La récupération du Hirak par les élites intellectuelles bourgeoises algériennes

La récupération du Hirak par les élites intellectuelles bourgeoises algériennes

Par Khider Mesloub.

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Editorial de Khider du 11 janvier 2021

Comme l’avait écrit Antonio Gramsci, les classes sociales dominantes ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique et la force répressive, mais également sur la caste intellectuelle. L’élite intellectuelle a toujours contribué au développement des mouvements politiques, à l’enrôlement des masses prolétariennes dans les instances étatiques, à leur embrigadement idéologique. De fait, à l’exception des rares périodes révolutionnaires singularisées par le ralliement individuel de quelques intellectuels au combat des classes populaires, en général l’intelligentsia est toujours demeurée la fidèle servante des classes possédantes, particulièrement dans les périodes d’effervescence sociale où elle dévoile sa nature contre-révolutionnaire (voir notre texte L’intelligentsia : l’éternelle «Cerbère» des maîtres du mondepublié le 23 décembre 2020 sur le webmagazine les 7 du Québec). https://les7duquebec.net/archives/260974

Certes, au cours du XXe siècle, de nombreux intellectuels, à l’époque de la flamboyante puissance de la classe ouvrière organisée en partis socialistes et communistes, s’étaient engagés directement dans le combat pour l’émancipation du prolétariat et des peuples colonisés, devenus, par la force répressive et la volonté despotique des nouveaux maîtres du pays hissés au sommet du pouvoir, néo-colonisés. Mais, à la faveur du reflux des luttes de la classe ouvrière, de l’effondrement des organisations des travailleurs, de la déconfiture des partis politiques de gauche et du parachèvement des soi-disant luttes de libération nationale, les intellectuels critiques et engagés s’étaient effacés progressivement de la scène politique prolétarienne.

En effet, dès les années 1970, après la vague contestataire, les intellectuels avaient été intégrés directement dans l’appareil d’État, incorporés au service du système économique libéral alors en pleine vogue. Favorisé par la croissance économique des Trente Glorieuses (1945-1975), l’État providence (pour les riches) s’était singularisé par sa générosité à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle, courroie de transmission de l’idéologie dominante et chien de garde du pouvoir. Cette nouvelle couche intellectuelle, qui se couche devant tous les puissants, avait fini par se fondre dans le décor du pouvoir capitaliste pour lequel elle allait désormais œuvrer aux fins de promouvoir l’idéologie libérale ou sociale-démocrate. En outre, secondée par le déclin des luttes radicales sociales, cette caste intellectuelle allait contribuer à la pacification de la société par la réduction de la conflictualité sociale désormais déportée sur des thématiques sociétales, notamment identitaire, religieuse, sexuelle, communautaire, écologique, féministe, animalière, complaisamment cultivées pour leur pouvoir de fragmentation du « corps social » en de multiples entités atomisées.

Les experts et les spécialistes autoproclamés allaient supplanter les « penseurs engagés » (que l’on avait vu de nouveau ressurgir de leurs salons dorés à la faveur de la montée des soulèvements populaires, notamment en Algérie avec le Hirak).

Dès cette époque du libéralisme débridé, on avait assisté à une dérive réactionnaire chez ces penseurs de service. De nombreux intellectuels désignés sous le nom de postmodernes avaient emprunté la voie de la réaction (Bernard Henri Levy, Alain Finkielkraut, Elizabeth Lévy, Éric Zemmour, Alain Soral, Jean-Claude Michéa, Marcel Gauchet, etc.), pour parler de la France. En Algérie, c’étaient les clercs islamistes qui avaient triomphé dans l’espace public avec leur doctrine moyenâgeuse, épaulés par la bourgeoisie au pouvoir pétrie d’idéologie réactionnaire islamo-arabiste. En effet, le régime avait déroulé le tapis vert aux idéologues enturbannés pour leur permettre d’affermir leur emprise et leur empire sur l’ensemble des institutions, notamment l’école et les médias, ces deux mamelles d’endoctrinement auprès desquelles viennent toujours s’aviner les masses déshéritées, toujours en déshérence intellectuelle et culturelle. Sans oublier les mosquées, hauts lieux de culture… salafiste, transformées soit en centres de formation pour les candidats au terrorisme, soit en antichambres de bureaux de vote pour les partis islamistes stipendiés par les monarchies féodales du Golfe ou par le nouveau sultan de la Turquie. C’était l’époque du règne du conformisme anesthésiant, du libéralisme arrogant, de l’islamisme terrorisant ; de la pensée unique, de la morale libérale inique. La pensée critique radicale et le projet émancipateur avaient été expulsés du paysage politique et culturel.

Depuis de cette époque triomphale du libéralisme consumériste et libertaire, portée aux nues par Reagan et Thatcher, les intellectuels ne s’identifient plus aux classes populaires. Ils composent une nouvelle catégorie sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle, défendant ses intérêts propres auprès de l’État des riches. Cette élite bénéficie d’un relatif confort matériel. De surcroît, cette petite bourgeoisie intellectuelle colonise de manière insolente et arrogante la vie politique et médiatique. Au cours des dernières décennies, elle avait pris de l’importance grâce à l’élévation du niveau d’études et à la progression constante du secteur tertiaire. Cette élite intellectuelle est très influente dans de nombreuses institutions, notamment dans les partis politiques (qui la récupèrent pour lui ouvrir les portes des palais du pouvoir : les classes dirigeantes savent récompenser leurs larbins), dans le milieu des médias (ou plutôt les médias du milieu), les syndicats, les associations, les organismes culturels, autant de lieu de pouvoir où sévissent ces pontifes en quête de sinécures et de prébendes, autrement dit d’enrichissement facile et rapide.

Globalement, par sa profession élitaire et sa culture aristocratique, cette catégorie sociale intellectuelle incline à reproduire une posture d’encadrement des classes populaires. De même, elle s’applique à propager son idéologie petite-bourgeoise au sein des instances politiques et syndicales dans lesquelles elle affectionne s’investir pour mieux ligoter les classes populaires au char de l’État capitaliste et à son idéologie consensuelle d’union nationale, gages de la paix sociale et de son enrichissement outrancièrement indécent. Par ailleurs, par l’emprise idéologique qu’elle exerce dans ces institutions, cette élite imprime une orientation réformiste (voire réactionnaire) à la politique, et surtout à la lutte. Pour elle, il n’est pas question de construire des rapports de force contre les conseils du patronat et l’État, mais de nouer avec ces institutions dominantes (despotiques) des relations pacifiques fondées sur le partenariat (pour le partage de la plus-value dans le cas de l’entreprise, de la rente dans la situation de l’Algérie). Les élites algériennes illustrent sinistrement ces mœurs de compromission avec le pouvoir.

Aussi, aujourd’hui, avec l’échec du mouvement populaire hirakien en Algérie, la place prépondérante des intellectuels dans le débat et le combat politiques est-elle interrogée, passée au crible de la critique par les classes populaires algériennes abusées, lésées, toujours écrasées.

À notre époque, la posture de l’intellectuel engagé est une imposture. En dépit de l’adoption d’une position critique à l’égard du pouvoir, comme on l’avait relevé avec le Hirak en Algérie, l’intellectuel n’oublie pas qu’il est rétribué par ce même pouvoir ou des institutions patronales liées au grand capital national ou international. Il ne faut pas perdre de vue que les intellectuels ne sont pas des ouvriers. Ils restent attachés à la défense de leur statut d’intellectuel, de leurs prébendes distribuées généreusement par leurs maîtres, favorisées par la division entre travail intellectuel magnifié et travail manuel dévalorisé.

Certes, les intellectuels sont rétribués pour produire des idées. Mais, de nos jours, grâce à l’élévation substantielle du niveau d’études (plus des deux-tiers des lycéens décrochent le baccalauréat et obtiennent des diplômes supérieurs et universitaires), ils ne sont pas les seuls à réfléchir. De nos jours, la vie des idées s’épanouit partout dans le corps social, notamment dans la « cité populaire ». Les idées surgissent de l’expérience courante de la vie quotidienne plutôt que du cerveau de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire. La vie des idées s’épanouit dans de multiples espaces de sociabilité. En Algérie, avec le Mouvement 22 février, la lutte, en dépit de ses faiblesses politiques et organisationnelles, était devenue un extraordinaire laboratoire de création d’idées révolutionnaires, spontanément fécondées par 42 millions d’Algériens à l’esprit inventif, jamais à cours d’imagination subversive, mais « idées militantes » rapidement étouffées et contrecarrées par les élites bourgeoises pusillanimes, idées récupérées et dévoyées vers les impasses institutionnelles du pouvoir.

À notre époque, avec le triomphe du libéralisme et la fragmentation des connaissances, l’élite intellectuelle est incapable de produire la moindre analyse concrète et total de la société ; de développer une critique radicale du système fondée sur une approche dialectique et matérialiste, empêtrée qu’elle est dans l’idéalisme libérale (islamique). Pour preuve, en Algérie : l’élite bourgeoise est congénitalement inapte à proposer le moindre programme politique alternatif, un projet émancipateur, du fait de sa vacuité intellectuelle abyssale et de sa compromission légendaire avec le régime mafieux qui l’a longtemps couvée, embecquée, pécuniairement gavée.

Coupés des couches populaires et prolétariennes, les élites intellectuelles bourgeoises algériennes sont totalement dépourvues d’idées, sociologiquement sclérosées, car elles ont été dressées à piller le pays et à défendre un ordre social despotique, pourtant en pleine putréfaction. Au contraire, c’est parmi les classes populaires algériennes en révolte que s’étaient élaborées des réflexions critiques pertinentes et radicales contre le système. Moins téméraire que le chien, l’élite bourgeoise algérienne ne peut mordre la main qui la nourrit. Pas étonnant qu’elle se soit agenouillée pour lécher le treillis de son maître kaki, se soit associée avec les potentats galonnés ou cravatés pour enchaîner et museler le prolétariat algérien rebelle, après avoir déchiqueté à coups de morsures traîtresses les revendications fondamentales des classes populaires en lutte. Tout cela s’explique par leur statut social favorable au maintien de l’ordre dominant établi.   

En effet, par leur situation sociale tributaire des prébendes allouées par leur protecteur étatique universitaire ou autre patron privé, les élites bourgeoises intellectuelles défendent les intérêts de classe de leurs maîtres. Leurs analyses (programmes économiques, propositions politiques et sociales libérales, cela va de soi) visent la reconnaissance auprès de leurs pairs politiciens et des institutions étatiques. Elles n’ont pas vocation à transformer la société (à lutter contre l’ordre dominant). Les intellectuels ne participent pas aux luttes sociales, mais aux batailles politiques. La différence est capitale. Ils placent leur combat dans le champ de bataille éthéré de la politique démocratique bourgeoise, sur l’échiquier des querelles politiciennes, sans enjeux économiques ni sociales.

Quand bien même ils s’impliquent, ou plutôt s’infiltrent dans les mouvements sociaux, c’est pour dévoyer le mouvement de lutte prolétarien vers des objectifs politiques inoffensifs, des perspectives consensuelles, en un mot bourgeois. Les élites bourgeoises algériennes s’étaient activées en ce sens, à la faveur du soulèvement populaire du 22 février. En effet ces élites avaient multiplié les initiatives pour encadrer le Hirak, l’entraver, le domestiquer au travers de diverses opérations spécieuses, notamment par le truchement de conférences, réunions, « forum pour le dialogue », tractations occultes avec le gouvernement.

Certes, certains brillants intellectuels peuvent dresser des constats judicieux, mais ne s’interrogent jamais sur les possibilités du renversement de l’ordre existant. Car les nouvelles « pensées modernes critiques » sont éloignées des préoccupations sociales et de la vie quotidienne misérable des classes populaires. Pour preuve : les nouveaux intellectuels, cette élite parasitaire autoproclamée, s’engagent essentiellement dans les luttes parcellaires ou dans les batailles et logomachies démocratiques bourgeoises afin de concourir pour les sièges vacants au sein du Parlement croupion et de l’État despotique déliquescent. Jamais dans des combats pour améliorer les conditions sociales des classes populaires.

Une chose est sûre : les élites algériennes méprisent souverainement les classes populaires. Aussi, n’était-il pas surprenant qu’elles aient dédaigné les revendications sociales et économiques du prolétariat algérien, totalement absentes de leur plate-forme politique. Ces élites parasitaires, nourries par la rente pétrolière (ou les allocations familiales quand elles sont établies dans les pays occidentaux, leurs modèles et parrains), s’étaient mobilisées uniquement pour les élections, tremplin pour leur enrichissement, assurance pour la pérennisation de leurs prébendes, marchepied pour leur ascension sociale. Mais absolument pas pour l’avènement d’un nouveau mode de production plus humain. Dans leur « programme » de marchandage avec l’État-major de l’armée cornaqué par le général Gaï Salah, qu’elles courtisaient avec obséquiosité, il n’était fait mention aucunement de revendications sociales et économiques des classes populaires : travail pour tout le monde, augmentation des salaires et des pensions de retraite, attribution d’un logement décent pour chaque famille, amélioration des infrastructures, construction de nouveaux hôpitaux, écoles, universités, bibliothèque, piscines, etc.

Néanmoins, de nos jours, à la faveur de la crise économique, de nombreux intellectuels basculent de plus en plus dans la précarité. Aussi, confrontés au chômage, certains jeunes diplômés empruntent-ils plus aisément la voie de la révolte, de la révolution. Ces intellectuels socialement marginalisés se révèlent souvent particulièrement très actifs politiquement et surtout manifestent une passionnante radicalité en matière théorique. Car, contrairement à la catégorie intellectuelle petite-bourgeoise intégrée dans le système marchand, ces intellectuels prolétarisés n’ont ni poste à conserver ni prébendes à protéger. Ainsi, existe-t-il une corrélation entre précarité sociale et radicalité politique, autrement appelé militantisme, à distinguer du carriérisme politicien bourgeois. De fait, si l’intellectuel petit-bourgeois socialement intégré, auréolé de la reconnaissance professionnelle et sociale, affiche une fidélité à toute épreuve à l’égard du système dominant, le nouvel intellectuel prolétarisé déploie, lui, une détermination farouche pour combattre l’ordre existant. L’exemple du soulèvement populaire algérien l’avait démontré, avec la combativité emblématique des étudiants à l’avenir social obéré, souvent issus des classes populaires, déterminés à lutter jusqu’à leur dernier souffle pour chasser le système d’exploitation, afin d’instaurer une société égalitaire et démocratique, en rupture avec l’économie prédatrice et parasitaire rentière.

À l’évidence, à notre époque de crise systémique du capitalisme (accentué la pandémie du Covid-19), et subséquemment de la résurgence des luttes sociales (partiellement confinées), des questionnements sur le projet de transformation sociale émergent parmi la population laborieuse. Certes, l’intellectuel peut participer à l’action militante, mais il ne doit ni se substituer à l’action ni en prendre la direction. L’intellectuel doit agir et penser avec tous les autres membres engagés dans la lutte. Il ne doit pas imposer ses théories. Il doit se comporter comme un auxiliaire de la classe laborieuse, du corps social prolétarien en lutte. Il fait partie intégrante de ce corps social prolétarien sans têtes dominantes.

Sous le mode de production capitaliste, la politique s’apparente à un salon bourgeois, avait écrit Habermas. Il revient par conséquent au prolétariat de décamper de ce salon de caquetage et d’abandonner les intellectuels à leur onanisme politicien.

Sans conteste, ce n’est pas dans les officiels programmes politiques garrottés par le capital ou caporalisés par l’État-major de l’armée, rédigés par les intellectuels organiques, cette élite asservie à l’ordre dominant, que réside l’émergence des transformations sociales. Ni dans les feuilles de route spécieuses de ces autoproclamés hommes providentiels hissés sur le devant de la scène pour faire main basse sur les mouvements populaires. C’est au cours des luttes sociales spontanées pour la défense des conditions de vie et de travail (dans un premier temps) que s’expérimentent de nouvelles formes de sociabilité subversive et de nouvelles organisations autogestionnaires horizontales, qu’apparaissent le besoin et la possibilité de changement de société. C’est dans ces phases aiguës de lutte sociale prolétarienne que surgit la nécessité d’une nouvelle forme d’organisation structurellement antisystème, sans théoricien, sans bureaucratie, sans instance hiérarchique habituellement inféodée au grand capital national et international. Dans ces formes d’auto-organisation doivent s’exprimer exclusivement les intérêts du prolétariat, par-delà toute forme d’encadrement intellectuel et organisationnel bourgeois. Car l’expérience historique du prolétariat algérien – notamment durant la phase de la lutte de Libération nationale – prouve que l’intelligentsia bourgeoise algérienne ne peut diriger et mener une révolution populaire à son terme, mais uniquement au profit du capital national et international, comme vient de l’illustrer le Hirak. Par essence, les élites bourgeoises algériennes sont liguées contre le prolétariat et sont les fidèles alliées du capital national et international, leurs protecteurs, leurs financeurs.

C’est au cours des mouvements de résistance de classe, puis des activités de soulèvement populiste, suivi d’insurrection populaire que surgit cette réflexion collective de maturation politique dans et par l’action – la lutte de classe et sa conscientisation qui ne vient jamais de la simple existence de la classe ni de l’extérieure de la classe, apportée par les intellectuels, les politiciens professionnels. La conscience de classe est un produit de la lutte de classe. C’est la cristallisation de l’expérience de la lutte à un moment précis de son évolution dynamique, dans des circonstances spécifiques. En d’autres termes, pas d’attaques sévères du capital contre le salariat et les conditions de vie des classes opprimées, pas de résistance farouche de la classe travailleuse et populaire à ces attaques : et subséquemment, nulle conscience de classe. C’est le mouvement qui crée la pensée, l’idéologie ne fait que la formaliser. Et le mouvement se développe en fonction des conditions matérielles objectives. C’est ce qui nous fait dire qu’à aucun moment dans l’histoire humaine (ni en 1917 en Russie, ni en 1949 en Chine, ni dans aucun autre pays), nous avions observé la révolution prolétarienne en marche, tout simplement parce que les moyens sociaux de production capitalistes et les forces productives n’avaient jamais atteint leur plein épanouissement – ce point de non-retour où les rapports sociaux de production font éclater le mode de production tout entier. Cet effondrement ne sera jamais le fruit de la volonté consciente de la classe, il ne sera pas non plus d’abord idéologique comme le croit les intellectuels de gauche comme de droite, qui pensent que l’esprit guide le monde. Cet effondrement sera d’abord économique – concret, matériel, pratique (comme on le vit actuellement avec l’effondrement brutal de l’économie capitaliste) – et provoquera inéluctablement le soulèvement de toutes les couches non-exploiteuses de la société sous la direction du prolétariat révolutionnaire devenu conscient à travers le Mouvement de résistance. Stade d’évolution révolutionnaire que ni les Gilets jaune, ni le prolétariat algérien au cours de son soulèvement populiste hirakien, ni aucun autre contingent national populaire n’avaient atteint. Mais tous les mouvements de masse, depuis quelques années en action, notamment en France avec les Gilets jaunes et en Algérie avec les hirakistes, ont ouvert, à travers leurs luttes locales, régionales, nationales, le chemin de la révolution prolétarienne mondiale.

De fait, dans les moments de lutte comme le Mouvement 22 février, l’enjeu n’était pas de confier la direction du combat politique à des intellectuels ni de convoquer des experts pour disserter doctement sur les réformes à quémander auprès de l’État. Ni de soumettre la classe populaire algérienne à un « panel de dialogue » petit-bourgeois, un échantillon de personnalités représentatives de l’élite algérienne en quête de sinécures gouvernementales lucratives. L’enjeu de la lutte idéologique était de rompre avec le modèle de société capitaliste hégémonique, ce qu’aucun intellectuel bourgeois algérien ne pouvait assumer.

Ce sont là les bases préliminaires de la rupture sociale entre les deux classes sociales antagonistes : capital financiarisé contre travail prolétarisé.  Cette rupture avec le modèle dominant implique l’édification du double pouvoir, des lors que le capital (son représentant : l’État) ne peut plus diriger la société (nous y sommes avec l’entrée du système capitaliste en récession déclenchée à la faveur de la crise sanitaire du Covid-19) et que le travail n’accepte plus d’être aliéné et détruit, ni les classes populaires paupérisées. Ni les couches petites et moyennes bourgeoises précarisées. Et ces dernières, avec la crise multidimensionnelle actuelle, seront placées devant une alternative : ou se ranger derrière le capital ou se mettre derrière le travail salarié dans sa conquête du pouvoir pour la destruction de l’ancien mode de production moribond, et surtout la construction d’un nouveau mode de production économique et social universel humain.

L’Algérie du Mouvement 22 février n’avait jamais atteint ce point de rupture et de double pouvoir car les conditions objectives et conséquemment subjectives de la révolution populaire, et surtout de la révolution prolétarienne, n’étaient pas réunies. Si on peut utiliser une image de l’époque de la lutte anticoloniale, les élites intellectuelles bourgeoises algériennes contemporaines se sont comportées comme les « Messalistes » ou les « Benbadistes », ces partisans de la collaboration, artisans de la temporisation combative, tenants de l’intégration dans l’Algérie française (aujourd’hui devenue dans le système capitaliste national algérien). Autrement dit, elles ne sont absolument pas révolutionnaires. Elles cherchent à perpétuer le néocolonialisme national, en d’autres termes, la soumission à l’ordre dominant du système Flnèsque, comme leurs aînés harkis prônaient la pérennisation de l’asservissement au service de la France coloniale.

L’histoire algérienne nous enseigne que les utopies émanant des Manifestes ou des Clubs de pensée (aujourd’hui illustrés en Algérie par la profusion d’entités politiciennes) n’ont aucune emprise sur la réalité. Elles constituent tout au plus des tentatives réactionnaires de réformer le passé (comme on le voit avec les mouvements identitaires berbéristes et islamiques). Toutes les manœuvres initiées par les élites bourgeoises algériennes visaient la neutralisation du soulèvement populiste pour l’empêcher de se transformer en mouvement de révolte populaire, phase précédant la révolution prolétarienne.

L’histoire nous apprend que ce sont toujours les mouvements de lutte pratiques qui mettent en œuvre les utopies en rupture avec la gestion de la société capitaliste, industrielle, marchande, urbaine, inégalitaire, aliénante, pour inventer de nouvelles possibilités. Aussi, pour l’Algérie, les nouvelles réflexions critiques à élaborer collectivement doivent-elles se placer dans une perspective émancipatrice pour alimenter le combat politique de classe.

Malheureusement, notre époque est marquée par le déclin du mouvement ouvrier, déclin qui n’est pas la conséquence de la trahison des clercs gauchistes et réformistes, mais l’expression politique de la déshérence de la classe prolétarienne mondiale. Dans cette époque de reflux de la combativité populaire et ouvrière, la classe prolétarienne a perdu ses repères sociologiques délibérément obscurcis par la classe dominante via la petite bourgeoisie de gauche comme de droite.

C’est l’objectif de la lutte idéologique et politique menée en permanence par toutes les instances bourgeoises contre le prolétariat : déstructurer le corps social spécifique du prolétariat par son morcellement sociologique, sa fragmentation ethnique ou religieuse, son démembrement politique. Le rôle des révolutionnaires prolétariens ne consiste pas à se substituer à la classe et à tenter de diriger son action, nous en serions bien incapables. Notre rôle consiste à observer et à analyser, strictement d’un point de vue de classe, les mouvements de la classe en lutte et de lui restituer un portrait fidèle, prolétarien, matérialiste, dialectique et dynamique de cette réalité mouvante. Ainsi, pour prendre un exemple concret : nous dénonçons la revendication pour des élections soi-disant démocratiques mais réellement bourgeoises, et nous revendiquons le rejet total de toute mascarade électorale bourgeoise car visant à liquider le mouvement populaire révolutionnaire, comme l’a amplement illustré l’expérience hirakienne.

À l’évidence, la dimension de classe a disparu de la pensée et des écrits des plumitifs embourgeoisés. C’est le rôle des intellectuels prolétariens révolutionnaires de la réintroduire parmi la classe laborieuse pour lui redonner confiance en sa force. En effet, si naguère la lutte s’appuyait sur le découpage de la réalité en termes de classes sociales, aujourd’hui dans la littérature bourgeoise les catégories ethnolinguistiques, tribales, religieuses (et depuis peu de genre), monopolisent l’espace médiatique, brouillent l’analyse de classe. Ceci est particulièrement vrai dans les pays musulmans au sein desquels l’identité ethnique et religieuse s’acharne à se pérenniser en dépit de la dislocation de l’ancien mode de production féodal, freinant l’émergence de l’identification sociale sur le fondement de l’appartenance de classe sociale, car ces sociétés sont encore en transition de l’ancien mode de production féodal et tribal vers le mode de production capitaliste marchand, industriel, urbain, financiarisé, mondialisé. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’Algérie déchirée par de stériles tensions identitaires et religieuses, tandis que des secteurs entiers de l’économie se sont modernisés (pétrole, métallurgie, communication, une portion de l’agriculture), d’autres secteurs de l’économie stagnent sous les rapports de production archaïques, enfermant encore la population dans le carcan idéologique archaïque (islamique et identitaire berbériste). C’est aussi un impératif pour les intellectuels prolétariens matérialistes de réintroduire le primat de l’analyse économique marxiste dans l’étude socio-politique contemporaine. Cela nous évitera de tomber dans la logorrhée spéculative géostratégique pseudo historique et géopolitique.

De surcroît, il faut éviter les travers des intellectuels bourgeois qui se réfugient dans l’abstraction et l’entre-soi universitaire. À l’instar de l’édification de ces multiples mondaines structures comme le Forum de dialogue, Forum civil et autres entités échafaudés par l’élite bourgeoise algérienne avec l’aval de ses maîtres détenteurs du pouvoir économique, politique et idéologique hégémonique en Algérie, ou commanditées et activées par des officines opaques étrangères impérialistes œuvrant au démembrement de l’Algérie.

À l’époque moderne, chaque Algérien actif ou chômeur est doté d’un « capital scolaire » suffisant pour participer pleinement, à égalité de ses frères de lutte, à l’organisation horizontale de la société, à la gouvernance du pays, à la gestion de l’Algérie. En 1962, lors de l’indépendance de l’Algérie, seuls 8% de la population était partiellement alphabétisée. Avec à peine quelques milliers de citoyens algériens lettrés nous avions pu faire transiter le pays du féodalisme archaïque au capitalisme moderne (quoique la transition ne soit pas encore achevée), avec ses performances et ses imperfections. Aujourd’hui, juste pour l’année universitaire 2018-2019, l’Algérie avait comptabilisé 1 700 000 étudiants. Cette brillante jeunesse dispose de toutes les compétences pour assister le prolétariat algérien dans la transition vers le mode de production prolétarien (à distinguer radicalement du « communisme » soviétique ou chinois, ou ces variantes avariées trotskistes ou socialistes tiers-mondistes, ces monstrueuses impostures bâties et imposées justement par les élites intellectuelles bourgeoises dirigistes et par les politiciens gauchistes professionnels issus de pays féodaux).

Ironie de l’histoire, le capitalisme a transformé presque tous les individus en prolétaires, mais surtout, par l’élévation du niveau d’études, en « intellectuels ». De sorte que ces prolétaires n’ont nul besoin « d’intellectuels professionnels » ou d’une élite pour les endoctriner, les encadrer. Les prolétaires, regroupés en classe sociale, sont devenus leur propre guide économique, politique et idéologique. Aujourd’hui, dans le prolétariat algérien (mondial), coexistent et cohabitent et la praxis et la théorie, capacités d’action et de réflexion : aptitudes partagées par les prolétaires du monde entier. Ces deux attributs dialectiques constituent les armes pour le prolétariat algérien (mondial) en lutte pour son émancipation.

Khider Mesloub 

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