par Me Serge H. Moïse av.
En l’an de grâce 1803, le défi majeur à relever pour le peuple haïtien en devenir, était de rompre les chaînes de l’esclavage, ce qui fut fait aux cris de « liberté ou la mort », avec courage, fierté et dignité. Les puissances esclavagistes d’alors en furent impressionnées, médusées et évidemment très contrariées.
Haïti, première république nègre du monde, symbole par excellence de l’égalité des races, anticipant et rejetant à l’avance les fadaises de Gobineau, réfutées d’ailleurs par notre savant Anténor Firmin, suscitait tous les espoirs.
Ce n’était qu’un début, il faut en convenir, et comme toute œuvre humaine, quelle que grande soit-elle, la geste historique pour héroïque qu’elle fut, comportait ses lacunes ; la perfection n’étant pas ici-bas !
Que depuis, nous ayons fait du sur place, comme le constatait dernièrement le fameux Tabou Mbéki, contrairement à d’autres pays, à ceux qui, à peu près, à la même période, ont réalisé leurs révolutions, dont le développement et les progrès fascinent le reste du monde aujourd’hui, Haïti demeure pour tous, un mystère non encore élucidé.
Les causes de ce cuisant échec, de cette désastreuse faillite sont certes lointaines, complexes et multidimensionnelles, mais aucune ne saurait justifier « ce recul à vitesse vertigineuse » pour paraphraser l’éminent professeur Leslie F. Manigat. Pourtant depuis deux siècles, nous avons su constituer une source intarissable d’analyses, d’explications, d’études, d’observations et des dissertations les unes plus savantes que les autres et force est de constater qu’en dépit de tous ces efforts hautement intellectuels, plus ça change, plus c’est pareil dans ce « singulier petit pays qui est le nôtre ». À croire que les exercices d’analyse et de compréhension absorbent toute notre énergie, nous laissant à bout de souffle, incapables de concevoir des solutions en adéquation avec notre spécificité de peuple du quart-monde, selon la classification de René Dumont.
Il ne serait pas superflu de souligner à l’eau forte, ce qui semble une constante dans notre histoire, qui se révèle pour le moins bizarre, dont les conséquences se font sentir durement aujourd’hui et qui fait croire à plus d’un qu’Haïti a hélas atteint son point de non retour.
En effet, sauf erreur, nous avons préféré Tonton Nord à Anténor Firmin que la communauté internationale qualifiait de savant. Jean Jacques Dessalines fut sacrifié dans les bras de Charlotin Marcadieu, dit-on, sans soulever trop de vagues. Nous n’avons pas beaucoup pleuré Dumarsais Estimé, trop heureux de festoyer avec « Kanson fè » et de partager la curée. L’agronome Louis Déjoie n’a pas eu la partie belle et l’on en connaît la suite, la fuite des cerveaux vers des cieux plus cléments, le nivellement par le bas, l’effritement de nos valeurs et la paix du cimetière.
Plus près de nous, quand vint la « bamboche démocratique » du général Namphy n’avons-nous pas, avec une légèreté toute haïtienne, répudié l’équipe gouvernementale la mieux qualifiée qu’ait connue Haïti composée d’hommes tels : Leslie F. Manigat, Martial Célestin, Alain Turnier, pour ne citer que ceux-là, sans oublier Mme Mirlande H. Manigat, cette grande dame adulée de tous pour son entregent, son charme personnel et sa compétence lumineuse ?
Comment ne pas rappeler avec force, ne serait-ce que pour les générations futures que pendant leur passage au timon des affaires haïtiennes, de tous les dirigeants politiques à travers la planète, Leslie et Mirlande formaient avec les Gorbatchev, les deux couples les plus cultivés.
Au début des années 80 l’autre défi de taille était le départ de la dictature duvaliérienne et l’instauration d’un État de droit en Haïti. Les forces vives de la nation bandées à souhait firent basculer l’intolérable – fuite, exil, emprisonnement, déchoukage, séquestration de biens – comme par le passé et des années après, nous parlons encore, mais du bout des lèvres seulement, de réforme judiciaire, de justice sociale, de développement économique, sans trop y croire. Les mêmes redites, somme toute, des vœux pieux, à travers des phrases de la plus belle facture : « Nous sommes condamnés à réussir » ou encore : « À l’impossible nous sommes tenus », oubliant les propos de Maurice Maeterlinck qui nous dit : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ».
Nous ergotons sans cesse réclamant à cor et à cri l’avènement au pays, d’un État de droit, de démocratie, de justice pour tous, passant en revue tous les vocables à connotation moderne et civilisatrice, comme s’il suffisait de pontifier pour que s’accomplisse le « miracle haïtien ».
Point n’est besoin d’être grand clerc pour savoir qu’une démocratie n’est possible qu’en respectant les principes de Montesquieu savoir : « le pouvoir arrête le pouvoir », c’est à dire la mise en place d’institutions à l’intérieur desquelles des femmes et des hommes de qualité qui sont en mesure d’œuvrer pour la grandeur de la patrie commune avec une constitution et des lois qui soient l’émanation de toutes les composantes de la famille haïtienne et un pouvoir judiciaire indépendant efficace et efficient.
On se perd en conjectures, on se morfond en colloques, séminaires, conférences, débats publics de toutes sortes ne parvenant toujours pas à adresser les aspects fondamentaux de la problématique haïtienne et les résultats demeurent les mêmes : perte de temps, d’énergie et d’argent, sauf pour les petits coquins, barbouilleurs de papier, hâbleurs impénitents qui en tirent une quelconque illusion de bénéfice ou de profit.
214 ans après l’indépendance, il s’avère évident que soliloquer, tergiverser, palabrer, se résument à faire du « marronnage », de la démagogie et magouille aux résultats toujours négatifs que nous expérimentons.
Nous aurions peut-être intérêt à explorer d’un peu plus près les constats de Mohamed Dahmani, s’agissant d’une approche rationnelle et objective du mal haïtien. Ce dernier, économiste de formation, soutient que « les élites intellectuelles des pays du tiers-monde formées à l’étranger constituent pour ces pays, un facteur de sous-développement, inféodées qu’elles sont aux valeurs occidentales ». Nous divergeons quelque peu d’avec les conclusions du professeur Dahmani et voyons de préférence dans nos intellos, un facteur de mal développement, compte tenu de l’importance des créneaux culturels dans tout processus de développement.
Il nous faut donc sortir des sentiers battus, explorer d’autres pistes pour comprendre et appréhender la réalité haïtienne dans sa spécificité propre, à partir d’autres prismes, les nôtres, avec cette volonté ferme, que dis-je farouche, de changer l’ordre des choses établi dans la perspective d’un véritable mieux-être pour tous.
L’une des pistes à privilégier seraient que nous devenions nous-mêmes l’objet d’études approfondies afin de déterminer dans quelle mesure la cause première de nos maux ne serait pas la « facture de l’homme haïtien ». S’il est vrai que c’est l’homme qui façonne son environnement, l’état désastreux d’Haïti ne serait alors que le reflet du « nous collectif ».
Ce questionnement sera-t-il à l’ordre du jour au cours de la conférence nationale, des débats sur le nouveau contrat social, thèmes très prisés ces derniers temps qui espérons le, sauront nous convaincre de l’impérieuse nécessité de modifier nos schèmes de pensée, nos modes d’agir, pour que naisse ce nouvel homme porteur de changement et de progrès au triple point de vue politique, économique et social.
Autrement la société haïtienne est condamnée à se reproduire avec évidemment les mêmes tares et les scories qui l’ont conduite dans cet inextricable labyrinthe où lentement mais sûrement s’achèvera le suicide national.
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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