Gérald Bronner publie ce mois-ci Apocalypse cognitive, aux Presses universitaires de France. Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles en exclusivité.
En avril 2020, au cœur de la pandémie mondiale de Covid-19, certains Britanniques ont cru urgent d’incendier des antennes-relais 5G. On a déploré ces actes criminels à Birmingham, Melling ou encore à Liverpool. Puis, ce fut bientôt un peu partout au Royaume-Uni, en Belgique, à Chypre, en Nouvelle-Zélande ou encore en Hollande. Près de 70 antennes furent détruites ou endommagées, auxquelles il faut ajouter 24 agressions d’employés liés au déploiement de cette technologie de communication sans fil. Tout cela n’était pas une coïncidence mais le résultat de la diffusion d’une théorie du complot : ces antennes transmettraient (on ne sait de quelle manière) le virus ou affaibliraient le système immunitaire des riverains. D’autres théories affirment que le virus n’a jamais existé et ne fut inventé médiatiquement que pour cacher les dégâts sanitaires provoqués par ces antennes ! D’autres affirment même que les applaudissements en l’honneur des soignants n’ont été organisés par le gouvernement que pour couvrir le son des tests réalisés sur ces antennes. Toute cette imagination paranoïde s’est développée en quelques semaines à peine.
Comme souvent avec ce genre de théories loufoques, elles sont d’abord apparues dans des groupes radicaux, notamment antivaccins, puis, peu à peu, elles ont essaimé au-delà de leur espace de radicalité par la grâce de la porosité informationnelle qu’a permis la dérégulation du marché cognitif. Quelques ambassadeurs de la crédulité lui ont assuré une audience inespérée, tels ces acteurs de téléréalité outre-manche : Lucy Watson ou Amanda Holden, et en France, la comédienne Juliette Binoche qui affirma sur les réseaux sociaux : « Mettre une puce sous-cutanée pour tous : c’est NON. NON aux opérations de Bill Gates, NON à la 5G. ». Une belle synthèse de plusieurs théories conspirationnistes et antivaccins en quelques signes seulement. Pendant ce temps, des dizaines de milliers de personnes adhéraient à des groupes de lutte contre la 5G, à tel point que Facebook a décidé de fermer des sites et YouTube, de diminuer leur visibilité. Comme l’ont compris, mais un peu tard, ces opérateurs du Net, la vérité ne se défend pas toute seule, elle a besoin d’aide de temps en temps.
Ce qui a frappé les observateurs, c’est la rapidité avec laquelle une théorie aussi absurde s’est diffusée. Sans doute le confinement a-t-il joué un rôle dans la mesure où, plus que jamais, les individus se sont servis d’Internet et des réseaux sociaux pour tenter de s’informer.
À l’origine de cette théorie étrange liant 5G et coronavirus, on retrouve la vidéo de Thomas Cowan, promoteur de l’anthroposophie, une secte fondée par l’occultiste autrichien Rudolf Steiner au début du XXe siècle et influente notamment sur les questions d’éducation et d’agriculture.
Selon Steiner, les virus n’existent pas vraiment, ils ne sont que l’expression de nos défenses immunitaires qui réagissent contre une agression, des sortes de débris que notre organisme cherche à excréter. Ils sont des effets, donc, et en aucun cas des causes des épidémies.
Sornettes ? En effet, mais il demeure que Thomas Cowan, qui fut vice-président de l’Association des médecins pour la médecine anthroposophique, y croit dur comme fer. C’est ce qu’il explique dans une vidéo mise en ligne en mars 2020 et qui est devenue virale. Pour lui, les épidémies correspondent à des « sauts quantiques dans l’électrification de la Terre ». À la grippe de Hong Kong, correspondrait le lancement des satellites. Quant à la Covid-19, elle serait donc l’effet du déploiement de la 5G sur terre. La preuve ? La ville de Wuhan, épicentre de la pandémie, fut la première ville au monde entièrement couverte par la 5G, selon Thomas Cowan. Sa démonstration s’appuie sur quelques cartes montrant l’implantation supposée des antennes 5G et les foyers épidémiques, et… coïncidence extraordinaire : les deux périmètres se recouvrent !
C’est sans doute cette corrélation visuelle qui a été l’argument décisif pour que ce produit douteux se vende aussi bien sur le marché cognitif : ce sont ces cartes qui se sont répandues sur les réseaux sociaux, créant le buzz. Il y a plusieurs choses à en dire. D’une part, elles sont parfois fausses : dans le cas de la France, c’est la répartition des zones couvertes par la fibre qui a été utilisée, par exemple. D’autre part, l’argument présentant Wuhan comme spécifique est mensonger car il s’agit de l’une des cinquante villes chinoises où la 5G a été lancée dès novembre 2019, et non de la seule. Si la 5G avait été la technologie déterminant l’apparition de la maladie, on se demande pourquoi elle ne serait pas apparue dans les 49 autres villes. Et, surtout, cette apparente corrélation ne prouve en rien une causalité. Il est au contraire prévisible que les lieux qui bénéficient les premiers d’une innovation technologique comme la 5G soient aussi ceux qui ont la plus forte densité humaine, c’est-à-dire les grands centres urbains, dont on sait depuis longtemps qu’ils offrent les conditions idéales à la diffusion épidémique. La confusion entre corrélation et causalité est un grand classique de l’erreur humaine en général et des raisonnements conspirationnistes en particulier.
Ce type d’erreurs systématiques assure à la crédulité un empire que ne laissaient pas supposer les progrès de la connaissance et la disponibilité de l’information. C’est parce qu’il existe dans notre cerveau des dispositions qui nous font prendre des vessies pour des lanternes que la vérité ne peut se défendre toute seule. La crédulité correspond à une baisse de la vigilance épistémique. Elle peut nous saisir à chaque instant car elle possède des atours qui dissimulent ses mécanismes trompeurs. Les mettre à nu, ce n’est pas s’assurer de convaincre le crédule de faire machine arrière, mais lui donner la possibilité de prendre conscience de la fragilité du raisonnement qu’il vient de défendre.
Face à cette vidéo de Thomas Cowan, certains ont été saisis par ces corrélations visuelles et se sont dit : « Ce ne peut être une coïncidence. » En cela, ils avaient raison. Ce n’était pas une coïncidence car les deux faits (implantation 5G et épidémies) sont liés dans l’ombre par une troisième variable : la densité humaine, mais l’esprit qui cherche parfois mal et trop vite peut se précipiter pour lier les deux premières variables si on lui fournit un récit le lui proposant. C’est exactement à cela que travaille la crédulité : proposer une éditorialisation du monde permettant de relier des faits par des récits favorisant les pentes intuitives et parfois douteuses de notre esprit. Et c’est pourquoi la crédulité peut prendre de vitesse la rationalité. Elle peut le faire dans notre esprit. Elle le fait souvent sur le marché cognitif.
C’est cette réalité que synthétise la loi de Brandolini – du nom d’un programmeur italien qui la formula élégamment lors d’une conférence en 2013 : « La quantité d’énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu’il faut pour les produire. » On la nomme aussi principe d’asymétrie du bullshit. En d’autres termes, la crédulité possède un avantage concurrentiel sur le marché cognitif dérégulé car rétablir la vérité est souvent plus coûteux que de la travestir. D’autres glorieux prédécesseurs ont pressenti que le vrai ne l’emportait pas naturellement, au moins à court terme, sur le faux. Ainsi Alexis de Tocqueville soulignait-il qu’« une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe » (1992, p. 185).
Un recours plus massif à Internet et aux réseaux sociaux
[…] C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde. Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. La crédulité a donc un avantage concurrentiel important sur le marché cognitif dérégulé parce que, nous l’avons vu, elle propose une éditorialisation du monde qui tend la main aux mécanismes les plus intuitifs de notre esprit : les stéréotypes culturels, les dizaines de biais cognitifs identifiés à ce jour par la science, l’effet de surprise et de dévoilement que proposent souvent ces produits intellectuels frelatés et, d’une façon générale, toutes les limites qui pèsent sur notre rationalité. Toutes ces variables confèrent à la crédulité un pouvoir d’attraction de notre attention et conspirent pour donner tort à Thomas Jefferson. Elles le font d’autant plus facilement que le marché cognitif est saturé d’informations. Or, lorsqu’un esprit est distrait et qu’il doit décider rapidement, il a statistiquement tendance à endosser des croyances fausses.
Très au-delà de la seule question des antennes 5G, la période de la pandémie, et en particulier celle du confinement qui a été observé un peu partout dans le monde, a agi comme un incubateur de crédulité. La raison la plus évidente est que ce temps d’isolement spatial a coïncidé avec un recours plus massif à Internet et aux réseaux sociaux. Ainsi, le trafic Internet a augmenté globalement de 30 % en France, et de 86 % au mois d’avril dans les réseaux de diffusion de contenu (par exemple YouTube). Quant aux réseaux sociaux, ils ont bénéficié d’une augmentation de fréquentation de 121 % au mois de mars et de 155 % en avril ! Ce confinement a servi de démonstration involontaire, mais à taille réelle, de la façon dont nous usons un temps de cerveau massivement libéré. Aucun pays n’a été épargné par le déferlement de crédulité qui s’est abattu sur le monde. Le recours aux espaces numériques pour tenter de répondre aux questions angoissantes auxquelles la pandémie nous confronte a conduit une partie des internautes à fréquenter des formes de raisonnements faux mais vraisemblables.
Pour n’en prendre qu’un exemple, une vidéo publiée à la mi-mars en langue française a totalisé des millions de vues et des dizaines de milliers de partage sur Facebook en quelques heures. L’auteur de la vidéo, se défendant d’être un complotiste, prétendait néanmoins que le virus SARS-CoV-2, responsable de l’épidémie de coronavirus de 2020, avait été conçu par l’institut Pasteur ! Pour preuve, il exhibait un brevet datant de 2004 et qui était bien réel. On peut donc supposer que l’auteur de la vidéo était sincère et qu’il croyait vraiment détenir une information capitale. On sent d’ailleurs sa fébrilité au fur et à mesure de sa démonstration. Ce brevet existe bel et bien, et il a bien été déposé par l’institut Pasteur. Cependant, il porte sur une souche de SRAS-CoV (syndrome respiratoire aigu sévère) à l’origine d’une autre épidémie mortelle, survenue en 2003. Par conséquent, notre donneur d’alerte n’a pas compris que le terme « coronavirus » était générique et désignait une vaste famille de virus dont certains entraînent chez l’homme des infections respiratoires qui peuvent être plus ou moins graves. Le SARS-CoV-2 est simplement le dernier coronavirus qui a été découvert. Mais le fait de déposer un brevet concernant un coronavirus n’est-il pas au moins suspect ? Non, c’est une procédure habituelle pour protéger la découverte et mettre éventuellement au point un vaccin. En un mot, c’est l’incompétence d’individus ayant l’impression de savoir qui a conduit à cette information fausse mais qui a paru vraisemblable à des millions de personnes en quelques heures.
Gagner la bataille de l’attention
Une telle situation est évidemment préoccupante à plus d’un titre. La diffusion de ce genre de discours est d’abord inquiétante parce qu’ils entretiennent des rapports avérés avec l’extrémisme politique ou religieux. Ensuite, ils peuvent être objectivement meurtriers, comme en Iran où l’idée que l’alcool était un remède secret contre la Covid-19 a conduit des centaines de personnes à boire du méthanol et à en mourir.
D’une façon générale, un peu partout, la démocratie des crédules paraît avoir tissé sa toile et même, parfois, mis à la tête de puissants États certains de ses représentants les plus exotiques. L’un des événements les plus déconcertants de l’année 2016 aura été l’élection de Donald Trump. Comment le pays doté de la Constitution démocratique la plus ancienne du monde a-t-il pu élire un individu tenant des propos conspirationnistes, établissant des liens imaginaires entre vaccin et autisme, et proférant mensonge sur mensonge – le Washington Post a en a dénombré plus de 15 000 après mille jours de présidence ? S’il y a une certitude qu’a faite sienne Donald Trump, c’est qu’avant de remporter la bataille de la conviction, il faut gagner celle de l’attention. Il n’était pas le favori des sondages en 2016 mais il était celui des réseaux sociaux. Lors de la campagne, il a dominé les échanges sur Facebook de façon écrasante : ses déclarations ont suscité douze fois plus d’intérêt que celles d’Hillary Clinton dans les États républicains et deux fois plus dans les États démocrates.
Toute cette attention n’était pas une acclamation mais elle a permis de rendre virales les propositions de Trump et de faire que son offre politique rencontre plus facilement une demande, aussi difficile serait-elle à atteindre. Les exemples similaires se sont multipliés un peu partout – au Brésil, en Italie –, dessinant toujours le même périmètre idéologique : trahison du peuple, doute sur les vaccins, climato-scepticisme, rhétorique appelant au bon sens, et bien souvent complotisme.
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