additionnelles injectées dans le système monétaire a nourri l’engouement pour les cryptomonnaies, un phénomène qui n’est pas sans rappeler la tulipomanie en Hollande, au 17ème siècle !

Le seul endroit où il ne semble pas y avoir d’inflation est dans les mesures officielles de l’inflation. Aux États-Unis, l’indice global des prix à la consommation (IPC-U) n’a augmenté que de 1,4% en 2020. Même l’indice des prix à la production (IPP) n’a augmenté que de 1,76%, depuis un an. [N.B.: Au Canada, les chiffres comparables de Statistique Canada sont de 0,7% (ou 1,3% pour l’IPC hors essence) et de 1,4% pour les biens durables, en 2020].

• Il est fort probable que le taux officiel sous-estime le taux véritable de l’inflation

Il y a trois facteurs qui peuvent expliquer la faible inflation signalée par les données officielles. 

Premièrement, il faut comprendre que les indices officiels d’inflation sont des indicateurs retardataires, car ce n’est qu’à tous les deux ans que les changements importants dans les habitudes de consommation sont pris en compte. Par conséquent, pendant la pandémie de 2020, même si les consommateurs ont considérablement modifié leurs dépenses de consommation, ce changement ne s’est pas encore reflété dans les mesures officielles de l’inflation.

En deuxième lieu, certains secteurs économiques importants (tourisme, voyages, hôtellerie, restauration, commerce de détail, art et culture, etc.) ont subi des baisses substantielles de la demande, de la production et de l’emploi, en 2020, et les prix de leurs services se sont abaissés. Ces baisses ont eu un effet déflationniste sur les indices officiels de l’inflation. On devrait s’attendre à ce que les prix dans les secteurs déprimés rebondissent, peut-être avec vengeance, une fois que la reprise économique reprendra son essor.

En troisième lieu, les prix du pétrole et de l’essence étaient très déprimés pendant la majeure partie de l’année 2020, mais ils ont depuis rebondi. On peut s’attendre à ce que des prix plus élevés pour les sources d’énergie soient pris en compte dans les futures mesures de l’inflation.

Ma conclusion provisoire est à l’effet que les mesures officielles de l’inflation ont sérieusement sous-estimé le taux d’inflation réel subi par les consommateurs pendant la pandémie, au cours de l’année 2020.

C’est une conclusion à laquelle sont aussi arrivés de nombreux investisseurs. Ceux-ci craignent que la politique monétaire super agressive des banques centrales, pour pousser l’inflation vers un seuil de 2%, est peut-être allée trop loin et a durée trop longtemps. Il en va de même de la politique qui consiste à pousser les taux d’intérêt en territoire négatif.

Cela n’implique nullement, d’un point de vue fiscal,  que les gouvernements ne sont point justifiés de mettre de l’avant des mesures d’assistance et de soutien aux travailleurs qui ont perdu leur emploi à cause de la pandémie, et qui pourraient avoir du mal à retrouver leur ancien emploi dans l’après pandémie.

• Les tensions entre les banquiers centraux et les investisseurs

C’est pourquoi un profond désaccord a surgi entre les banquiers centraux et les investisseurs sur les risques futurs d’inflation et sur le bien-fondé de la politique de garder les taux d’intérêt ultra bas, une fois que la pandémie sera chose du passé et que la reprise économique sera sur la bonne voie.

L’affrontement oppose, d’un côté, les banquiers centraux qui ont poussé les taux d’intérêt à des niveaux plancher avec leurs politiques d’argent facile, au cours des dix dernières années, et, de l’autre, les investisseurs sur les marchés obligataires, lesquels anticipent un fort rebond économique après la pandémie, et qui craignent de ce fait une surchauffe et une résurgence de l’inflation.

Jeudi dernier, le 4 mars, le désaccord a atteint un point critique  quand le président de la Fed américaine, M. Jerome Powell, a ouvertement contredit les investisseurs en déclarant qu’il n’avait pas l’intention de relever les taux d’intérêt à brève échéance. Il a même précisé que ce ne sera pas avant que les conditions du marché du travail ne se soient suffisamment améliorées et que l’économie américaine atteigne « le plein emploi et un taux d’inflation de 2 pourcent ». —Le gouverneur de la Banque du Canada, M. Tiff Macklem, récemment nommé, semble aussi souscrire aux visées de M. Powell.

Qu’est-ce qui explique des perceptions aussi divergentes ? Cela découle de vues différentes quant à l’offre excédentaire dans l’économie et quant à la vigueur de la reprise économique, une fois la pandémie vaincue.

D’une part, les banquiers centraux préféreraient maintenir les taux d’intérêt au plancher jusqu’à ce que l’économie atteigne son niveau de plein emploi et qu’un taux d’inflation modéré plus élevé soit atteint pour de bon. D’autre part, les investisseurs savent d’expérience que les banques centrales ont tendance à tergiverser et à attendre trop longtemps avant de s’attaquer aux pressions inflationnistes. Et, quand elles se décident à bouger, l’inflation est déjà fortement en hausse. Elles sont alors obligées d’appliquer fortement les freins monétaires, de sorte que les taux d’intérêt explosent, provoquant toutes sortes de perturbations sur les marchés.

La période d’avant 1980, au cours de laquelle les banques centrales ont attendu trop longtemps avant de s’attaquer à une inflation en progression, en est un bon exemple. En 1980, en effet, elles ont fortement poussé les taux d’intérêt à la hausse et cela a provoqué la très sérieuse récession économique de 1980-1982. [Rappel : Aux États-Unis, le taux des fonds fédéraux a atteint 21% en juin 1981, tandis qu’au Canada, le taux directeur de la Banque du Canada a culminé également à 21%, en août 1981.]

Plusieurs investisseurs pensent que les conditions économiques actuelles se rapprochent de celles qui prévalent après une guerre, lorsque les gouvernements ont gonflé les dettes publiques et que les consommateurs se lancent dans des achats qu’ils ont été forcés de reporter. C’est pourquoi les investisseurs anticipent un rebond économique, à la fin de la présente crise sanitaire, beaucoup plus fort que ce que les banques centrales semblent entrevoir.

• Les motivations des banquiers centraux pour garder le cap sur leurs politiques d’argent facile, au moins pour un temps 

Les banquiers centraux ont actuellement deux craintes, ce qui peut expliquer pourquoi ils préféreraient garder les intérêts à un niveau très bas pendant encore quelques années.

Premièrement, la Fed étasunienne constate qu’il y a encore 10 millions d’emplois de moins aujourd’hui qu’il n’y en avait en mars 2020. [N.B. : Le marché du travail au Canada est tout aussi anémique, alors qu’il y avait 858 000 emplois de moins en janvier 2021 qu’en février 2020.]

Les banquiers centraux pensent que les mesures prisent pour combattre la pandémie ont causé des dommages structurels importants à l’économie, tout particulièrement dans le secteur des services et parmi les jeunes travailleurs, et qu’il faudra du temps pour revenir au plein emploi.

Deuxièmement, les banquiers centraux sont très préoccupés par le surendettement. En effet, le système financier international est présentement surchargé de dettes, à tous les niveaux, gouvernements, entreprises et consommateurs. Ils craignent que toute hausse des taux d’intérêt ne vienne alourdir le fardeau du service de la dette et réduise la demande globale et, éventuellement, ne déclenche une crise financière et une récession économique.

• La dette globale est à un sommet historique

La dette globale, tant privée que publique, pourrait atteindre le niveau insoutenable de 400 pourcent du Produit Intérieur Brut mondial (PIB), en 2021. Lorsque les taux d’intérêt reviendront à des niveaux plus près de la normale, de nombreux ravages pourraient s’en suivre.

Il est paradoxal de constater que ce sont les taux d’intérêt artificiellement bas des banques centrales qui ont encouragé un tel surendettement. Et aujourd’hui, ces mêmes banques centrales se trouvent prisonnières de leurs politiques passées, et elles redoutent que si elles revenaient à des taux d’intérêt plus normaux, cela pourrait provoquer une crise d’endettement mondiale.

En effet, au lendemain de la Grande Récession de 2008, les banquiers centraux ont fait preuve d’imagination pour trouver de nouvelles façons d’accommoder les politiciens qui souhaitaient, tout à la fois, des baisses d’impôts, des déficits publics gonflés, des taux d’intérêt extrêmement bas, et une croissance économique plus rapide, sans inflation. C’était peut-être trop beau pour pouvoir durer très longtemps.

Les banques centrales, tant en Europe, en Amérique et au Japon, ont gonflé leurs bilans en faisant marcher la planche à billets pour acheter un fort volume d’obligations d’État et d’autres actifs financiers, dans le but de pousser les taux d’intérêt nominaux et réels à la baisse, et ainsi stimuler la croissance économique.

À titre d’exemple, depuis mars 2020, la Fed américaine achète, chaque mois, pour 120 milliards de dollars d’obligations du Trésor, de diverses échéances, et de titres adossés à des créances hypothécaires, afin de maintenir les taux d’intérêt à un niveau abaissé. La Banque centrale européenne (BCE) et les autres banques centrales des pays avancés ont fait de même.

Le bilan des avoirs financiers de la Fed américaine, lequel atteignait un montant inférieur à 1 000 milliards de dollars en 2008, s’établit aujourd’hui à 7 000 milliards de dollars. Le bilan de la Banque du Canada s’établissait à 51 milliards de dollars canadiens en 2008, et il atteint maintenant 573 milliards de dollars canadiens. De même, le bilan consolidé des banques centrales et de la BCE de l’Eurosystème est passé à 6 979 milliards d’euros en janvier 2021, alors qu’il n’était que de 702 milliards d’euros, fin 2008.

Les banques centrales peuvent ainsi gonfler leurs bilans à volonté (c’est-à-dire injecter de grandes quantités d’argent neuf dans l’économie) pendant un certain temps, à condition que les pressions déflationnistes soient telles qu’il n’en résulte pas d’inflation. Si les taux d’intérêt commencent à augmenter, toute cette politique monétaire peut commencer à s’effriter.

Avec la relance économique qui s’annonce, les banques centrales éprouveront des difficultés à garder les taux d’intérêt au plancher. En réalité, cela pourrait s’avérer impossible sans créer des bulles spéculatives insoutenables sur plusieurs marchés, quand l’activité économique générale reprendra pour de bon.

• Quelles seraient les conséquences si les banquiers centraux maintenaient les taux d’intérêt super bas, trop longtemps ?

Si les banquiers centraux tentaient malgré tout de garder les taux d’intérêt nominaux artificiellement bas, en gonflant la base monétaire et la masse monétaire, ce serait comme alimenter un feu. Cela créerait encore plus d’anticipations inflationnistes.

Étant donné que l’une des missions des banques centrales est d’empêcher qu’une inflation excessive ne s’installe, tout en maintenant l’emploi à un haut niveau, elles devraient faire en sorte d’éviter que leur politique d’argent facile rende inévitable une hausse des anticipations inflationnistes.

Déjà, la politique monétaire peu orthodoxe et sans précédent, mise en œuvre au cours de la dernière décennie, a créé d’énormes bulles spéculatives dans l’immobilier, sur le marché obligataire et sur le marché boursier, avec des effets positifs mitigés pour l’économie réelle, dans son ensemble.

On peut se demander si les banques centrales n’ont pas poursuivi des objectifs à court terme, tant au plan financier qu’économique, au prix d’éventuels troubles financiers et économiques, à plus long terme. En effet, en encourageant le développement de bulles spéculatives, les banques centrales courent le risque de devoir faire face à un important krach financier, dans un avenir plus ou moins rapproché.

• Peut-on s’attendre à ce que les épargnes gonflées des consommateurs pendant la pandémie donnent lieu à un rebond de leurs dépenses ?

Il serait logique de s’attendre à ce que les consommateurs, tant aux États-Unis qu’au Canada, et ailleurs, dépensent au moins une partie des épargnes accumulées pendant la crise, une fois la pandémie chose du passé. Il s’agit d’une sorte de demande refoulée, laquelle deviendrait un facteur additionnel qui soutiendra l’économie au cours des quelques prochaines années, possiblement jusqu’en 2023-2024.

Dans un tel contexte de forte reprise économique, et considérant les énormes liquidités monétaires déjà injectées dans l’économie par les banques centrales, on pourrait même entrevoir une période d’euphorie économique et financière et un emballement des marchés. (Tout cela, bien sûr, est conditionnel à ce qu’il n’y ait point une troisième vague incontrôlée de variantes du virus.)

• Des dettes publiques trop élevées risquent de freiner la croissance économique dans l’avenir

Un autre facteur, négatif celui-ci, est à considérer. En effet, à cause de l’impact économique de la pandémie, plusieurs gouvernements dans le monde croulent plus que jamais sous l’endettement, et ce niveau est encore plus élevé qu’après la Seconde Guerre mondiale. Parmi les économies les plus avancées, les dettes publiques représentent aujourd’hui plus de 120% de leur PIB et ce ratio est en progression.

Un tel surendettement risque de freiner la croissance économique future. En effet, des dettes publiques anormalement élevées ont tendance à pousser les taux d’intérêt à long terme à la hausse. À leur tour, des coûts d’emprunt plus élevés découragent les investissements privés et nuisent à la productivité. Des dettes publiques extraordinairement élevées peuvent aussi forcer les gouvernements à hausser les taxes et les impôts pour faire face aux exigences du service de la dette. Il s’agit alors d’un autre frein potentiel à la croissance économique.

Conclusion

La situation économique dans la plupart des économies avancées, en particulier aux États-Unis et au Canada, mais aussi en Europe, se trouve à un moment crucial. Il est normal de penser que le ralentissement économique, conséquence de la pandémie, est sur le point de prendre fin, en raison des programmes de vaccination mis en œuvre dans la plupart des pays et d’une remontée des dépenses.

Il reste à savoir si les craintes des investisseurs de voir l’inflation progresser rapidement, avec la forte reprise économique qu’ils anticipent, finiront par pousser les taux d’intérêt à long terme à la hausse. Il reste aussi à savoir si les banques centrales pourront maintenir encore pour quelques années leurs politiques de taux d’intérêt artificiellement bas. Chacune de ces possibilités comporte ses propres risques.

Rodrigue Tremblay

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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides). Il est titulaire d’un doctorat en finance internationale de l’Université Stanford.

On peut le contacter à l’adresse suivante : [email protected].

Il est l’auteur du livre géopollitique « Le nouvel empire américain » et du livre de moralité « Le Code pour une éthique globale », de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ». 

Site Internet de l’auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com/


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À propos de l'auteur Mondialisation.ca

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