Une analyse du phénomène paru dans le numéro 79 ( avril 2017) de la revue Rébellion
« Je fais la politique du 21ème siècle. Entre Facebook, Twitter et Instagram, je suis suivi actuellement par 12 millions de personnes. Ce n’est pas rien. »
Si la plus grande ruse de l’idéologie est de nous faire croire qu’elle n’existe pas, Donald Trump est le diable en personne. Son discours se présente comme un simple constat du réel compréhensible par un enfant de huit ans, loin de tout concept et de toute intention cachée. « Il y a un problème, faut le résoudre… You know, right ? » Le candidat Trump est en apparence vide, représente la voix de ceux qui votent pour lui (ce que tout bon candidat devrait être, et a fortiori quand il a la quasi-totalité de la classe politique et des médias officiels contre lui). Demeure pourtant quelque chose de terriblement ambigu derrière le sourire et les propositions de bon sens. Cet homme ne serait-il pas – horresco referens ! – un fasciste ?
Le ventre toujours fécond
Lors de la Convention Nationale Républicaine de Cleveland, au moment d’accepter formellement une nomination qu’il a conquise au culot, il s’exclame : « L’américanisme, et non le mondialisme, sera notre credo ! ». L’américanisme ? Le terme peut sembler innocent, mais il est d’une violence inouïe au sein de la grande messe réconciliatrice du parti. Trump ne rend que très ponctuellement hommage aux fétiches habituels des Républicains : la Constitution et la Bible, et exprime avec ce simple mot l’idée que son pays a une identité singulière dépourvue de vocation universelle ; qu’il s’agit d’une nation parmi d’autres, certes pas la moins importante mais en aucun cas une lumière pour le monde. Il ne fera pas d’exposé détaillé sur le contenu de cet américanisme, mais ce à quoi il l’oppose, le mondialisme, suffit pour s’en faire une idée plus ou moins vague. Là encore, il s’agit d’un mot inédit dans la bouche d’un politicien républicain. C’est par contre l’ennemi déclaré et le fonds de commerce du leader d’opinion Alex Jones, selon lequel l’Amérique est sous le contrôle d’une élite transnationale sataniste ayant pour objectif à long terme la mise en place du fameux gouvernement mondial. Réserve Fédérale, 11 septembre, MK-Ultra, tous les centres d’intérêts de la sphère dite complotiste trouvent un écho chez Alex Jones, non sans une certaine hyperbole et accompagnés de publicités pour des filtres à eau (puisque les mondialistes nous empoisonnent via les robinets) et des compléments alimentaires pour reconquérir l’équilibre hormonal. Et des casquettes et des tee-shirts aussi, parce que ça ne mange pas de pain. La contestation de l’histoire officielle n’est pas chose nouvelle aux États-Unis, mais Alex Jones, est sous la bannière de son site Infowars la figure de proue d’un soupçon toujours plus répandu quant au sens à donner à la marche (pour éviter la répétition) du monde. Au cours des dernières années, cette contre-culture populiste et distincte du parti républicain a acquis grâce à Internet une visibilité importante.
Fin août 2016, Hillary Clinton dénonce lors d’un discours à Reno dans le Nevada une « marge radicale » dont Trump serait l’incarnation politique et qui aurait pris le contrôle du parti adverse autrefois si docile. Elle nomme Alex Jones et Infowars, ainsi que le plus récent et encore plus frontal Breitbart News, que son directeur exécutif Stephen Bannon vient de quitter pour diriger la campagne de Trump. Elle évoque une « sombre conspiration de droite » financée par Vladimir Poutine et visant à promouvoir un « nationalisme extrême » afin détruire la démocratie américaine. Complot contre complot. Derrière Trump, la Bête Immonde, ou plutôt « l’idéologie raciste émergente connue sous le nom d’Alt-Right » (à l’instant où elle prononce ces mots, un membre du public crie « Pepe ! » – nous y reviendrons). Mais en août 2016 ni Infowars ni Breitbart n’utilisent ce label pour se décrire. Depuis le début de la campagne, un mouvement informe, surgi des fonds les plus insondables d’Internet et qui place de grands espoirs en Donald Trump, fait un boucan numérique tel qu’Hillary Clinton, son équipe et tout ceux qui se tiennent derrière ne peuvent plus l’ignorer totalement. Mais ce qui leur fait face est tellement inattendu, effrayant et autre qu’ils ne peuvent en parler directement et l’amalgament au populisme et au nationalisme – somme toute assez civiques – des précités. S’il existe des points de convergence, l’Alt-Right est bien pire ; c’est un monstre comme seule l’Amérique pouvait en accoucher.
Le régime paléo
Le bipartisme américain peut sembler n’être que l’illusion du choix, quand les partis tiers ne pèsent à peu près rien sur la balance et que Démocrates comme Républicains mènent à peu de choses près la même politique depuis au moins la fin de Guerre Froide. C’est lors des primaires que des voix discordantes peuvent tenter se faire entendre du plus grand nombre. Avant Trump, il y eut Pat Buchanan et Ron Paul, deux représentants de l’école paléo-conservatrice dont les candidatures de 1992-1996 (pour le premier) et de 2008-2012 (pour le second) ont généré quelques remous à la surface autrement placide de la mare républicaine.
Le mot « paléo-conservateur » a été forgé dans les années 1980 par le politologue Paul Gottfried, qui cherchait à dénoncer la mainmise des néo-conservateurs sur son camp et à réhabiliter/recréer une tradition politique américaine dont on peut énumérer quelques fondamentaux : l’anti-communisme, l’anti-fédéralisme, l’isolationnisme, l’opposition au politiquement correct, au multiculturalisme et à l’immigration. Les « paléos » définissent les États-Unis comme une nation européenne (comprendre : blanche), ils déplorent le déclin des valeurs familiales et, sans la dévotion excessive de la droite religieuse, défendent la religion comme ciment de l’ordre social. Une sorte de maurrassisme américain.
En novembre 2008, quelques semaines après l’élection de Barack Obama, le même Paul Gottfried utilise pour la première fois l’expression « Alternative Right » lors d’une réunion du H.L. Mencken Club, une société de pensée paléo-conservatrice. Il constate l’échec de l’entreprise que lui et quelques autres ont entamée deux décennies auparavant. Le camp paléo, dès le départ minoritaire, n’a cessé de s’écharper sur des détails, chaque micro-chapelle s’échinant à convertir les autres à sa pureté doctrinale plutôt que de chercher un compromis doté de la moindre puissance pragmatique. Pendant ce temps, le parti républicain était peu ou prou entièrement phagocyté par d’anciens trotskystes, faux conservateurs et vrais marranes, qui y imposaient le culte de l’immigration et l’interventionnisme forcené afin de libérer le monde entier au nom de la Liberté. Gottfried remarque cependant que le public réuni ce soir-là rassemble beaucoup de jeunes hommes brillants et absolument déterminés, et il a de grands espoirs pour le futur. Il conclut son discours ainsi : « Un ami a un jour remarqué mon ambivalence dans la description de mes ennemis. Ma répugnance envers leurs idées vides et leurs personnalités dégoûtantes est toujours mêlée d’une admiration profonde pour leur capacité à rester unis comme des frères. C’est cet aspect de l’histoire néo-conservatrice que nous devons garder à l’esprit et imiter si nous voulons sortir de l’oubli auquel ils nous ont relégués. Nos ennemis sont peut-être vulgaires, mais ils sont tout sauf idiots. Et leur succès indubitable a beaucoup à enseigner à ceux qui veulent les supplanter – pour en dernière instance leur faire ce qu’ils nous ont fait ».
Méta/pol/itique
S’il fallait assigner un lieu de naissance au mouvement, ce ne serait cependant pas le H.L. Mencken Club. L’Alt-Right ne vient de nulle part, sinon du choc permanent des solitudes sur Internet, où tout le monde est plus méchant, plus menteur et plus vrai que dans le monde réel. Tout a commencé avec le point Godwin. Mais un site se démarque pendant les années 2000 : le forum 4chan. Grâce à sa politique de liberté d’expression à peu près totale – pornographie infantile mise à part mais les modérateurs font ce qu’ils peuvent – s’est développé plus que partout ailleurs l’art du trolling, cette comédie éristique où on ne sait jamais vraiment qui provoque qui et où s’arrête la satire. Appliqué à actualité et à la politique sur le sous-forum dédié pol , l’égrégore 4chan s’est naturellement mis à blasphémer les grands tabous de l’époque, à tenir le genre de propos pour lesquels en France-pays-des-droits-de-l’homme-et-de-la-liberté-d’expression on peut vous envoyer devant un tribunal. Comme l’a un jour dit Ségolène Royal : « Internet peut être un formidable auxiliaire de démocratie participative ». On pourrait appeler cela la loi de Gottwein : plus une discussion est libre, plus la probabilité qu’on fasse l’éloge d’Adolf Hitler est grande. Pour la blague hein, enfin quoique… De façon générale, on se révolte contre le monde moderne en échangeant avec d’autres adresses IP, on parle librement de la biodiversité humaine, des religions, de l’histoire et de l’actualité dans un esprit iconoclaste, joyeusement fachoméchanpabo et plein d’autodérision.
On partage aussi des images, c’est le but du forum au départ. Des montages grossiers, des caricatures ouvertement antisémites et racistes, des dessins dans le style manga représentant de belles filles en uniforme de la Wehrmacht, etc. Souvent un petit texte moqueur ou informatif pour accompagner. Beaucoup de reprises de la même image avec quelques modifications : les fameux mèmes Internet, qui de par leur caractère auto-référentiel renforcent le sentiment d’adhésion à une communauté – aussi artificielle soit-elle – et qu’ensuite il s’agit ensuite d’aller propager sur les réseaux sociaux, pour agacer les gauchistes ou les normies (ceux qui sont extérieurs à toute politique radicale). On fait des canulars parce qu’on s’ennuie, ou qu’on y croit à moitié, ou totalement. Difficile de savoir si c’est du lard ou du cochon, on s’amuse et c’est l’essentiel. Internet fait un rêve. Un rêve de fer.
Les jeunesses spenceriennes
Mais qu’est-ce qui relie le projet de dépassement du paléo-conservatisme formulé par Paul Gottfried et la rage anonyme de /pol/ ? Pour des yeux extérieurs, il s’agit certes de la même engeance, le croque-mitaine des « progressistes » et autres bobos – tant pis si Gottfried est lui-même circoncis et voué par les plus violents des 4chaneurs à finir en savonnette !
Le terme « Alt-Right » aurait été forgé selon la rumeur par le jeune et sémillant journaliste Richard Spencer. Disciple de Gottfried éjecté de plusieurs publications paléo-conservatrices en raison de ses positions jugées trop extrêmes, il fonde en 2010 le site Alternativeright.com avec quelques comparses pour promouvoir des idées encore plus tendancieuses. Suite à des dissensions au sein de l’équipe, il crée son propre webzine Radix Journal et prend la présidence du National Policy Institute, un think-tank nationaliste-blanc dont les conférences seront pendant plusieurs années l’un des seuls rassemblements de l’Alt-Right dans le monde réel. Nourri à Nietzsche, aux auteurs de la Révolution Conservatrice allemande et ceux de la Nouvelle Droite française, il milite pour une conscience identitaire – terme qu’il a adopté – des peuples européens et conçoit le projet de la création d’un « Ethno-État » pour les Américains blancs. Dans un discours de 2015 intitulé Théologie Politique en référence à Carl Schmitt, il évoque avec malice et gravité l’idéal d’un Imperium pan-européen et condamne « l’américanisme (…) qui fit pourrir nos âmes » auquel même « le communisme, cette version ratée et inefficace de la modernité » serait rétrospectivement légèrement préférable, car « il permit malgré lui à la Tradition de survivre ». Pas le moindre petit début de moustache chez cet homme toujours impeccablement rasé et coiffé, mais tout le monde a compris avec quoi il fait joujou, à l’image de ce commentateur de Youtube s’exclamant : « Longue vie à la Spencerjungend ! ».
Il n’a pas fallu longtemps pour que la Droite Alternative de Richard Spencer et la culture de 4chan entrent en résonance l’une avec l’autre. Au fil du temps, d’autres individus, organisations et sites Internet sont venus s’agréger à ces deux matrices : citons pèle-mêle le Daily Stormer (chantre d’un nazisme rigolard et totalement assumé), The Right Stuff et ses innombrables podcasts, le très chrétien Traditionalist Youth Network ou le professeur de psychologie évolutionniste Kevin MacDonald et son site The Occidental Observer. La critique du féminisme intersectionnel LGBT-bientôt-y-aura-tout-l’alphabet sert souvent de porte d’entrée dans cette galaxie d’opinions diverses mais qui se retrouvent sur quelques points fondamentaux : la modernité démocratique et égalitariste est une vaste fumisterie, les peuples européens sont en train d’être lentement remplacés, et les Juifs sont décidément un groupe humain très intéressant. L’Alt-Right fut pendant plusieurs années une sous-culture d’Internet comme il y en a tant, principalement anglophone donc semi-globale, qui se développait modestement quoique de façon exponentielle.
La Guerre des Mèmes
« Quand le Mexique nous envoie ses gens, ce ne sont pas les meilleurs. Ce sont des gens qui ont beaucoup de problèmes, et ils apportent ces problèmes avec eux. Ils apportent de la drogue, ce sont des criminels, des violeurs, même si bien sûr il y a des gens bien parmi eux… »
Jusqu’au 16 juin 2015, tout allait bien. L’élection présidentielle qui se profilait devait n’être que la reprise des précédentes. Après le métis, la femme. Le pays de la liberté s’effritait lentement mais on allait coller quelques rustines, imprimer un peu de monnaie de singe et trouver un énième régime arabe autoritaire à déstabiliser. Le Mayflower continuerait de voguer tant bien que mal. Il y avait bien dans le camp démocrate un trublion du nom de Bernie Sanders. Sa campagne a surtout enthousiasmé la génération Y métissée et libertaire qui fume des joints entre deux cours de socio-genderstudo-chomskisme. Ses soutiens se reportèrent sans enthousiasme sur sa rivale après sa défaite et sa soumission. Chez les Républicains c’était le tour de Jeb Bush, dernier et piètre chevalier blanc de l’Amérique « conservatrice ». L’Alt-Right se préparait à observer le spectacle avec résignation et à ricaner dans le vide.
Et puis vint Donald Trump. Dès l’annonce de sa candidature, ou plus précisément dès que l’ensemble des médias – du New York Times à Fox News – commencèrent à le traiter de fasciste en puissance, toutes les voix un tant soit peu dissidentes des États-Unis surent que cet homme était leur champion. Et parmi elles, l’Alt-Right comprit très vite que Trump pouvait être un conducteur incroyable pour elle. En tout cas, elle allait tout faire comme s’il s’agissait véritablement du sauveur tant attendu, le God Emperor. Une armée d’anonymes et les quelques figures de proue du mouvement prêtèrent allégeance, le temps d’une élection, à ce nabab devenu politicien dont chaque parole suggérait l’inavouable. L’Alt-Right ne cesse depuis novembre de répéter ce mantra difficilement traduisible : « We memed Trump into the White House » (« Grâce à nos mèmes nous avons mis Trump à la Maison Blanche »). En ceci elle suit son exemple, ce caractère national optimiste et pragmatique qu’il incarne mieux que quiconque. C’est le peuple américain, via les grands électeurs, qui a mis Trump à la Maison Blanche. Mais l’Alt-Right a effectivement joué un rôle non-négligeable comme troupe de choc sur le terrain qu’elle connaît le mieux : Internet, profitant de l’occasion pour donner à ses propres idées une visibilité bien plus grande qu’auparavant.
Le premier mème mis au service de la campagne de Trump par l’Alt-Right fut un néologisme : cuckservative. Ce mot-valise composé de cuckold (cocu) et de conservative, souvent abrégé en cuck, s’inspire d’un sous-genre du porno où un homme blanc faible et masochiste jouit de livrer sa compagne à un ou plusieurs représentants de la diversité. Il désigne la quasi-totalité des politiciens républicains et des leaders d’opinion qui en font des tonnes sur les questions sociétales mais se contentent de demi-mesures et de réformettes quant à l’immigration légale comme illégale, tout en acceptant avec un sourire niais chaque soumission exigée par les véritables pouvoirs en place au nom de l’éternelle culpabilité des Européens pour l’esclavage et la colonisation. Jeb Bush, lui-même marié à une Mexicaine, fut la principale victime de cette insulte voisine de celles que lui adressait Donald Trump (il le qualifia lors d’un débat de « low-energy guy » : mollasson). Cuckservative est sa trouvaille langagière la plus connue, mais l’Alt-Right dispose de tout un vocabulaire pour interpréter le monde et les événements. Ainsi l’idéologie progressiste est appelée dildo (godemiché) ou poz (séropositivité), les voyous érigés en martyrs par le mouvement Black Lives Matter sont des dindu nuffins (des « narienfés »), et la télévision est rebaptisée talmudvision. Comme tout argot, ce lexique de prime abord obscur et très auto-référentiel nécessite une certaine pratique pour être tout à fait intelligible, de longues heures à lire les blogs de l’Alt-Right, à écouter ses podcasts et à regarder ses youtubeurs… Il faut d’abord avoir été séduit. C’est là qu’entre en scène la mascotte improbable du mouvement et son arme métapolitique la plus efficiente : Pepe.
Dessinée pour la première fois en 2005 par un certain Matt Furie dans le cadre d’un comics publié en ligne, cette grenouille anthropomorphe a totalement échappé à son créateur et hante Internet depuis plus de dix ans. De nombreuses variations sur l’image de base sont régulièrement échangées sur 4chan. Pepe Content, Pepe Triste, Pepe en colère, autant de mèmes exprimant des émotions diverses et qui illustrent les messages des forumeurs, sous leur forme originale ou plaqués sur d’autres images, toujours afin de suggérer quelque commentaire ironique. Parmi les nombreuses représentations du batracien, une se démarque : Smug Pepe, le Pepe Narquois. Pourquoi sourit-il ainsi ? Que cache-t-il, que sait-il que nous ne savons pas ? Son créateur anonyme avait peut-être une intention, mais la grenouille ne lui appartient pas plus qu’à quiconque. Elle n’a d’ailleurs aucun agenda politique au départ, pas même sur 4chan. Et fin 2015, sa popularité a largement dépassé les frontières du site. Les internautes lambda croient pouvoir invoquer son nom en vain. La chanteuse Katy Perry partage des images d’elle sur Twitter. Pepe n’est plus un mème mais un cliché, sa chute dans le domaine noobique est presque actée. Un miracle se produit alors : l’Alt-Right décide que Pepe lui appartient. La seconde plaie d’Égypte se répand sur les sections commentaires des médias en ligne et les réseaux sociaux. Pepe en uniforme de la Waffen-SS, Pepe qui fait le salut romain, Pepe en garde-frontière protégeant l’Amérique des Mexicains… Et très souvent un simple Smug Pepe avec son sourire inquiétant sur lequel on peut tant projeter. Quand Hillary Clinton dénonce l’Alt-Right lors de son discours à Reno en août 2016 et qu’un membre du public crie le Saint Nom, c’est la consécration. Les grenouilles ont atteint le palais de Pharaon.
Sur 4chan, on ne dit pas « lol » mais « kek », une référence au jeu-vidéo World Of Warcraft. C’est une « vieille » règle d’étiquette sur le site, remontant au milieu des années 2000. Courant mars 2016, un internaute découvre qu’il s’agit du nom de l’ancienne divinité égyptienne des Ténèbres et du Chaos, laquelle est représentée avec une tête… de grenouille. Il n’en fallait pas plus pour que naisse l’Église de Kek. Ses adeptes pratiquent la meme magick, une sorcellerie archéo-futuriste capable d’influencer la réalité à l’aide des mèmes. Le plus éminent théologien de cette religion est le bloggueur alterno-droitard Lawrence Murray, cité jusque dans le New York Times et auteur du manifeste Le Kekisme Ésotérique, ou Kek en tant que Bodhisattva de l’Illumination Raciale. Il écrit : « Si nous offrons nos voix et nos claviers à Kek, il nous bénira par le chaos tempéré des meme-upāya – les mèmes adroits – pour répandre nos idées au sein de notre peuple. Ces idées que nous répandons sont le kek-dharma – la pilule rouge en quelque sorte (…). Kek se manifeste à nous par l’entremise de son avatar Pepe (…). Grâce à ses meme-upāya Kek nous enseigne que le karma engendré par les mèmes envisagés comme mantra nous aidera à atteindre la libération : la fin du samsara mosaïque – le cycle de la mort et de la renaissance qui détruisit l’Empire Romain, divisa le Saint Empire Romain Germanique dans une spirale de violence sectaire dont il ne se remit jamais, et dévora le Troisième Reich. Et ce cycle continue avec l’invasion en cours de l’Europe par le troisième monothéisme sémite : l’Islam. »
Si vous souriez, faites la moue ou pensez devoir vous laver dans l’eau du bénitier à la lecture de cette prophétie, il faut préciser que l’Alt-Right est pour une large partie athée et le regrette amèrement. On y trouve quelques croyants convaincus, et la plupart de ses membres accepte sans indignation acnéique l’appellation de « chrétien culturel ». Mais elle est aussi fille de l’irréligion grandissante au sein du peuple américain. Derrière l’ironie d’un Lawrence Murray et de l’armée de trolls qui agita la campagne présidentielle point une réelle mélancolie et la recherche d’une foi, dans un monde où Dieu semble bien mort et l’ecclesia avec lui. Le nihilisme apathique qui mine les Européens depuis si longtemps a fini par contaminer les Américains blancs, auxquels on serine depuis leur naissance des variations toujours plus insidieuses de la phrase de Susan Sontag selon laquelle ils sont « le cancer de l’humanité » tout en les assurant que leur peur d’être effacés est l’expression insupportable de leur « privilège ». Beaucoup en sont d’ailleurs convaincus et militent avec ferveur pour un monde beige enfin débarrassé d’eux. Appartenir pour mieux disparaître. L’apparition en politique d’un personnage comme Donald Trump permit à des individus aliénés la possibilité de sentir à nouveau qu’ils n’étaient pas que des individus, qu’ils procédaient de quelque chose de plus grand et qu’il fallait défendre. Par les armes, si nécessaire. Par le vote et par les mèmes dans l’immédiat. L’élection américaine de 2016 fut une bataille des idées. Et l’Alt-Right, quelle que soit la realpolitik du nouveau président, l’a remportée en posant en des termes terriblement clairs le cadre du débat. Le sourire de Pepe dit bien tout ce que les belles âmes l’accusent de dire.
Tendre le bras vers l’autre
Celui de Trump, c’est une autre histoire : dans le monde réel, loin de toute théologie politique, l’homme n’est pas un nationaliste blanc, tout au plus un nationaliste civique. Durant la campagne, il avait bien semblé envoyer quelques messages subliminaux : un tweet reprenant une citation de Mussolini, une lettre de soutien signée par 88 militaires de haut rang à la retraite… Durant le dernier débat face à Hillary Clinton, l’auteur est même persuadé de l’avoir vu singer à plusieurs reprises la tête de Smug Pepe pendant les interventions de sa rivale, comme pour signifier à ses petits soldats de l’Alt-Right qu’il était totalement raccord avec eux. Mais comment faire totalement confiance à quelqu’un d’aussi roublard et imprévisible ? Aurait-il choisi de laisser planer l’ambiguïté par simple calcul ? L’affaire était de toute façon entendue depuis le début : dès qu’il devient le 45ème Président des États-Unis d’Amérique (à l’heure de la rédaction de ce texte, ce n’est pas encore le cas), il doit subir le même traitement que les autres au moindre cocufiage.
Mais lors de la conférence du National Policy Institute de novembre dernier, il n’était pas question d’envisager de telles éventualités après des mois de guerre digitale pour faire élire un mème. L’heure était à la fête et à la célébration. L’Alt-Right profitait de sa notoriété nouvelle pour tout se permettre. De Radio France au Guardian, beaucoup de médias avaient envoyé des journalistes pour couvrir l’événement. Pensez-vous, des crypto-nazis intellos et potaches pro-Trump… Richard Spencer conclut son discours de clôture triomphal par « Hail Trump, Hail Our People, Hail Victory ! » tandis que des membres du public se levaient pour faire le salut romain. Une équipe de reporters du journal The Atlantic a filmé la scène. A ce jour la vidéo a été visionnée vue plus de 2 millions de fois sur Youtube. Pour quiconque est familier de l’Alt-Right, l’ironie est évidente, mais
Trump, questionné par des journalistes, n’eut pas d’autre choix que de désavouer ces soutiens désormais embarrassants. Quant aux Infowars et autres Breitbart – surnommés « l’Alt-Light » en raison de leurs positions bien plus modérées sur les sujets qui fâchent – ils ont d’abord tenté de récupérer une marque aussi efficace après y avoir été associés par Hillary Clinton mais font à présent tout pour s’en distancier. Les deux groupes s’accusent mutuellement d’être une opposition contrôlée.
Le futur ? Ne pas se taire et continuer à s’implanter. Mais tout d’abord essayer de survivre. La plupart de ses activistes sont anonymes, et aux États-Unis on ne peut pas être condamné pour des mots, mais les différents lobbies qu’ils irritent déploient beaucoup d’énergie pour en « doxxer » autant que possible (trouver leurs informations personnelles et les rendre publiques), faire pression sur leurs employeurs pour qu’ils perdent leur travail, etc. On attend avec angoisse une tuerie de masse commise par un lecteur du Daily Stormer, qui ferait beaucoup de mal à la réputation déjà sulfureuse du mouvement. En attendant la guerre interethnique, c’est une guerre d’avocats qui se prépare. Et en attendant l’Ethno-État amerikaner, il s’agit pour l’Alt-Right de créer une contre-société, de passer enfin du virtuel au monde réel pour s’entraider et se coopter. Faire des mèmes, c’est bien, faire des enfants c’est mieux.
Bref, c’est un peu comme en France mais avec le Premier Amendement.
Anon__Frog
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