Pour compléter la note de Kévin, je me propose d’exposer davantage le charlatanisme effondrologique en examinant un de ses thuriféraires les plus en vue.
« Ingénieur en aérospatial de formation », « conférencier, formateur et consultant, analyste des vulnérabilités des sociétés humaines et expert des stratégies de résilience » (ou « spécialiste des limites et vulnérabilités des sociétés humaines et des stratégies de résilience collective »), « systémicien », « expert des récits comme leviers de mobilisation et de transformation », « spécialiste des questions de couplage entre activité économique et impacts écologiques », j’en passe, et des plus amusants, Arthur Keller est une des figures de proue de la collapsologie en France. (Comme on peut le lire sur son (étrangement) élogieuse page Wikipédia : « Régulièrement sollicité par les médias [c’est, pour l’instant, un peu exagéré, il ne l’est qu’assez sporadiquement], Arthur Keller est amené à s’exprimer sur ses domaines d’expertise, dans la sphère des spécialistes et penseurs qui évaluent le potentiel d’effondrements et préconisent des stratégies face aux risques sociétaux ».)
Fort de ces multiples spécialités, Arthur Keller nous avertit : « nous allons droit vers » un effondrement qui « a commencé depuis longtemps ». Une perspective qu’il précise méticuleusement : « tout ce qu’on peut dire avec rigueur, c’est que l’éventualité d’une panne imminente et subite d’une société est désormais envisageable n’importe quand », cela étant, « un déclin gradué sur des décennies est tout aussi possible ».
Parvenir à des prédictions aussi rigoureuses n’est pas chose facile. Ça ne vient pas tout seul. Elles sont, nous dit Arthur Keller, le fruit « de milliers d’heures de réflexions et d’analyses rigoureuses, systémiques, sans concessions » (formulation qui rappelle celle de son ami Vincent Mignerot, également administrateur de l’association Adrastia, lequel écrit être modestement parvenu à « un plan cohérent pour comprendre la totalité du monde » au bout de « quantité de nuits blanches et d’abîmes réflexifs, tempérés progressivement par un minutieux travail de remontage »). Cette formidable somme de travail est loin d’être le seul mérite d’Arthur Keller, qui aime se jeter des fleurs : « Je suis relativement peu sujet au déni. » « […] je me suis sevré de ma prédilection pour les grands voyages. » « J’ai lâché un emploi de manager commercial qui me rapportait près de sept mille euros nets par mois pour un mode de vie largement plus précaire […]. » « La remise en question ne m’effraie pas […] je fais partie des exceptions, sur ce plan-là, et m’efforce de cultiver les consonances cognitives. »
C’est ainsi qu’Arthur Keller nous « livre une synthèse pluridisciplinaire de ce qu’on peut faire à tout niveau, qu’on soit une organisation, une collectivité, une institution, un collectif citoyen, un investisseur, un artiste, un leader, etc. », en explorant « tous ces champs simultanément pour créer des stratégies systémiques cohérentes et inspirantes ». C’est ainsi qu’il « fabrique activement des espoirs réalistes aux conséquences saines », qu’il se « mobilise […] pour la fondation d’une nouvelle génération de sociétés ». Et notamment en racontant des histoires. Car Arthur Keller était auparavant « formateur et consultant en communication et storytelling » — c’est-à-dire que le monde de l’entreprise (et de la propagande renommée « relations publiques ») lui a appris à parler aux gens. Il sait s’y prendre avec eux : tout d’abord, il faut « amener les gens à digérer, à métaboliser quelques prises de conscience à leur portée afin qu’ils puissent se défaire de leurs idées préconçues et de leurs espoirs irrationnels sur un certain nombre de plans ; il faut ensuite les équiper d’idées et d’outils pour inspirer des passages à l’action constructifs ; puis il faut, pas à pas, sursaut par sursaut, guider les esprits vers des perspectives plus mûres, plus dures. »
De son propre aveu, il se rattache au courant transitionniste de Rob Hopkins. Son analyse de ce qui pose problème et des solutions pour y remédier sont effectivement aussi vagues et/ou absurdes que celles de Rob Hopkins. Selon le Keller, nous devrions « repenser notre place dans la nature », « c’est le comportement même des hommes vis-à-vis de la nature, de ses ressources et de ce qui y vit qu’il faut réformer », il nous faudrait « de grandes mobilisations citoyennes de préservation ou de régénération de la nature, ainsi que de chantiers citoyens de co-construction de résilience », « bâtir de la résilience pour tous et donc pour chacun », « mettre hors d’état de nuire ceux qui étendent leur emprise mondialisée sur les systèmes financiers, monétaires, économiques, législatifs, judiciaires, exécutifs et culturels » (formulation qui laisse entendre que ces systèmes ne posent pas problème en eux-mêmes, mais seulement leurs dirigeants, ce qui est cohérent avec la vision générale de Keller).
En bon démagogue, le Keller emploie par ailleurs nombre d’expressions radicales en vue de flatter, de séduire les aspirants radicaux. Il affirme que la situation présente « est une guerre, ne nous y trompons pas », et qu’ainsi « la part de l’humanité qui comprend l’impératif de protéger la nature doit affronter l’autre part, celle qui a déclaré la guerre au vivant ». « L’heure est plus que venue, pour chacun d’entre nous, de choisir son camp : s’engager pour préserver le vivant ou collaborer avec les forces de mort. » Il nous encourage à organiser une « Résistance avec un R majuscule, en référence ouverte aux mouvements clandestins qui se sont opposés, en France et dans d’autres pays d’Europe, à l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale », à entreprendre « des actes de désobéissance civile, de blocage ». Il affirme également, toujours pour se donner des airs de radicalité, que « rien de moins qu’un changement complet de civilisation ne pourra résoudre quoi que ce soit », qu’aucune « “solution endogène” n’est possible, aucune sortie par le haut façonnée dans les règles du système qui pose problème », qu’il nous faut « une révolution radicale de nos systèmes de valeurs », car « seule une réponse systémique pourrait représenter une voie de sortie face à un dérèglement systémique ». Autant de formules qui, telles quelles, ne disent pas grand-chose. Mais peu importe. Il s’agit de storytelling, c’est-à-dire de ne rien dire, mais de le dire avec les formes. C’est ainsi que le Keller termine un article pour Reporterre en nous expliquant que :
« L’horloge sonne l’heure de la réinvention. À nous de déployer nos plus belles créativités, de proposer des imaginaires inspirants pour que chacun réalise que loin d’être en compétition, lutte sociale et lutte écologique se renforcent.
Nulle société possible dans un monde en effondrement écologique ; nulle stabilité durable possible dans un monde où l’homme se comporte en maître et possesseur, sans limite, de tout ce qui vit à ses côtés ; nul bien-être ou bonheur possible dans un univers de dissonances cognitives. Travaillons ensemble pour poser les bases d’une société respectueuse de l’altérité sachant s’autolimiter de façon lucide et humble, solidaire et digne.
Un sursaut. »
Magnifique.
Si, jusqu’ici, vous n’avez aucune idée de ce qui, selon Arthur Keller, pose foncièrement problème, c’est normal. Il ne désigne rien de concret, il n’approfondit jamais rien. Il ne saurait pas. Il se contente de baragouiner quelques condamnations en trompe l’œil, qu’il serait bien incapable de soutenir plus en détail, concrètement. Le spécialiste de tout n’est en réalité spécialiste de rien. Il dénonce « la sacralisation aveugle et l’emprise toxique de l’innovation technologique », la « financiarisation de tout », etc., de manière parfaitement creuse. Même un Emmanuel Macron serait d’accord avec l’idée qu’il faut que l’on cesse de détruire la nature, qu’on respecte la vie, qu’on se garde d’une croyance absolue en la technologie, et avec toutes les platitudes du même tonneau qu’on peut imaginer. En quoi l’innovation technologique est-elle toxique ? Est-ce tout ? Quid de la technologie ? Et le capitalisme pose-t-il problème en lui-même ? Et qu’est-ce que le capitalisme ? Il dénonce « l’exploitation tyrannique et désormais industrialisée du vivant », mais l’industrialisme pose-t-il problème ? Et qu’est-ce que l’industrialisme ? Il prétend que seul un « changement complet de civilisation » pourra nous sauver, qu’il n’existe « aucune “solution endogène” », « aucune sortie par le haut façonnée dans les règles du système qui pose problème », et pourtant soutient la taxe sur la spéculation de Pierre Larrouturou, qu’il présente comme « une solution qui apporte plus de 50 milliards € par an pour un budget européen beaucoup plus ambitieux sans demander 1€ aux citoyens ni aux budgets nationaux », et pourtant affirme que ce qu’il nous faut, c’est « une relocalisation de tout ce qui peut l’être en matière de production de biens et de services essentiels », et pourtant s’adresse aux « patrons, leaders et investisseurs » pour leur dire : « tant que vos projets ne concourront pas à la résilience territoriale, à la régénération de la nature et à la réinvention du lien qui nous lie à elle, ils seront voués à l’échec, et au lieu de faire partie de la solution, vous resterez du côté du problème », et pareillement aux « dirigeants politiques et économiques », pour leur dire : « dorénavant, votre rôle consiste avant tout à faciliter. Plutôt que de vouloir tout décider, donnez aux gens les moyens de redevenir citoyens et de s’organiser, faites jouer l’intelligence collective et suscitez la codécision et l’implication dans tous les choix stratégiques ».
Quelle confusion ! Quelle démagogie ! Nous en sommes en guerre contre de méchants dirigeants, contre une méchante partie de l’humanité, qu’il nous faut combattre, et pourtant « on a tous un rôle à jouer dans le changement », et pourtant on s’adresse aux dirigeants, aux patrons, aux gouvernementeux. Il faut radicalement tout changer, mais en fait pas tant que ça, il faut surtout relocaliser autant que faire se peut les activités industrielles, préserver « ce système dont l’activité est essentielle à notre résilience »… et aussi s’en débarrasser complètement pour précipiter « un changement complet de civilisation » ?
En réalité, si le Keller s’inscrit dans le courant transitionniste de Rob Hopkins, les choses sont claires. Arthur Keller n’a rien d’un radical, même s’il tente maladroitement de s’en donner des airs. Le courant transitionniste de Rob Hopkins ne considère pas que le capitalisme pose problème en lui-même, ni l’industrialisme, ni la technologie. Il s’agit d’un courant majoritairement réformiste, qui s’imagine, comme bien des courants se proclamant « écologistes », et notamment les plus médiatiques, qu’une sorte de civilisation techno-industrielle écologique et démocratique, soutenable et « socialement juste », est possible moyennant quelques ajustements, réformes (un peu de low-tech par-ci, un peu de restrictions et beaucoup de règlementations par-là, et hop, le tour est joué).
Si l’on peut potentiellement se réjouir de la radicalité — superficielle — des propos de l’Arthur Keller, de son plaidoyer en faveur du sabotage, de la désobéissance civile (expressions qui, cela dit, sont également assez floues, derrière lesquelles on peut mettre beaucoup de choses différentes et très inégales), c’est bien la seule chose à peu près défendable de son discours. Pour le reste, c’est du vent. Du vent démagogique, superficiel, creux, qui s’adapte à son public (selon les principes de la communication), et peut ainsi aussi bien plaire à un financier éco-anxieux qu’à un ministre inquiet pour le futur de la société industrielle ou de la République française, ou qu’à un « militant climat » ou un végane en quête d’éthique animale, parce qu’il s’agit de propos ambigus, parce qu’on y trouve à boire et à manger, du bio et de l’industriel.
Avide de notoriété, le Keller incarne très bien le collapsologue-type, ex-ingénieur ou scientifique, ex-banquier, ex-PDG, ex-manager commercial (ex-enfoiré ayant vu la lumière), qui parle de tout mais mal, mais pour ne pas dire grand-chose, qui défend tout et son contraire, qui prétend posséder des solutions pour résoudre à peu près tous les problèmes que nous connaissons : « qu’on soit une organisation, une collectivité, une institution, un collectif citoyen, un investisseur, un artiste, un leader, etc. », Arthur Keller saura quoi nous faire faire (ou dire, ou penser) pour sauver la situation. N’est-ce pas génial ? On en redemande.
Les effondrologues issus du même moule qu’Arthur Keller (il y en a une tripotée, dont Loïc Steffan, et tous ceux qui gravitent autour de l’association Adrastia) aspirent au bout du compte (en réalité) à sauver l’essentiel du mode de vie industriel capitaliste — en le rendant soutenable, résilient, tout ce que vous voulez. Non seulement sont-ils donc de piètres penseurs, mais aussi de fameux opportunistes et de terribles baratineurs.
Risquons une prédiction : ils ne sont et seront d’aucune aide dans les combats en faveur de ce qui mérite d’être défendu, ils ne nous aideront en rien à sauver ce qui mérite de l’être, à penser la situation, mais ils continueront de gagner en audience à mesure que le désastre s’étendra.
Nicolas Casaux
P.S. : je n’ai rien à proposer en alternative aux élucubrations du Keller. Je ne saurais conseiller « une organisation, une collectivité, une institution, un collectif citoyen, un investisseur, un artiste, un leader, etc. » Je ne suis pas conseiller d’orientation. Je ne cherche aucunement à l’être. Si tout ce qui vous vient en tête à la suite de la lecture de cette note, c’est que je devrais « proposer autre chose », « une alternative », ou que sais-je, alors vous venez de passer à côté de l’essentiel. Si la vacuité et la fatuité d’un Arthur Keller — qui relève d’un foutage de gueule caractérisé vis-à-vis de son audience — ne vous pose aucun problème, alors je ne peux rien pour vous. Et vous êtes sans doute plus égaré que vous ne sauriez l’admettre.
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