L’illumination effondrologique (par Kevin Amara)

L’illumination effondrologique (par Kevin Amara)

Il y a quelques années, un nou­veau type d’in­di­vi­du a sur­gi dans le débat public. L’ef­fon­driste. Lui-même pré­fère s’ap­pe­ler « le col­lap­so­logue ». C’est très impor­tant, le « logue ». Il y tient, le bougre. Ça pro­vient du grec ancien λόγος, soit logos, c’est-à-dire « étude ». Et c’est très impor­tant, de se don­ner des airs. Si je dis que je mange mes crottes de nez, je passe pour un con. Si je dis que j’é­tu­die le phé­no­mène d’in­ges­tion du mucus – ce qui fait de moi un mucu­so­logue ? – c’est tout de suite plus la même tisane.

Pour l’ef­fon­driste, nous sommes tous mena­cés, de façon iden­tique. Tous dans le Tita­nic, larmes aux yeux, mains moites, chaus­sures humides. On va tous som­brer, parce que la col­li­sion avec l’i­ce­berg nous conduit tous vers la même extré­mi­té fatale.

Seule­ment, c’est une fou­taise. Vous le savez, que c’est une fou­taise ? Et une fou­taise inca­pa­ci­tante, puis­qu’elle voile la réa­li­té sociale. Karim, ouvrier à PSA, est mena­cé, c’est cer­tain. Comme l’est son amie Cathe­rine, mère de deux enfants au RSA depuis une dépres­sion consé­cu­tive à un acci­dent de voi­ture au cours duquel son mari est mort. Jean-Eudes, par contre, ges­tion­naire de fonds de pen­sion, l’est beau­coup moins, mena­cé, depuis qu’a­vec des amis, il a fait l’ac­qui­si­tion d’un petit bout de terre au Cana­da. Oh, pas grand-chose, quelques hec­tares. De quoi plan­ter des patates et pui­ser de l’eau, au cas où. Au cas où Karim, Cathe­rine et eux n’aient plus accès aux besoins de base (eau, bouffe, toit au-des­sus de la tête, éner­gie, etc). Nous ne sommes pas tous dans le même bateau, cer­tains d’entre nous sont sur des radeaux, et d’autres sur des yachts.

L’ef­fon­driste a des cartes, et des courbes, et des équa­tions, et des cal­culs, et des gra­phiques, et tout un tas de chiffres.

Audiard avait en son temps mis dans la bouche de Gabin cette sen­tence magni­fique : « […] je viens de m’a­per­ce­voir que le lan­gage des chiffres a ceci de com­mun avec le lan­gage des fleurs : on lui fait dire ce que l’on veut. Les chiffres parlent, mais ne crient jamais. C’est pour­quoi ils n’empêchent pas les amis de M. Cha­la­mont de dor­mir. Per­met­tez-moi, mes­sieurs, de pré­fé­rer le lan­gage des hommes : je le com­prends mieux. »

C’est très pra­tique, les chiffres, quand on observe le monde social à tra­vers leur prisme. Un exemple : la famille Cau­nu est com­po­sée du papa, de la maman, et des deux enfants. Ça fait déjà quelques semaines que la famille Cau­nu a enfer­mé le petit der­nier dans la cave et a ces­sé de l’a­li­men­ter. Il meurt pro­gres­si­ve­ment de faim. 75% de la famille est en bonne san­té, pour­tant. Et 75%, c’est pas loin de 100%. Peut mieux faire, mais c’est pas mal. Lais­sez tom­ber les chiffres, et regar­dez ce qui s’im­prime déjà au quo­ti­dien sur les corps. Les cos­tards-cra­vates courent tou­jours.

Per­sonne n’a­vait vu l’ef­fon­driste avant les années 2010. Il y avait bien une lit­té­ra­ture qui abor­dait ces thèmes, mais per­sonne ne lisait réel­le­ment ces trucs-là. Va par­ler de l’ef­fon­dre­ment de la civi­li­sa­tion à un mili­tant algé­rien qui cavale pour ne pas se retrou­ver dans la Seine. Va par­ler de l’ef­fon­dre­ment à un ouvrier en grève parce qu’un de ses col­lègues vient de perdre 3 doigts sur la chaîne et que putain, ça suf­fit, main­te­nant. En tout cas, l’ef­fon­driste mili­tant, per­sonne ne le connais­sait. Et pour cause : il n’é­tait ni dans les AG, ni dans les manifs, ni dans les orgas poli­tiques. Il n’é­tait abso­lu­ment pas mili­tant. Ce qui nous amène à deux points cru­ciaux.

Le pre­mier point, et pas des moindres, est que l’ef­fon­driste a la foi de mon char­bon­nier. Il le sait, il le sent, il l’in­carne : tout va s’ef­fon­drer. On peut débattre, ne pas être d’ac­cord, mais tout va s’ef­fon­drer. Il va faire la vais­selle, mais quand même, tout va s’ef­fon­drer. « Je change la litière du chat, mais n’ou­blie pas que tout va s’ef­fon­drer. » Der­rière la volon­té de rigueur scien­ti­fique se cache en fait assez mal­adroi­te­ment, une épi­pha­nie, une crise exis­ten­tielle qui a beau­coup à voir avec le mys­ti­cisme, et qui, à terme, fini­ra par tout enve­lop­per, par englo­ber abso­lu­ment tout le réel autour de lui. C’est une crise mys­tique, la ren­contre avec la col­lap­so­lo­gie, quand on a pas­sé 20 ans de sa vie à jouir assez tran­quille­ment du capi­ta­lisme. L’ef­fon­driste, c’est le mec de 50 ans qui te dit la bouche en coeur et les yeux humides qu’il va faire une recon­ver­sion pour être plus proche de ses valeurs, après avoir fait les pipes et le café dans une entre­prise pen­dant 30 ans. C’est le petit gars qui tient un dis­cours asphyxiant main­te­nant que son Livret A est plein et qu’il a accès à la pro­prié­té. Bref, c’est un petit bour­geois. Au « Eurê­ka » d’Ar­chi­mède se sub­sti­tue le « Pata­tras » de l’ef­fon­driste. La légende raconte qu’un mili­tant de l’U­PR et un col­lap­so­logue parlent sans s’é­cou­ter depuis main­te­nant 1000 ans, et que le jour où ils se taie­ront, une armée de blob­fishs enva­hi­ront le monde afin de semer la mort et la déso­la­tion.

Le second point, main­te­nant. Il est rare qu’un mili­tant poli­tique n’ait jamais chan­gé d’un iota, ne se soit jamais dépla­cé sur le spectre poli­tique. Tel com­mu­niste finit anar­chiste liber­taire, tan­dis que tel anar­chiste indi­vi­dua­liste finit par épou­ser le mar­xisme-léni­nisme. Le trots­kiste, quant à lui… le trots­kiste ne varie jamais, mais pas­sons. Ce que ne fait pas l’ef­fon­driste. Une fois la col­lap­so­lo­gie embras­sée, on n’en dévie pas, et pour cause : elle ne s’in­carne que très peu. Elle ne sai­sit pas les corps. On objec­te­ra que nom­breux sont les petits bour­geois qui quittent leurs emplois de cadres pour s’ins­tal­ler à la cam­pagne et fon­der un éco-lieu, mais ils ne font jamais que repro­duire un modèle pen­sé, mis en place, et péren­ni­sé il y a plu­sieurs siècles par des anar­chistes. Cer­tains pour­raient même avan­cer que les anar­chistes ont eux-mêmes emboî­té le pas aux reli­gieux, à rai­son. L’ef­fon­drisme, c’est un modèle sur l’or­di­na­teur, et rien d’autre. Ce n’est pas un syn­di­cat, ce n’est pas une résis­tance aux flics, ça n’est rien d’autre que des chiffres sur un pc ou des lignes sur du papier. On ne fabrique pas une com­mu­nau­té humaine sur ça. On ne fabrique pas d’al­té­ri­té avec si peu. Par consé­quent, la seule chose que cela cultive, c’est un enfer­me­ment sec­taire.

Je sens qu’on va me faire chier. Je me modère. Il faut quand même appré­cier l’ap­port excep­tion­nel et déter­mi­nant de la col­lap­so­lo­gie !

Avant ça, les his­to­riens étaient inca­pables d’ex­pli­quer où que l’Em­pire byzan­tin avait bien pu foutre le camp, les épi­dé­mio­logues pigeaient pas un broc de la peste noire du milieu du XIVe siècle, et l’in­gé­nie­rie foren­sique en chiait des bulles à com­prendre l’ef­fon­dre­ment du pont du détroit de Taco­ma. Le col­lap­so­logue, lui, sait. Il sait que tout est pré­caire et menace de s’ef­fon­drer. Il sait qu’au jour suc­cède la nuit, que tout a une fin et qu’on va tous mou­rir, et ça, c’est pas rien !

Il ne faut pas reje­ter la col­lap­so­lo­gie d’un revers de la main. Les effon­dristes auraient tout à gagner à ouvrir quelques livres, à arrê­ter de regar­der en boucle les entre­tiens Thin­ker­view, et en atten­dant le déclic, il faut les ras­su­rer en leur cares­sant la barbe (très impor­tante, la barbe, ça fait sérieux). Ils per­mettent de mettre au cœur du débat public des thèmes que n’im­porte quel mili­tant qui a fait Marx + 2 a com­pris depuis des lustres. Il faut juste leur tenir la main et les accom­pa­gner, les ame­ner à com­prendre qu’ils sont gen­tils, mais qu’ils n’ont pas inven­té le fil à cou­per le sable bitu­mi­neux. Il faut leur expli­quer que ce n’est pas l’Hu­ma­ni­té qui a conduit l’hu­ma­ni­té au bord du pré­ci­pice, mais plu­tôt la bour­geoi­sie capi­ta­liste. Leur expli­quer cal­me­ment pour­quoi il faut arrê­ter de suite de natu­ra­li­ser tout ce qu’ils croisent. Leur expli­quer cal­me­ment que ce qu’ils appellent la nature humaine n’est ni la nature, ni humaine, mais l’in­car­na­tion d’une culture capi­ta­liste, à une époque don­née, et bas­ta.

Gen­ti­ment, par contre. C’est anxieux, un col­lap­so­logue. Ça tra­vaillait – ça tra­vaille encore sou­vent – 10 heures par jour sur des ordi­na­teurs, alors un peu de patience.

Kevin Ama­ra

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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