Aucun regret si ce n’est la mémoire des échecs
Aucune tristesse sauf celle des images simplifiées
Aucune rage aucune rage aucune rage
(XVII. Rage — p. 29)
.
YSENGRIMUS — Dans le recueil Au bout du quai (2008) de la poétesse québécoise Francine Allard, il y a lieu de retracer une rencontre harmonieuse entre concrétude, prose à thèses et vers libres. Le couple conjugal, serein et observateur, se formule discrètement, en filigrane. Témoin et acteur, subtil cicérone de notre promenade, c’est ledit couple qui se tient justement au bout du quai de la vie, à observer les lambeaux de persistance qui s’effilochent.
LIII. [sans titre]
Nous restons droits et fiers au bout du quai
Et regardons nos amours s’éloigner comme un gotha du passé
Pas d’au revoir encore moins d’adieux dans leurs larmes chaudes
Nous aurons inventé les lupercales et engendré notre avenir
Ils sauront bien voguer seuls à la morte-eau
Et tirer derrière eux la polacre d’où renaissent nos amours
(p. 75)
Au fil du suivi des saisons et des cycles amples de la vie, la rencontre entre apophtegmes et bouts rimés donne à lire une harmonieuse synthèse de sagesse et de musicalité. Nous retrouvons (régulièrement mais pas exclusivement) des thématiques féminines, des hantises féminines. Elles sont de ce temps, égocentrées mais sans excès, angoissées mais sans lourdeur. Subtiles, pour tout dire. Elles sont peut-être même quelque chose comme: éternelles ou universelles, si on peut oser dire.
Mon visage froissé
Ils ne m’ont pas entendue lorsque j’ai chanté des berceuses
M’ont ignorée
Car j’étais faite de pain mie et d’autres choses humides encore
Ont posé leur regard ailleurs
Quand j’étais remplie de joie et de force
Maintenant ils font la moue sur mon désistement
Ils pleurent sur le froissement de mon visage
(p. 27)
Formé, donc, de courts textes en prose rythmée, le recueil manifeste un vif sens de la poésie concrète et ce, en combinaison harmonieuse avec des considérations philosophiques bien tempérées. L’émotion apaisée de cet amour conjugal serein, simple, diaphane dans son omniprésence tranquille, sert donc de toile de fond à une portion importante des émotions poétiques exprimées.
XIV. Matin radieux
Le soleil n’a pas sa raison d’être sans ces longues stries
de noirceur et ces masque hideux qui hantent nos rêves
le soleil n’a aucun sens sans ces larges pans d’ombre
dans lesquels les stryges engagent leur danse macabre
il ne veut rien dire
si je ne le remarque pas entre les vénitiens
et que je ne te dis pas qu’il fait un matin radieux
si tes yeux restent clos sous la couverture
le soleil ne signifie rien à ceux qui ne peuvent le voir
si ce n’est sa lente chaleur sur leur front inquiet
durera-t-il lorsque la nuit s’étendra jusqu’aux aurores
(p. 26)
Francine Allard est une occidentale aisée et ne s’en cache pas. Sa poésie exprime souvent la lancinance d’un monde injuste vu et contemplé du point de vue insatisfait de celui ou celle que ledit monde injuste a conjoncturellement avantagé. Certains des textes s’ouvrent ainsi en direction de l’expression d’une attention soutenue à l’égard des causes sociales. L’ambiance, devenue alors plus dense, plus gorgée de larmes de colère contenue, n’est pas sans rappeler le rendu très intensif et corrosif d’une poétesse internationaliste comme la regrettée Caroline Mongeau, dont le travail de poésie sociale dicte solidement le ton de toute une époque. La solidarité entre femmes continue de solidement s’exprimer ici.
XXXIV. Que comprendre de la guerre?
Que font ces femmes noires qui voient leur pays
Tranché tailladé coupé à la machette
Alors que les mouches boivent ce qu’elles peuvent de suc de larmes de sueur
Puisés sur le visage des enfants vidés de l’inquiétude froide
Que peuvent comprendre alors Béatrice et Rosalie
Avec leur poupée molle sur la poitrine
Quand meurent les nourrissons au bout d’une mamelle asséchée
Dis le moi je t’en prie dis-le moi
(p. 51)
Mais pourtant, pour tout dire, le dosage entre tristesse sourde et gaîté primesautière est une des portions les plus finement ouvragées de tout cet exercice. En effet, le travail de Francine Allard dans ce recueil nous ramène vigoureusement à l’esprit le fameux aphorisme de René Pibroch: L’humour est l’artimon du voilier poétique. Francine Allard a en effet un sens très fin du sardonique bien dosé.
XXVIII. Les philosophes fous
Hier nous avons quitté nos amis qui n’ont pas saisi notre ennui.
La conversation ne peut être que Kierkegaard et son angoisse et son amour et son intériorité
Les enjeux sont trop sérieux pour les confier à Platon qui n’a jamais connu la dureté de la vie qui tourne et les enfants qui naissent
Ils n’ont pas compris que nous étions vissés à la planche
Encastrés dans la réalité sans lien avec les rêves de Joyce
Si loin de l’Irlande de Victor Lévy
(p. 40)
Un fond simplet et mutin affleure alors. Au nombre des talents multiples de Francine Allard (poétesse, romancière, dramaturge, aquarelliste, cuisinières et gastronome, potière — je n’épuise pas la liste) pourrait facilement s’ajouter celui d’humoriste. On sent que son talent se retient à certains moments pour ne pas se vautrer dans le mot d’esprit populaire, qu’elle aurait la tentation d’ouvrir comme le rideau opaque d’un nouveau tréteau (sur lequel nous serions fort tentés de la suivre). Dans ce recueil-ci, notre poétesse qui se mord donc souvent les lèvres pour ne pas ricaner, nous lâche au moins un mot d’esprit. Je m’en voudrais à mort de vous en priver. Le voici, suave:
XLVIII. Pour rire
Les mots que je choisis ne sont pas recherchés
puisqu’ils n’ont rien fait de mal
Mes phrases ne sont pas complètes
parce qu’il leur manque le verbe
(p. 70)
Et, ceci dit et bien dit, il reste que ce recueil n’est ni un texte conjoncturel ni un épisode anecdotique début de siècle. Dix ans après sa parution, ce recueil se lit avec beaucoup de fluidité et n’a rien perdu de ses belles qualités thématiques et émotionnelles. La poésie québécoise du nouveau siècle y trouve indubitablement un de ses honorables fleurons.
Le recueil de poésie Au bout du quai contient 53 poèmes. Il se subdivise en trois petits sous-recueils: La lumière des clairs-obscurs (p 11 à 46), L’ombre qui dissimule (p 47 à 60), et Un trou dans la paroi (p 61 à 75).
.
Francine Allard, Au bout du quai, 2008, Éditions Trois-Pistoles, Coll. Poèmes, 79 p.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec