Le phénomène de regroupement des Déplorables – associée au Trumpisme – n’est pas la cause de la crise actuelle, mais son symptôme, nous explique Alastair Crooke.
Par Alastair Crooke – Le 1er février 2021 – Source Strategic Culture
Harold Macmillan, en réponse à un journaliste qui lui demandait ce qui risquait le plus de faire déraper les gouvernements, aurait répondu simplement : « Les événements, mon cher, les événements ». C’est exact, mais ce n’est pas une explication suffisante. La dynamique systémique inhérente est tout aussi importante en politique – et en économie – pour nous faire avancer dans une direction particulière, que l’on en soit conscient ou pas, et souvent avec des conséquences imprévues. Ces conséquences peuvent être tellement éreintantes et désastreuses qu’elles renversent souvent la dynamique en son opposée – dans laquelle la nuit aspire au jour, et le jour, à la nuit.
La structure des économies occidentales est aujourd’hui totalement différente du mythe d’un capitalisme entrepreneurial « suivant ses capacités » – ce dernier n’était bien sûr pas plus « réel » en soi que la membrane qui maintenait ensemble cette vision collective particulière, sédimentée, à travers le temps, dans une conviction de sa propre réalité.
Aux États-Unis, on croit cependant que le « moteur » de l’économie « réelle » est mort (sa disparition étant exacerbée mais non causée par la Covid). Elle a été remplacée par des tentatives de « réinitialisation » de la finance et des technologies nouvelles, accaparés par des groupes élitistes.
Le changement a été choquant par son ampleur et par la discrétion avec laquelle il s’est infiltré : Les marchés d’actifs ont été coupés de tout lien avec les rendements économiques ; des cotations se chiffrant en milliards n’ont plus besoin d’être étayées par le moindre profit. La fixation des prix par l’interaction des marchés n’existe plus. Les marchés ne sont plus libres, mais gérés par le Trésor public ; le capitalisme d’entreprise s’est transformé en un oligarchisme monopolistique ; l’innovation et les petites entreprises ont été écrasées ; les inégalités sont généralisées ; l’impression de la monnaie et la dette ne sont plus limitées par des considérations prudentes, mais par d’excitantes « opportunités » ; et les taux d’intérêt n’agissent plus comme un mécanisme par lequel le capital est dirigé vers son utilisation la plus efficace et productive. Il s’agit d’un changement de paradigme complet.
Le fait est que cette dynamique est devenue hégémonique – il n’y a pas moyen de s’en échapper. Aussi sceptique que l’on puisse être quant à ses fondements illusoires, toute tentative des autorités pour la freiner risque de la faire s’effondrer. Les banques centrales mondiales n’accepteront pas – ne pourront pas accepter un effondrement du marché. Non, elles doivent pousser cette « réalité » nouvellement imaginée jusqu’à ses limites, et en supporter les conséquences, qui peuvent être mal connues. La folie va donc continuer. Nous sommes dans un monde nouveau où nous sommes obligés d’agir comme si nous étions en quelque sorte « rationnels au milieu de l’irrationnel », jusqu’à ce que la fièvre s’apaise.
Mais qu’en serait-il si la politique étasunienne (et pas seulement l’économie) entrait dans une dynamique hégémonique similaire, un cadre auquel, aussi irrationnel que certains puissent le juger, on ne peut tout simplement pas échapper – enfermant aussi étroitement les Américains dans des structures institutionnelles que l’économie est maintenant piégée dans sa « cage financière » ?
Une chronique d’opinion du New York Times laisse supposer que c’est précisément dans cette direction que les événements nous dirigent, dans une dynamique politique puissante. Dans un éditorial intitulé « Nous devons rendre le parti républicain moins dangereux », l’auteur écrit :
Dans son discours inaugural de mercredi, Joe Biden a déclaré qu'après quatre années de chaos à la Trump, la "démocratie" avait "prévalu". Mais il aurait peut-être été préférable, même si cela n'est pas approprié pour le moment, que le nouveau président déclare que la démocratie avait "survécu". À bien des égards, Donald Trump a été un stress-test pour notre démocratie. Et alors que nous commençons à évaluer les dégâts causés par son mandat, il est clair que nous n'avons pas été particulièrement bons. Les forces qui, selon nous, pouvait contraindre Trump, par simple réflexe de survie - l'opinion publique et les exigences du cycle électoral – n’ont pas inquiété un président ayant une base populaire avec une loyauté à toute épreuve et un réseau de propagande à multiples facettes. Les institutions que nous pensions capables d'endiguer son pire comportement - les tribunaux, la bureaucratie fédérale - ont obtenu un résultat mitigé, permettant de satisfaire ses désirs aussi souvent qu'elles contrariaient ses impulsions les plus destructrices. Et le Congrès, conçu pour contrôler et défier un président hors la loi, a du se battre pour simplement faire son travail. Bien sûr, il y a eu des élections, et bien sûr, Trump a du effectivement quitter la Maison-Blanche ... Mais la différence entre la réalité actuelle et celle où Trump aurait renversé un étroit résultat en faveur de Biden est de quelques dizaines de milliers de voix dans une poignée d'États : Si la Pennsylvanie ou l'Arizona étaient les seuls à faire la différence entre la victoire et la défaite, sommes-nous si sûrs que les responsables électoraux républicains auraient résisté à la pression écrasante du président et de ses alliés ? Nous avons été sauvés, en somme, par l'écart de votes. Cela ne donne pas une bonne image de la démocratie américaine. Mais cela montre clairement la source de notre dysfonctionnement : le Parti Républicain. Le Parti Républicain de 2021 est un parti presque totalement inféodé à ses éléments les plus radicaux, un parti qui, dans l'ensemble - comme nous venons de le voir il y a quelques semaines - n'accepte pas de perdre les élections et cherche à renverser ou à délégitimer un résultat non favorable. Il diffuse de fausses accusations de fraude électorale et utilise ensuite ces accusations pour justifier la suppression d’électeurs et de leur droit de vote. Elle nourrit ses partisans de mensonges et utilise ces mensonges, comme l'ont fait les sénateurs Ted Cruz et Josh Hawley, pour remettre en cause les processus fondamentaux de notre démocratie.
Quand Ray Dalio, le célèbre dévot de Davos et directeur informatique de Bridgewater, le plus grand fonds d’investissement au monde, déclarait récemment que « nous [les États unis] sommes au bord d’une terrible guerre civile », ZeroHedge (un site internet financier à succès aux États-Unis) a rappelé à M. Dalio que, il y a plus de dix ans, il avait déjà prévenu que la folie monétaire sans contrainte de la Fed (l’Assouplissement quantitatif) finirait par déboucher sur une guerre civile – une prévision pour laquelle ZeroHedge a été beaucoup raillé à l’époque.
Pourtant, quel pressentiment. La réponse à la crise financière de 2008, qui a consisté à faire rouler des montagnes de dettes toujours plus importantes (« imprimer » plus d’argent/de dettes) à des taux d’intérêt zéro, a été responsable d’un transfert massif du pouvoir d’achat des 60% vers les 1%, d’inégalités de richesse criantes, de la concentration des moyens économiques (et du pouvoir politique) entre les mains de l’oligarchie – en parallèle avec l’étouffement croissant du secteur « déplorable » de l’économie. Selon les termes employés par ZeroHedge à l’époque, cette partie de la population américaine était « poussée sous le bus par la Réserve fédérale ».
En bref, le phénomène de regroupement des Déplorables – associée au Trumpisme – n’est pas la cause de la crise actuelle, mais son symptôme. ZeroHedge met Dalio au défi d’admettre cette vérité.
Venons-en à l’autre partie du mythe américain, qui est culturel et politique. Et c’est précisément là qu’une autre décision stratégique, en apparence mineure, a déclenché une dynamique politique tout à fait opposée – qui menace également de devenir une toile d’araignée hégémonique dont il est presque impossible de s’échapper.
Tout comme les intérêts et les fortunes du monde financier sont liés au fait de ne pas donner un coup de pied dans le nid de frelons qu’est cette politique monétaire catastrophique (qu’il est de toute façon trop tard pour inverser), les fortunes politico-démographiques sont liées au fait de ne pas permettre que l’on donne un coup de pied au nid de frelons qu’est la politique identitaire et de genre, une politique basée sur la notion d’équité, plutôt que la notion d’égalité social.
Cela peut sembler faire peu de différence, de mettre l’accent sur l’équité plutôt que sur l’égalité. Pourtant, l’équité, qui est applaudie par de nombreuses personnes bien intentionnées, veut dire qu’il ne suffit plus que l’Amérique soit, pour ainsi dire, « daltonienne » et égalitaire mais qu’elle doive maintenant être « équitable », et cela signifie la « mort » du mythe fondateur américain de la liberté individuelle ; tout comme l’Assouplissement Quantitatif (tout aussi applaudi par des gens bien intentionnés) a signifié la « mort » du vieux mythe américain de la liberté et de l’égalité face à l’opportunité économique.
L’exigence selon laquelle les Américains blancs doivent non seulement admettre, et surtout s’excuser, pour la contribution des générations précédentes au désavantage et à l’injustice de l’histoire américaine – et expier cette contribution en acceptant d’être discriminés aujourd’hui, pour le bien de l’histoire – fait ressortir l’hypothèse cachée qui sous-tend le mythe américain d’une robuste individualité. L’historien Walter Russell Mead identifie dans son livre intitulé God and Gold, que l’histoire d’Abraham – absous du péché par Dieu, et épargné du sacrifice de son fils Isaac, est parti à l’étranger pour trouver sa nouvelle voie – représente le récit archétypal de l’Amérique. Russell Mead a fait valoir que l’individualisme inhérent à la religion britannique et américaine a été déterminant pour l’ascension de ces États vers la puissance mondiale.
Tout comme le moteur entrepreneurial de la réelle économie américaine a été perdu au profit de la dynamique du financiarisme, WASP America [l’Amérique blanche et protestante, NdT] voit que le moteur de ce qui a fait la « grandeur » de l’Amérique – l’individualisme sauvage – est perdu au profit de la dynamique de la « Woke Culture » – et voit aussi que le carcan de la Big Tech rend les coups de pied dans ce nid de frelon culturel au mieux inutiles, au pire dangereux.
Ainsi, ce qui semble une petite différence déclenche une dynamique majeure. De nouvelles identités, « communautés » et genres remplacent la « nation » américaine parce que 75 millions d’Américains en sont venus à croire, à un certain niveau, que l’identité traditionnelle de la communauté nationale ne peut plus exister sous l’imposition de la Woke Culture. Ils se voient jetés sous le bus d’une marée culturelle en plein essor. Encore une fois, le trumpisme doit être considéré comme un symptôme, et non comme une cause.
Cependant, cette analyse – le trumpisme comme symptôme – n’est absolument pas celle que partage l’auteur de l’article d’opinion du New York Times cité plus haut :
Nous avons été sauvés, en somme, par l'écart de votes. Cela ne donne pas une bonne image de la démocratie américaine. Mais cela montre clairement la source de notre dysfonctionnement : le Parti républicain…. En d'autres termes, le stress-test qu’a été Trump a révélé une vulnérabilité presque fatale de notre démocratie - un Parti républicain militant et de plus en plus antidémocratique - pour laquelle nous n'avons peut-être pas de solution viable. Avant même de commencer à réparer la démocratie américaine, nous devons rendre le Parti Républicain moins dangereux qu'il ne l'est. La solution optimale serait de transformer notre système bipartite en un système multipartite, qui sépare la droite radicale de la droite modérée et donne à cette dernière une chance de gagner le pouvoir sans faire appel à la première. Mais cela exige un changement fondamental du système électoral américain, c'est-à-dire que cela ne se fera pas de sitôt (et peut-être jamais). La seule autre alternative - la seule chose qui pourrait obliger le Parti Républicain à changer de braquet - est que le Parti Démocrate établisse une domination politique nationale du type de celle qui n'a pas été observée depuis l'apogée de la coalition du New Deal... Mais une chose est certaine. La crise de notre démocratie est loin d'être terminée. Tout ce que nous avons gagné, avec le départ de Trump, c'est un répit au chaos - et une chance d’effectuer toutes les améliorations que nous pourrons.
Les voilà donc, les forces de la dynamique : Tout comme la Fed doit pousser sa nouvelle « réalité » de l’Assouplissement Quantitatif jusqu’à ses limites, et en supporter les conséquences, le Parti Démocrate et ses hommes de terrain du Big Tech doivent eux aussi pousser leur nouvelle « réalité » culturelle jusqu’à ses limites, quelles qu’en soient les conséquences.
Il ne s’agit pas de polémiquer (soit dit en passant). Il ne s’agit même pas politique, sauf dans la prévision de son éventuel dénouement. Il s’agit du dharma de la dynamique de forces – et elles sont ce qu’elles sont. C’est leur nature.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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