Traduction d’un texte initialement publié, en anglais, le 4 octobre 2018, sur le site de Sian Sullivan, une professeure d’écologie britannique. Ni les ressources complémentaires du texte ni les quelques notes n’ont été traduites.
Dans une célèbre scène du livre 1984 de George Orwell, O’Brien, membre du Parti intérieur, teste l’allégeance de Winston Smith à la vérité du Parti en exigeant de lui qu’il voit cinq doigts au lieu des quatre qu’on lui présente. Refusant de voir autre chose que ce que ses yeux lui disent, Winston se voit alors infliger une intense douleur physique, au nom du ministère de l’Amour.
« O’Brien présenta à Winston le dos de sa main gauche. Le pouce était caché et les quatre doigts tendus.
— Combien ai-je de doigts, Winston ?
— Quatre.
— Et si le Parti dit qu’il n’y en a pas quatre mais cinq, combien cela fait-il ?
— Quatre.
Le mot se termina dans un halètement de douleur. L’aiguille du cadran avait bondi à cinquante-cinq. Winston était couvert de sueur. L’air qu’il inspirait lui déchirait les poumons et ressortait en râles profonds qu’il ne pouvait maîtriser, même en serrant les dents. O’Brien le scrutait, les quatre doigts toujours tendus. Il abaissa le levier. Cette fois, la douleur ne fut qu’atténuée. »
Le crime de Winston est de conserver un sens des choses externe à la réalité qu’on tente de lui imposer. « Le Parti vous enseignait à rejeter l’évidence de vos yeux et de vos oreilles », de sorte que le bon sens devenait « l’hérésie des hérésies ».
Winston ne parvient pas à se soumettre pleinement aux slogans du Parti. Il dit les mots, mais ceux-ci provoquent en lui une telle dissonance cognitive qu’il risque tout pour des moments d’intimité et de liberté externes à la réalité cauchemardesque qu’impose la police de la pensée du Parti.
« Répète-le, je te prie », dit O’Brien à Winston.
Le pouvoir des slogans
Un slogan est une « formule concise et expressive, facile à retenir, utilisée dans les campagnes de publicité, de propagande pour lancer un produit, une marque ou pour gagner l’opinion à certaines idées politiques ou sociales ».
Le slogan du Parti d’Orwell, « La guerre, c’est la paix ! La liberté, c’est l’esclavage ! L’Ignorance, c’est la Force ! » est brillamment dissonant. En présentant comme des « vérités » des idées selon lesquelles des pairs de catégories familières et manifestement opposées les unes aux autres (guerre et paix, liberté et esclavage, ignorance et force) sont une seule et même chose, il nous fait remarquer des vérités concernant les tromperies sur lesquelles la société moderne est édifiée. L’intervention militaire est en effet affirmée comme nécessaire à l’atteinte et à la préservation de la paix, et peu importe que nous puissions tous constater les effets délétères d’innombrables et interminables guerres inutiles. Nous sommes encouragés à nous considérer comme libres, cependant que nous sommes sujets d’États disposant du pouvoir de supprimer à tout moment les protections de la citoyenneté, asservis à des emplois que nous sommes bien souvent contraints d’accepter par défaut, par manque de choix réels. De multiples façons, nous connaissons une véritable sujétion. Il est d’ailleurs courant de constater que l’apprentissage conduit à la désagrégation des certitudes, comme le résume la phrase d’Einstein : « Plus j’apprends, plus je me rends compte de ce que je ne sais pas. »
Je ne peux que supposer que ces caractéristiques orwelliennes de la double pensée étaient intentionnelles dans une projection récente sur le ministère de la Justice de Londres, qui demandait aux spectateurs de « répéter après nous » le slogan « Les femmes trans sont des femmes ! » [il s’agit de la photo en couverture de cet article, NdT]
L’affirmation « les transfemmes sont des femmes » (trans women are women) s’apparente au slogan du Parti imaginé par Orwell. Elle sème la pagaille dans des catégories élémentaires, comme nous allons le voir, tout en exposant une vérité concernant la réalité contestée vers laquelle la société contemporaine se dirige.
L’importance présente de cette affirmation, au Royaume-Uni, est liée à une consultation publique du gouvernement en vue de réformer la loi de 2004 sur la reconnaissance du sexe (GRA) (date limite : 19 octobre 2018). Cette réforme a été proposée afin d’améliorer les droits des personnes trans ne s’identifiant pas, à l’âge adulte, avec le sexe inscrit sur leur certificat de naissance. S’il s’agit d’un objectif louable, il est difficile de savoir comment cela pourrait affecter les exemptions existantes concernant les services accordés à un seul sexe dans la loi sur l’égalité de 2010. Un des principaux mécanismes de réforme proposés consiste à simplifier les processus administratifs existants au moyen desquels les personnes trans peuvent légalement changer leur sexe de naissance consigné en le remplaçant par le sexe auquel elles s’identifient, et ainsi se voir accorder par la société des droits, des services et des espaces réservés au sexe auquel elles se rattachent désormais.
Des inquiétudes sont exprimées vis-à-vis des implications potentielles de ces réformes. Des féministes font valoir que le concept de « femme » sera vidé de son sens si des personnes dont l’anatomie est masculine peuvent, sur simple demande, devenir juridiquement des femmes. Comme l’affirme Debbie Hayton, une transsexuelle, « les femmes seraient certainement affectées par un changement de la définition juridique de ce que signifie être une femme ».
Une partie de cette controverse découle du fait que nous vivons dans un contexte sociétal patriarcal, dans lequel la classe juridique des personnes traditionnellement appelées « femmes » continue d’être désavantagée en raison de leur appartenance à cette catégorie. De récentes statistiques divulguées par le gouvernement britannique peuvent nous aider à illustrer la manifestation matérielle de cette situation sociétale, qui indiquent que les auteurs de crimes violents sont plus souvent des hommes, et que les femmes de plus de seize ans sont cinq fois plus susceptibles d’avoir subi une agression sexuelle que les hommes. Ce contexte suscite des craintes rationnelles (ne relevant donc pas de quelque phobie) concernant les implications du fait de permettre à des personnes dont l’anatomie est conventionnellement masculine d’accéder à des espaces sociaux actuellement réservés, juridiquement, aux filles et aux femmes ; ce qui pourrait aussi avoir pour effet, dans le même temps, d’enrayer les efforts juridiques et sociétaux en vue de constituer des espaces protégés, réservés aux filles et aux femmes.
La consultation publique du gouvernement britannique indique que ce dernier est particulièrement intéressé par les « organisations qui travaillent pour soutenir les personnes d’un sexe particulier — telles que les groupes de femmes qui apportent un soutien aux victimes de violence ou d’agression sexuelle ». En effet, la ministre de la femme et de l’égalité ouvre la consultation en affirmant
« Nous désirons aussi rendre clair qu’il s’agit d’une consultation exploratrice, et que nous ne disposons pas de toutes les réponses. C’est pourquoi, tandis que nous vous consultons, nous sommes conscients de l’importance de dialoguer avec tous les partis. Nous souhaitons particulièrement entendre les groupes de femmes qui expriment des inquiétudes vis-à-vis des implications de nos propositions. Pour être clairs — cette consultation se concentre sur le Gender Recognition Act (GRA) ; nous ne proposons pas d’amender l’Equality Act de 2010 et les protections qu’il contient. »
Si j’ai décidé d’en apprendre davantage sur la consultation publique en ligne concernant la réforme du GRA, c’est en partie parce que je souhaitais comprendre en quoi l’affirmation « Les femmes trans sont des femmes ! » est littéralement dissonante. Je voulais surtout comprendre comment ma propre ignorance pouvait peut-être induire cette impression de dissonance […]. Cependant, je me suis surtout sentie aliénée par les tactiques orwelliennes déployées afin de contraindre la société à accepter cette déclaration comme étant « la vérité », ainsi que confuse à l’écoute des discours totalisants d’activistes dont il me semblait pourtant qu’ils se voulaient anti-autoritaires.
Les dimensions juridiques, ontologiques et classistes de l’affirmation se sont précisées au fur et à mesure de mon suivi de la consultation du gouvernement, de ma lecture de la législation qui l’encadre et de ma découverte des diverses perspectives et préoccupations différentes qui s’exprimaient dans ce vif débat concernant les réformes proposées. Dans ce billet, je partage ce que j’ai appris de la politique complexe de l’expérience qui infuse, fabrique et finance le mouvement transgenre et ses intersections avec le féminisme. […]
Il m’apparait qu’au Royaume-Uni (comme ailleurs), une lutte politique prend place autour de la catégorie « femme ». Actuellement, tout désaccord avec l’affirmation selon laquelle « les femmes trans sont des femmes » est considéré par certains comme une forme de crime de pensée orwellien appelant réprimande. Il est de plus en plus inconfortable de garder le silence dans ce contexte, mais c’est avec inquiétude que je partage mes réflexions.
La loi
Au Royaume-Uni, aujourd’hui, il existe deux catégories de personnes juridiquement considérées comme des femmes.
1) Les « femmes » sont des êtres humains adultes qui se présentent anatomiquement comme étant de sexe féminin à la naissance, sont décrites comme étant de sexe féminin sur leur certificat de naissance pour cette raison, et qui, selon la notion de « cisgenre », continuent à l’âge adulte à comprendre qu’elles sont sexuées anatomiquement comme étant de sexe féminin. La définition juridique de la « femme » ne contredit pas le fait que ces personnes ont également des corps, des histoires, des expériences et des idéaux politiques différents.
Le dictionnaire juridique en ligne stipule,
FEMMES, personnes. Dans son sens le plus large, ce mot désigne toutes les femelles de l’espèce humaine ; mais dans un sens plus restreint, il désigne toutes les femmes qui sont arrivées à l’âge de la puberté.
Pour une espèce de mammifère dont les possibilités de reproduction reposent sur le dimorphisme sexuel, le terme « femelle » est couramment défini en termes physiologiques,
Femelle, adjectif
1 du ou désignant le sexe qui peut porter la progéniture ou produire des œufs, se distinguant biologiquement par la production de gamètes (ovules) qui peuvent être fertilisés par des gamètes mâles.
nom
1 une personne de sexe féminin …
La « femme » dans ce sens juridique est donc une catégorie liée à l’enregistrement du sexe anatomique à la naissance même si « on ne naît pas femme : on le devient », comme l’a écrit la philosophe féministe Simone de Beauvoir en 1949.
Cette formule de De Beauvoir est un principe fondamental de la théorie féministe. Elle met en lumière ce fait que les performances sexospécifiques des êtres humains qui se présentent physiologiquement comme des femmes, à la naissance, sont façonnées socialement, plutôt que programmées de manière innée. Il devrait également être évident, mais il convient de le souligner à nouveau, que dire qu’une femme est un être humain féminin adulte n’équivaut pas à affirmer l’homogénéité des corps ou des expériences de ces personnes.
2) Dans la législation britannique actuelle, il est possible pour une personne dont le sexe anatomique a été enregistré comme masculin à la naissance de devenir légalement une femme à l’âge adulte, et vice versa. La loi britannique de 2004 sur la reconnaissance du sexe (Gender Recognition Act — GRA) permet à une personne de protéger son sexe réassigné en obtenant un certificat de reconnaissance du sexe (Gender Recognition Certificate — GRC) à l’issue d’un processus d’examen formel par d’autres membres de la société (la caractéristique protégée du « sexe » est ici une référence « à un homme ou à une femme », selon les définitions juridiques ci-dessus).
Le GRA, et sa technologie de gouvernance d’un GRC, soutient donc actuellement la vision féministe de De Beauvoir selon laquelle l’identité de genre est à la fois une affaire individuelle et une affaire de société. Un GRC peut actuellement être obtenu par toute personne de plus de 18 ans ayant vécu dans son « sexe acquis » [en langue anglaise, les notions de genre et de sexe sont particulièrement confuses, la personne qui subit une opération chirurgicale dite de « réassignation sexuelle » ne change pas de sexe, ses cellules et son corps tout entier conservent la même sexuation, ce qui change, c’est l’apparence physique ; cela n’a rien de controversé, les chirurgiens qui s’occupent de telles opérations le formulent ainsi, de même que les cliniques et hôpitaux ; les personnes en question n’acquièrent donc pas un autre ou nouveau « sexe », NdT] pendant deux ans, et ayant l’intention de continuer jusqu’à la mort.
En vertu de la loi sur l’égalité de 2010, la « réassignation sexuelle » (ou de « réattribution sexuelle », ou encore « de réassignation du genre ») est également une caractéristique protégée, mais une personne n’acquiert pas (présentement) la caractéristique protégée du sexe vers lequel elle est en transition sans acquérir un GRC. Le changement de sexe fait donc référence à « l’évolution des caractéristiques physiologiques ou autres du sexe » (telles que définies dans la loi sur l’égalité de 2010),
Une personne bénéficie de la caractéristique protégée de changement de sexe (ou de genre, la confusion règne, NdT) si elle se propose de subir, ou si elle subit actuellement, ou si elle a subi un processus (ou une partie d’un processus) visant à changer de sexe en modifiant les attributs physiologiques ou autres du sexe.
Sans GRC, une femme trans est donc légalement un être humain masculin avec la caractéristique protégée du changement de sexe et sans la caractéristique protégée de son sexe acquis, bien que des installations dédiées aux femmes puissent lui être accessibles si ces installations n’ont pas adopté les exemptions relatives au sexe unique de la loi sur l’égalité.
En résumé, la catégorie juridique des « femmes », au Royaume-Uni, comprend actuellement les adultes nées ainsi, et les personnes adultes nées avec l’autre sexe et ayant obtenu un certificat de reconnaissance de changement légal de sexe à l’âge adulte.
Étant donné que les personnes adultes ayant obtenu un tel certificat sont déjà légalement considérées comme des femmes, le fait de projeter « Trans Women Are Women » (« Les femmes trans sont des femmes ») sur le ministère de la Justice constitue probablement une demande d’inclusion juridique dans la catégorie « femmes » de personnes ne correspondant pas aux définitions juridiques précédentes. Le contexte nous montre clairement que ces personnes sont celles qui ne s’identifient pas au sexe inscrit sur leur certificat de naissance, n’ayant pas effectué de demande de — ou obtenu un — GRC afin d’obtenir le statut juridique de femmes, mais se définissant néanmoins comme des femmes.
Ontologie
Substantif féminin
- Partie de la philosophie qui a pour objet l’étude des propriétés les plus générales de l’être, telles que l’existence, la possibilité, la durée, le devenir.
Affirmer que les femmes trans sont des femmes devient donc une exigence ontologique visant à incorporer dans la catégorie « femmes » trois groupes de personnes :
1) les femmes dites « cisgenres », c’est-à-dire les êtres humains adultes qui acceptent le sexe anatomique inscrit sur leur acte de naissance ;
2) les êtres humains masculins adultes ayant acquis la caractéristique de sexe protégé de la femme et s’y étant engagés, en étant reconnus par la société comme ayant changé d’attributs physiologiques ou autres et ayant acquis un GRC ;
et 3) les personnes de sexe masculin qui s’auto-identifient comme des femmes.
Ce troisième groupe affirme que les êtres humains masculins adultes peuvent intégrer la catégorie « femme » simplement en disant qu’ils sont des femmes. Ce faisant, l’identité/identification se détache des bases anatomiques et juridiques combinées de la catégorie « femme » (comme dans les deux premières définitions juridiques ci-dessus).
Selon les termes de la chercheuse féministe Silvia Federici, l’identité individuelle est ici acquise au travers d’une dissociation d’avec le corps :
« Le produit de cette aliénation du corps […] a été le développement de l’identité individuelle, conçue précisément comme “l’altérité” du corps, et en perpétuel antagonisme avec lui. »
Cette dissociation entre la catégorie « femme » et la matérialité du corps induit des déclarations dissonantes pour le sens commun, comme « je suis une femme et j’ai un pénis », ou des revendications selon lesquelles les lesbiennes (femmes homosexuelles) devraient élargir leur perspective et accepter les pénis des femmes trans qui se disent lesbiennes.
Peut-être que le fait d’accepter comme vraie sur le plan ontologique l’affirmation selon laquelle « les femmes trans sont des femmes » est la mesure la plus libératrice que l’humanité puisse prendre afin de démanteler les constructions restrictives et les binarités de genre. Il se peut également que les diagnostics croissants de dysphorie de genre et le sentiment d’être « né dans le mauvais corps » et/ou d’être enregistré comme étant du mauvais sexe, reflètent simplement une prévalence sous-jacente de personnes transgenres non reconnues auparavant dans la société.
Pourtant, la déclaration « Les femmes trans sont des femmes ! » est une affirmation qui n’est ni donnée ontologiquement ni socialement établie. Cette affirmation nous enjoint à confondre entre elles deux catégories traditionnellement comprises comme des polarités relationnelles, cependant que la diversité au sein de ces catégories, ainsi que le flou de leurs frontières, font partie de la façon dont ces catégories sont comprises.
C’est pourquoi exiger que la catégorie « femme » puisse qualifier le corps adulte de toute personne se présentant physiologiquement comme un homme revient à exiger un acte de doublepensée. Le plus important est peut-être que cela exige que les termes « femme » et « femmes » soient vidés de tout ce qui les définit, effaçant ainsi conceptuellement la classe d’êtres humains qu’ils servaient jusqu’ici à désigner.
« Winston laissa retomber ses bras et remplit lentement ses poumons d’air. Son esprit s’égara dans le monde labyrinthique de la doublepensée. Ignorer en sachant, se sentir absolument sincère tout en racontant des mensonges soigneusement élaborés, entretenir simultanément deux opinions incompatibles, les savoir contradictoires et être quand même convaincu des deux […].
“Le contrôle de la réalité”, comme ils l’appelaient – en novlangue, “doublepensée”. »
Classe
Cela importe. Outre la dissonance juridique et ontologique que produit l’intégration conceptuelle des personnes dotées d’une anatomie sexuelle masculine dans la catégorie « femme », il se trouve aussi une analyse de classe soulignant que la catégorie de personnes traditionnellement appelée « femmes » continue pour ce fait d’être pénalisée dans la société patriarcale.
L’écart de rémunération entre les hommes et les femmes persiste toujours ; la violence masculine envers les filles et les femmes s’intensifie tant au niveau mondial qu’au Royaume-Uni, la violence à l’égard des femmes et des filles étant l’une des violations des droits de l’homme les plus systématiques et les plus répandues dans le monde ; et légalement (en droit anglais), le crime de viol ne peut être commis que par des personnes ayant un pénis, conventionnellement considérés comme des hommes (c’est-à-dire des êtres humains masculins adultes).
Dans le domaine scientifique, la persistance des préjugés sexistes chez les rédacteurs de revues, les examinateurs de documents et les auteurs publiés fait que les femmes scientifiques sont sous-représentées et sous-publiées. Dans la culture populaire, les films et les séries télévisées continuent d’être dominés par le « fridging » : « un trope sexiste persistant » nommé d’après un numéro de 1994 de la BD Green Lantern dans lequel le héros rentre chez lui pour trouver le cadavre de sa petite amie assassinée dans un réfrigérateur — ce qui lui procure un faire-valoir pour son super héroïsme tandis que l’histoire de sa compagne, morte, s’arrête net. Même les contributions des femmes DJ à la culture des clubs britanniques ont été « relativement effacées » de l’histoire des clubs.
Tout cela fait qu’en tant que classe, les expériences des femmes sont différentes de celles des hommes — et ce, même s’il existe une grande diversité de corps, d’histoires et d’opportunités qui façonnent également des expériences différentes chez les femmes (et des hommes). Les contextes structurels continuent de modeler la discrimination et la violence envers la classe et la catégorie des « femmes ». Ils sont l’une des raisons pour lesquelles le « sexe » est une caractéristique protégée par la loi britannique sur l’égalité, ce qui signifie que les hommes et les femmes travaillant à temps plein ou à temps partiel ont droit à l’égalité des sexes en termes de salaire pour le même travail. Inversement, les hommes, en tant que catégorie, « n’ont jamais eu besoin de la protection des femmes pour leur propre sécurité, leur vie privée et leur dignité ».
Il est donc à la fois problématique et aliénant (mais pas surprenant) de constater que l’immixtion — assistée par l’auto-identification — de personnes de sexe masculin dans des espaces désignés comme « pour les femmes » ou « réservés aux femmes » semble en effet exacerber, plutôt que corriger, cette inégalité fondée sur la classe sociale. Si les personnes anatomiquement masculines n’ont qu’à se dire femmes pour l’être, si la société accepte cette affirmation, alors l’expérience passée et présente suggère que les personnes anatomiquement masculines commenceront à s’approprier les espaces sociaux réservés aux femmes et aux filles. Ce que l’on constate déjà.
Les partis politiques britanniques, par exemple, ouvrent leurs listes de présélection exclusivement féminines aux femmes transgenres qui s’auto-déclarent femmes, et excluent leurs membres féminins qui expriment quelque inquiétude face à cette politique. En 2016, afin d’inclure davantage les personnes trans et non binaires, certains membres du Parti vert britannique ont promu l’idée de remplacer le terme « femmes » par « non-hommes ». Plus récemment, et sous l’auspice de sombres préoccupations, une éminente femme trans membre du Parti vert l’a quitté, l’accusant de transphobie, avant de postuler pour rejoindre les libéraux démocrates pour lesquels l’autodéclaration permet à quiconque de candidater dans les listes de femmes. Les membres du Parti vert qui expriment leur inquiétude concernant « les politiques pro-trans et l’intimidation qui les accompagnent » sont eux-mêmes menacés d’expulsion du Parti.
Dans le même temps, dans le monde des affaires, un individu se présentant comme homme certains jours (par exemple dans un costume gris) et comme femme d’autres jours (par exemple dans une robe rose et une perruque blonde) a récemment obtenu une distinction réservée aux femmes. Dans son cas, le fait d’obtenir quelque avantage du fait de s’identifier en tant que femme n’exigeait qu’un piètre engagement envers le sexe acquis. Dans le domaine du sport, les révisions des règlements sportifs internationaux permettent aux femmes transgenres de concourir dans des catégories féminines, ce qui, selon certains analystes, leur confère un avantage physique injuste notamment lié à des niveaux de testostérone statistiquement plus élevés.
Une analyse intersectionnelle du sexe, du genre et du racisme permet de constater que les femmes transgenres subissent des violences et des traumatismes du fait d’êtres humains masculins, qui sont similaires à ceux que subissent les femmes, et qui peuvent également être aggravés par le racisme. Pour citer Silvia Federici une fois de plus, la transphobie et le racisme aggravent la misogynie : ainsi, aux États-Unis, entre 2010 et 2016, « au moins 111 personnes transgenres et non conformistes en termes de genre ont été assassinées […], dont la plupart étaient des femmes trans noires ». Pour contextualiser, cependant, les statistiques d’homicide aux États-Unis, pour 2010 seulement, font état de 3 292 meurtres de femmes. Au Royaume-Uni, au cours de la dernière décennie, ainsi que le directeur général de l’organisation caritative londonienne Nia, spécialisée dans la lutte contre la violence sexuelle et domestique, l’a rapporté,
« il y a eu 8 homicides de personnes trans — tous biologiquement masculins ; d’autre part, des personnes trans — toutes des mâles biologiques — ont tué 11 personnes, et 4 de leurs victimes étaient des femmes. Et dans la même période, des hommes ont tué au moins 1 373 femmes. »
En même temps, ces dernières années, un certain nombre de cas empiriquement documentés signalent également que certains hommes s’identifiant comme transgenres commettent des crimes — en particulier des agressions sexuelles — contre des femmes et des jeunes filles ; des crimes qui, grâce à l’auto-identification, auront plus facilement tendance à être rapportés comme ayant été commis par une femme plutôt que par un homme. S’il est « transphobe » d’observer l’existence même de ces cas empiriques, comment peut-on parler ouvertement de la protection nécessaire pour répondre aux besoins de l’une ou l’autre des personnes concernées ?
Dans l’ensemble, il devient difficile de ne pas voir dans l’affirmation « Les femmes trans sont des femmes » une insinuation sournoise favorisant la perpétuation de l’hégémonie de ceux qui bénéficient des structures sociales patriarcales. Découlant d’une vision privativement et publiquement nuisible de l’identité, conforme à l’individualisme et à l’atomisation du néolibéralisme, l’auto-identification semble fondamentalement antagoniste de la politique de classe, particulièrement hostile au féminisme en tant que mouvement politique critique du capitalisme patriarcal.
Pourquoi cet antagonisme ne préoccupe-t-il pas sérieusement les militants critiques du capitalisme ?
La consultation de 2018 sur les réformes de la loi britannique de 2004 sur la reconnaissance du sexe
Comme je le mentionne ci-avant, au Royaume-Uni, une consultation publique est en cours concernant des modifications proposées à la loi de 2004 sur la reconnaissance du sexe. Elle vise à améliorer le service gouvernemental guidant le processus de changement légal du sexe pour les personnes trans et non binaires qui souhaitent l’utiliser. La consultation est en ligne et la date limite de soumission est fixée au 19 octobre (voir les liens ci-dessous).
Les services publics se doivent bien entendu de travailler du mieux qu’ils peuvent, de manière aussi inclusive et respectueuse que possible, et notamment de faire tout leur possible afin de prévenir les préjudices subis par certaines catégories de citoyens. Les réformes juridiques doivent également tenir compte des intérêts et des expériences des différentes catégories de personnes que comprend la société, et être en accord avec les autres domaines de la législation. La consultation concernant le GRA, par exemple, s’engage à respecter la loi sur l’égalité de 2010, y compris les dispositions relatives aux espaces réservés aux personnes d’un seul sexe ou aux personnes d’un même sexe, même si la préservation de ces services pourrait « autrement constituer une discrimination illégale vis-à-vis de la réassignation de genre [de sexe, comme y tiennent ceux qui souhaitent confondre genre et sexe, NdT] ».
La réforme du GRA entrevoit plusieurs aménagements, y compris une évolution vers un modèle d’auto-déclaration qui assouplira les règles actuelles concernant l’identification juridique du sexe (c’est-à-dire l’identification en tant qu’homme ou femme). S’il venait à être adopté, ce modèle « représentera un changement fondamental dans le droit anglais concernant les catégories « homme » et « femme » ». Cela signifie notamment qu’il nous faudra accepter — en principe et en droit — qu’une personne dont le sexe anatomique est masculin de naissance puisse juridiquement devenir une femme uniquement parce qu’elle le décide, sans passer par un processus de changement de genre ou sans que cette décision fasse l’objet d’un réexamen par la société.
Étant donné que les personnes de sexe féminin, en tant que classe, sont beaucoup plus confrontées à l’objectivation, à la discrimination et à la violence des personnes de sexe masculin, il semble à la fois logique et important que les préoccupations concernant ces changements soient prises au sérieux. Les redéfinitions catégorielles implicites du concept de « femme » ont également des implications philosophiques importantes, notamment pour la théorie féministe. Plus prosaïquement, la possibilité pour les hommes d’utiliser des réformes juridiques afin d’accéder à des espaces conventionnellement réservés aux femmes, ainsi que d’être favorisés (comme nous l’avons vu) par l’accès à des plateformes publiques « réservées aux femmes », sont des préoccupations légitimes. On ne sait toujours pas quelles mesures de protection seront mises en place afin d’éviter des préjudices involontaires.
Crimepensée
« Un crime de pensée, comme on l’appelait. Le crime de pensée ne pouvait être caché indéfiniment. On pouvait passer entre les mailles du filet quelque temps, voire des années, mais un jour ou l’autre, fatalement, ils vous attrapaient. […] Les gens disparaissaient tout simplement, toujours de nuit. On effaçait votre nom des registres, on faisait disparaître toute trace de vos actes. On niait que vous ayez jamais vécu, puis on vous oubliait. Vous étiez aboli, annihilé – “vaporisé”, comme on disait. »
Le Manifeste Trans 2014 adressé aux principaux partis politiques du Royaume-Uni déclare que « l’intention n’a jamais été que les personnes trans aient plus de droits que quiconque, mais plutôt qu’elles bénéficient des mêmes droits que les autres considèrent comme acquis ». Cette déclaration sonne cependant creux lorsque les femmes et d’autres personnes se voient harcelées pour le seul fait de s’être réunies afin discuter de propositions de changements politiques qui les concernent également.
Une des choses qui m’ont le plus étonnée, et qui est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce billet, c’est le niveau d’abus dont sont victimes les femmes qui souhaitent se réunir pour discuter de ces changements. Les femmes et les femmes transgenres qui tentent d’avoir une conversation respectueuse et ouverte sur les implications des amendements proposés à la GRA sont régulièrement qualifiées de « sectaires » et de « transphobes ».
Je suis moi aussi une femme ayant fait l’expérience de la discrimination, du harcèlement et de la violence sexualisés des hommes dans le patriarcat. Il me semble que le fait même que tant de femmes dénoncent l’auto-identification sexuelle devrait être un signal d’alarme indiquant que quelque chose ne va pas.
Sian Sullivan
Traduction : Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
Source: Lire l'article complet de Le Partage