Dans la soupière des illuminati et des théories du complot

Dans la soupière des illuminati et des théories du complot

Bonjour. Il me semble important par la publication de ce texte du Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne de vacciner ceux qui se laissent duper par le discours du complot illuminati ou autre.

G.Bad

Comment renverser les Illuminati et autres « conspi »?
Communiqué n°35 – Décembre 2014

Le document que nous publions ici sous forme de brochure est une adaptation en langue française du pamphlet « How to overthrow the illuminati ? » réalisé par des camarades révolutionnaires étasuniens (membres ou proches de groupes comme «Black Orchid Collective», «Take Back the Bronx») http://overthrowingilluminati.wordpress.com/

Nous avons apporté différentes modifications ainsi qu’un certain nombre d’ajouts à la version d’origine. Ainsi, plusieurs aspects historiques de la théorie du complot Illuminati sont précisés et/ou ajustés ; des éléments de l’analyse générale sont calibrés aux spécificités du déploiement du conspirationnisme en France (conditions, manifestations, agents). Au-delà, ce texte intéressera tout individu francophone qui souhaite connaître les origines, les ressorts, les promoteurs de cette funeste mystification et les arguments permettant sa nécessaire démolition.

La théorie du complot Illuminati est le modèle-type de la camelote sous-fasciste. Kit idéologique de mauvaise facture, elle réclame, chez les clients qu’elle cible, les mêmes dispositions mentales que celles cultivées par le divertissement de masse: réceptivité acritique, dictature de l’émotionnel détraqué, stupidité, grégarisme, haine. Une nuance, cependant, la distingue de la ration spectaculaire standard, et tient en ceci qu’elle est une commercialisation de la peur élevée au degré de la paranoïa, de la séparation du sujet d’avec lui-même et son environnement frôlant la schizophrénie. Evidemment, ce vulgaire prêt-à-penser réactionnaire ne peut que plonger dans la plus pathétique des confusions les consommateurs qui s’y adonnent (le plus souvent compulsivement). Le caractère invasif de ce produit réside dans la faible texture des mystifications qu’il porte, ce qui le rend compatible avec d’autres poisons idéologiques : étant structurellement un amalgame ductile, il se dilue facilement dans des systèmes discursifs d’origines et de qualités différentes. On le retrouve, par exemple, enveloppé des pets verbaux du haraceleur-exhibitionniste-raciste Alain Soral, rythmant les bouffonneries rapologiques du fils à papa Rockin Squat ou du prêcheur islamiste Mysa, ou incrusté dans les divagations de prédicateurs trinitaires, salafistes, évangéliques, ou encore à l’appui de délires satanistes… Mais l’intempestif envahissement de la théorie du complot Illuminati découle aussi de sa haute conformité au dispositif de coercition social qu’est internet : A l’image du vecteur qui le diffuse, ce produit arbore une authentique participation sociale (en contre-point des vieux supports médiatiques, comme la télévision) qui pourtant n’a jamais été autre que factice. En ce sens, le conspirationnisme anti-Illuminati est bel et bien une maladie de notre temps, concoctée avec les microbes antisociaux qu’a su propager, à chacune des étapes de son développement structurel, la Société du Spectacle.

En finir avec cette grotesque supercherie, c’est participer au nécessaire ménage que la conscience prolétarienne doit opérer en son sein. C’est aussi relier directement cette pollution mentale, et toutes les autres, au rapport qui les sécrète pour mieux s’y dissimuler: le capitalisme.


Introduction

           Tout le monde parle des Illuminati. Vous avez peut-être appris que Jay-Z et Beyonce, ou encore Mylène Farmer, Alizée et Lorie sont des Illuminati, et que les chaînes et maisons de disques qui les produisent sont à la solde du démon. Vous avez certainement entendu dire que Sarkozy et Hollande sont aussi membres des Illuminati, de même qu’Obama qui comploterait pour imposer la loi martiale, en implantant des micro-puces chez tous les citoyens américains. Vous savez également que le billet d’un dollar comporte des symboles secrets qui révéleraient que les USA sont contrôlés par les Illuminati depuis des siècles.

            Les théories du complot Illuminati permettent aux opprimés de fournir une explication à ce qu’ils vivent au quotidien. Nous avons comme horizon des boulots sans but et un salaire de misère. Nous peinons à payer nos factures pendant que d’autres vivent dans le luxe. La télé est pleine de gens qui crèvent de faim sur toute la surface de la planète, alors que nous vivons dans la société historiquement la plus abondante au niveau matériel. La plupart des gens font comme si de rien n’était. Pourquoi tout cela se produit-t-il ? On commence à chercher des réponses, et les théories sur les Illuminati en proposent une.

            Nous pensons que les théories du complot Illuminati sont fausses, et nous avons écrit cette brochure pour proposer une réponse différente. Nous l’avons écrite parce que nous savons que certaines personnes qui croient aux Illuminati cherchent à s’opposer à l’oppression et à l’exploitation. Il y a 40 ans, ces personnes auraient certainement adhéré à un mouvement politique radical. Aujourd’hui la majorité d’entre elles s’assoient et dissertent sans fin sur les conspirations. C’est une perte de temps et d’énergie. Le monde est en crise et de grosses manifestations, des révoltes et des révolutions éclatent partout. En Égypte, en Afrique du Sud, en Turquie – et même aux USA et en France- ces mouvements commencent à prendre de l’ampleur.  Ceux qui prétendent que l’on ne peut rien faire car personne ne se bat refusent tout simplement de rejoindre le combat. Avec les bons outils il est possible de prendre part à ces actions et de faire l’Histoire avec des millions d’autres personnes.

            Nous avons conçu cette brochure comme un outil permettant de « démonter » les théories du complot, ce qui est plus efficace que de les balayer d’un revers de la main ou moquer ceux qui y croient. Ce document présente une brève histoire des théories sur les Illuminati : Qui les a créées, où et quand ? Il établit que ces théories sont des fabrications d’individus isolés, ce qui ne les empêche pas de gagner en popularité dans des contextes de crise et d’échec de mouvements d’émancipation sociale. Pour autant, même armées d’un relatif succès, elles demeurent incapables d’expliquer le fonctionnement de la société.
Cette brochure repose sur une analyse radicale de l’oppression et de l’exploitation. Elle est le fruit d’une démarche ouvertement révolutionnaire, qui s’ancre dans des pratiques et des perspectives de renversement du capitalisme.

1. D’où viennent les théories du complot sur les Illuminati ?

            Comme les légendes urbaines, presque toutes les théories du complot sur les Illuminati sont composées des mêmes éléments de base. Ces ingrédients peuvent être mélangés suivant différentes combinaisons, ou bien une partie peut être mise en avant au détriment d’une autre. Cependant, elles sont toujours réunies pour former plus ou moins la même histoire. Vous avez tous entendu parler de ces différents ingrédients : les Illuminati, les Francs-maçons, le Satanisme, le Groupe de Bilderberg ou tout simplement les banquiers. Chacune des pièces de ces théories sur les Illuminati apparaît à un moment différent de l’histoire. Dans la plupart des cas, elles ont été développées par des personnes puissantes et influentes qui se sont vues privées de leur statut par des mouvements de masse.
           

Premier élément : Les Illuminés de Bavière…

            Le premier élément des théories du complot Illuminati se fonde sur un groupe qui a  réellement existé : « l’Ordre des Illuminés », fondé en Bavière en Mai 1776. Son chef, un professeur de droit canonique nommé Adam Weishaupt, voulait libérer le monde « de toutes les religions établies et de toutes les autorités politiques ». Son ordre voulait se débarrasser des Monarques et des Églises qui dirigeaient l’Europe depuis le Moyen-Age, afin d’ouvrir un espace aux nouvelles formes de commerces, de sciences, et de gouvernements démocratiques bourgeois qui cherchaient à émerger. Les illuminés prirent modèle en partie sur les jésuites, un ordre religieux catholique, ainsi que sur les Francs-maçons dont ils tentèrent d’infiltrer les loges.

            Pour comprendre ces groupes il faut se pencher sur le contexte de leur émergence. Les Illuminés sont apparus à l’époque des Lumières, une période de changements radicaux en Europe, depuis le XVIIème siècle jusqu’à la fin du XVIIIème, période au cours de laquelle le vieux système social, celui où rois et prêtres dominaient des masses paysannes, commençait à vaciller. Une classe de riches marchands avait émergé en Europe, développant le commerce à l’échelle du globe. De nouvelles technologies s’étaient développées, entraînant de nouveaux types de travailleurs qualifiés. Ces nouvelles classes commençaient à être plus puissantes que les souverains et la noblesse. La révolution américaine montra au monde entier le pouvoir de ces classes, lorsqu’elles se libérèrent de la tutelle de la couronne anglaise.

            A mesure que le monde social changeait, les gens commençaient à penser différemment. Avant les Lumières, on considérait que le monde physique et l’ordre social étaient déterminés par la Loi de Dieu. Avec les Lumières, des empiristes comme Newton, des philosophes comme Hobbes et Rousseau, développèrent les sciences et les idées politiques modernes. On commença à penser que le monde physique était organisé selon des lois naturelles – comme celle de la gravité – et que ces lois pouvaient être découvertes par la raison. On se mit également à imaginer et à décrire des manières dont les sociétés pourraient être organisées sans rois, au moyen d’un contrat social entre « citoyens ».

            Très vite des centaines de petits groupes de penseurs et d’activistes ont capté l’esprit des Lumières. L’Ordre des Illuminés n’était que l’un d’entre eux. Au cours des années 1780, les Illuminés ont pu compter environ 2500 membres, essentiellement en Allemagne du sud. Mais ils ne parvinrent pas à renverser l’ordre féodal, et furent rapidement réprimés par les autorités. Interdit et travaillé par des dissensions internes, l’Ordre s’est dissout vers 1787. Comme bien d’autres groupes de ce genre, les Illuminés n’ont pas réussi à apporter de changements révolutionnaires. Ceux-ci adviendraient sans eux.

            Dans la décennie qui suivit la déroute de l’Ordre des Illuminés, des mouvements importants ont agité le territoire français, culminant dans la Révolution Française. Les révoltes de paysans affamés et de travailleurs urbains ont renversé l’ordre féodal séculaire et lancé une vague de changement à travers toute l’Europe. Les esclaves d’Haïti tentèrent leur propre révolution, aspirant à la même liberté que les citoyens français qui prenaient possession des rues de Paris. Les aristocrates ont été expulsés de leur palais, les églises brûlées et les prêtres écartés du pouvoir. Un système parlementaire a été établi avec des élections, des représentants, et une législature. C’était la première fois qu’une chose semblable se produisait dans l’histoire.

            Mais tout le monde ne se réjouit pas de ces changements soudains en Europe. Ceux dont le statut social dépendait de l’ancienne aristocratie et de l’Église cherchaient à résister. En réponse aux évènements, certains élaborèrent les premières théories du complot Illuminati. En 1797, John Robison, un physicien écossais écrivit Preuves d’une conspiration contre toutes les religions et touts les gouvernements d’Europe, perpétuée dans les rencontres secrètes des Francs-maçons, des Illuminati et des Sociétés de lectures, etc., provenant de sources fiables.A la même période, entre 1796 et 1799, un prêtre jésuite exilé à Londres, l’Abbé Augustin Barruel, écrivit des Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme. Ces deux auteurs, qui se citent mutuellement dans leurs ouvrages, détestaient la révolution Française et en attribuaient les origines et les conséquences à un petit groupe de conspirateurs : les « Illuminati ».      

Robison et Barruel affirmaient que l’Ordre des Illuminés n’avait pas réellement été dissous en 1787, mais qu’il était simplement passé dans la clandestinité. Pour eux, les « Illuminati » avaient secrètement préparé et conduit la Révolution française ; ils se cachaient toujours dans les loges maçonniques, projetant de renverser les gouvernements en Europe et en Amérique. Robinson et Barruel étaient farouchement contre-révolutionnaires et ne pouvaient admettre que des millions de personnes aient pu se mobiliser collectivement pour changer leurs conditions d’existence. Pour eux, les gens n’étaient pas assez organisés ou trop stupides pour cela. Ils avaient besoin d’être guidés par une élite comme des moutons. En ce sens, les premières théories de Robison et de Barruel sur les Illuminati composaient une sorte de mythe conservateur, destiné à donner un sens à une réalité qui les désorientait et les terrifiait. Les théories contemporaines sur les Illuminati suivent le même schéma. Même les prolétaires qui écrivent sur les Illuminati, et qui peuvent par ailleurs sympathiser avec des mouvements de protestation, perçoivent souvent ces mêmes mouvements comme des stratagèmes et des manœuvres secrètement orchestrés par les Illuminati pour semer le trouble parmi la population.

… Et les Francs-maçons

            De Robison et Barruel jusqu’à nos jours, toutes les théories du complot Illuminati mentionnent les Francs-maçons. De fait, l’Ordre des Illuminés tenta, avec plus ou moins de succès, d’infiltrer des groupes maçonniques (loges). Cependant, la Franc-maçonnerie était née plusieurs siècles plus tôt. Bien que l’on ne puisse en connaître précisément l’origine historique, faute de documents, la Franc-maçonnerie, comme son nom l’indique, fut d’abord un rassemblement de travailleurs spécialisés dans la taille de la pierre et la construction d’édifices civils ou religieux. Le plus ancien document connu concernant cette institution, le « Manuscrit Regius », date de 1390. Ces « maçons » étaient « francs » (libres), car ils ne dépendaient pas d’une autorité seigneuriale ou ecclésiastique, et pouvaient donc circuler de chantier en chantier sans être astreints à un territoire. Comme d’autres guildes médiévales (charpentiers, forgerons etc…), ils avaient élaboré des rituels et un symbolisme particulier qui leur permettaient à la fois de conserver et transmettre les secrets et traditions du métier et de se reconnaître entre eux.

            En Ecosse puis en Angleterre, entre la fin du XVIème siècle et les premières décennies du XVIIème siècle, ces groupes s’ouvrirent progressivement à des personnes étrangères au métier. Aristocrates et scientifiques y sont d’abord attirés, semble-t-il, par un ancien patrimoine symbolique lié à l’architecture et à la géométrie, disciplines valorisées par les courants intellectuels issus de la Renaissance. Ces maçons nouvellement « acceptés » apportent de leur côté soutien et protection à une corporation menacée par le développement du capitalisme, et les bouleversements politiques et technologiques qui y sont associés à partir des années 1640 (première révolution bourgeoise anglaise). Mais la Franc-maçonnerie devient elle-même un vecteur de ces mutations : dans la deuxième moitié XVIIème, on assiste à la constitution d’un nombre croissant de loges d’où les maçons de métier ont disparu, et qui attirent la bourgeoisie citadine en expansion. Au contact des intellectuels et des aristocrates, cette classe assimile les usages sociaux qui favorisent son ascension en même temps qu’elle renforce ses réseaux professionnels. Surtout, elle se cultive et apprend le débat d’idée dans un lieu où la tolérance, notamment en matière religieuse, est exigée des membres, en réaction à des décennies de conflits entre protestants et catholiques dans les îles britanniques.

            Essaimant en Europe continentale dès les années 1720, les loges maçonniques deviennent un foyer de développement des idées des Lumières. Cela parce que ces idées sont dans l’air du temps, et que l’appartenance à la Franc-maçonnerie est une mode qui touche l’ensemble des classes sociales dominantes de la société européenne. Dans son symbolisme et ses rituels, la Franc-maçonnerie accordait depuis l’origine une large place non seulement à des concepts d’égalité et de fraternité importés des milieux monastiques, mais aussi à ceux de progrès individuel et de valorisation des sciences. Parmi les premiers francs-maçons « acceptés » connus figuraient Robert Moray (en 1641) et Elias Ashmole (en 1646), tous deux co-fondateurs en 1660 de la Royal Society, chargée de promouvoir et de développer les sciences et le « savoir naturel », fondés sur la raison et l’expérience.   

            Ce lien avec les Lumières, jusque dans leurs formulations les plus radicales, explique que les personnes opposées aux révolutions tendent à voir les francs-maçons comme des ennemis. Pour autant, si de nombreux francs-maçons se sont engagés dans les révolutions du XVIIIème siècle (américaine, française), d’autres, tout aussi nombreux mais moins connus, sont demeurés du côté conservateur et monarchiste. En réalité, c’est un autre élément propre à la Franc-maçonnerie qui constituera le facteur déterminant de l’omniprésence de cette dernière dans les théories du complot Illuminati : le secret qui entoure l’activité des loges.

             « Si l’on se cache, c’est que l’on a quelque chose à cacher ». Or on ne peut vouloir cacher que des choses répréhensibles. Tel est depuis toujours l’argument de base des fantasmes antimaçonniques. Le plus ancien écrit imprimé hostile, distribué à Londres en 1698, le proclame : « Car pourquoi des hommes se rencontreraient-ils dans des lieux secrets avec des signes secrets, en prenant soin de n’être vus de personne, pour faire l’œuvre de Dieu ; ces manières ne sont-elles pas celles des Méchants ? ». C’est également l’argument de la première condamnation prononcée par l’église catholique à l’encontre de la Franc-maçonnerie en 1738 : « Car s’ils ne faisaient point de mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière » (bulle In Eminenti du pape Clément XII). Ce que cacherait le secret maçonnique varie selon les auteurs : orgies ou homosexualité, libertinage ou athéisme, hérésie ou – bien sûr – conspiration politique pour les auteurs du XVIIIème siècle. L’adoration du diable et les sacrifices humains, qui avec la pédophilie caractérisent les fantasmes contemporains liés au complot Illuminati, ne viendront qu’au siècle suivant, notamment sous la plume du mystificateur Léo Taxil. Si ces allégations ont pu séduire le tout commun, l’accroissement du nombre des francs-maçons au cours du XVIIIème siècle pouvant démentir ces rumeurs a conduit à inventer l’existence d’autres secrets à l’intérieur du secret, que les francs-maçons « de base » ignoreraient. Et c’est évidemment dans ces secrets « supérieurs » que résiderait l’essence de la maçonnerie, tandis que la masse des maçons naïfs et manipulés ne recevrait que des secrets de pacotille.

             Ce jeu de poupées russes d’un  groupe « secret » qui en dissimulerait un autre plus secret et donc plus puissant, inconnu du premier – et ainsi de suite à l’infini – est un  ingrédient essentiel des théories du complot Illuminati : elle est la source du concept d’« arrières-loges » développé par Barruel et repris par Léo Taxil et l’extrême-droite catholique du XIXème, et perpétué jusqu’à nos jours. Comme le reste, elle peut être datée historiquement. Elle prend sa source dans les années 1730-1740 où l’on voit apparaître les premières traces de « hauts-grades », ou  « degrés de perfection », élaborés en complément des trois degrés classiques d’Apprenti, Compagnon, Maître. La vocation première de ces « degrés » était de donner une suite à la légende fondatrice du grade de Maître : le meurtre d’Hiram, censé être l’architecte du temple de Salomon, par trois « mauvais compagnons ». Chaque degré supplémentaire rajoutait une partie à l’histoire de ce meurtre. Le premier de ces « hauts-grades » connu en France est celui de « Maître Ecossais », dont se servira l’abbé Larudan pour lancer la première forme de l’idée d’arrière-loge dans son ouvrage Les Francs-Maçons Ecrasés (1747). Mais c’est le degré de « Chevalier Kadosh », élaboré dans les années 1750, qui alimentera le plus durablement la théorie de la conspiration politique et anti-chrétienne des arrières-loges. Dans la cérémonie d’initiation à ce grade, la figure d’Hiram est remplacée par celle de Jacques de Molay, dernier grand-maître de l’Ordre des Templiers brûlé sur le bûcher en 1314, que les « Chevaliers Kadosh » ont pour mission de venger symboliquement. La mort de Molay étant imputée au roi Philippe Le Bel et au pape Clément V, responsables de la dissolution de l’Ordre du Temple, les nouveaux « Chevaliers Kadosh » devaient symboliquement fouler au pied une couronne royale et une tiare pontificale. On imagine le profit que les auteurs contre-révolutionnaires ont tiré de ces descriptions après 1789 : à son « sommet », la Franc-maçonnerie aurait révélé son vrai visage, celui de l’athéisme et de la violence révolutionnaire meurtrière (voir par exemple Le voile levé pour les curieux, de l’abbé Lefranc en 1792, dont s’inspirera Barruel). 

            Alors même que le contenu des hauts-grades est connu et disponible dans toutes les librairies, le phénomène continue : il faut trouver de nouveaux « secrets » pour justifier les thèses conspirationnistes, le plus souvent des révélations inédites fournies par des « repentis » des cercles les plus secrets de la Franc-maçonnerie. Ce long défilé de « repentis » (souvent du fait d’une « conversion » au christianisme, hier catholique, aujourd’hui essentiellement celui des « églises évangéliques ») va de Diana Vaughan, personnage inventé par Léo Taxil qui avouera sa supercherie en 1897, jusqu’aux nombreux contemporains qui postent leurs « témoignages » vidéos sur Internet.     

            Après les Illuminés de Bavière, et leur association avec la Franc-maçonnerie, qui apparaissent toujours comme la première composante des théories du complot, deux autres éléments sont systématiquement mis en avant : l’antisémitisme et l’antéchrist.  

Deuxième élément : l’antisémitisme
Aperçu historique de l’antisémitisme

            Méfiance, préjugés, et haine envers les Juifs sont apparus en Europe il y a près d’un millénaire. Après la chute de l’empire romain, l’Europe était composée de royaumes soumis à l’Église Catholique. Considérés comme « peuple déicide », et surtout refusant la conversion au christianisme, les Juifs n’avaient pas le droit d’exercer de fonctions politiques ou administratives ni d’avoir un rôle dans l’économie productive. Avec le temps, les communautés juives trouvèrent moyen de survivre en exerçant des métiers méprisés, comme par exemple le prêt d’argent, mal vu par l’Église. Bientôt les Juifs se trouvèrent associés à cette profession. Avant le capitalisme cette activité n’occupait pas un rôle de premier plan, mais avec le développement du capitalisme et la conquête du monde par l’Europe occidentale, le besoin en crédit s’est accru et avec lui le pouvoir de la profession.

            Lorsque le capitalisme s’est développé, des millions de personnes ont été dépossédées de leurs terres et forcées de travailler dans les nouvelles manufactures de l’Europe industrielle pour des salaires de misère. Cette identification première entre Juifs et usure fut alors le point d’ancrage d’une exagération plus grande encore qui faisait des Juifs le symbole même du capitalisme. Beaucoup de travailleurs ont cru que les Juifs utilisaient leur rôle de financiers afin de gagner du pouvoir et d’exploiter les gens. Les Juifs étaient également de parfaits boucs-émissaires pour la petite-bourgeoisie, petits commerçants qui tentaient de devenir de grands entrepreneurs. Cette classe commença à en vouloir aux créanciers qui leur avaient fourni l’argent pour développer leur commerce. Ils virent les financiers comme un obstacle à la « libre » concurrence. Au début du XXème siècle, les communautés juives souffraient régulièrement des attaques des foules de travailleurs et de commerçants petits-bourgeois. Spécialement en Europe de l’est et en Russie ou les « pogroms » étaient nombreux.

            L’antisémitisme unissait travailleurs pauvres et petits commerçants, en dépit de leurs intérêts opposés.Les travailleurs pauvres étaient mécontents du traitement qui leur était réservé par le capitalisme mais voyaient les Juifs comme des ennemis plus dangereux que leurs patrons. 

Les petits commerçants cherchaient à devenir de gros exploitants et trouvaient que les Juifs étaient en train d’y parvenir. Ces deux classes (travailleurs et petits-commerçants), fondamentalement opposées l’une à l’autre, se sont unies temporairement dans un mouvement populiste (nationalisme, fascisme, nazisme) du fait d’un antisémitisme partagé. Les mouvements populistes rassemblent les travailleurs pauvres et la petite bourgeoisie contre une élite imaginaire. Parlant au nom de « l’homme de la rue », ils sont en réalité dirigés par des composantes de la classe moyenne et des classes dirigeantes, et réussissent toujours au final à berner les travailleurs qui les suivent. En France, on retrouve cette stratégie populiste dans des groupes sous-fascistes comme Égalité et Réconciliation (bientôt Réconciliation Nationale), dirigé par Alain Soral. Un personnage qui a débuté en tant qu’humoriste raté sur les chaînes de télévision nationales, avant de passer dans les « milieux » de la mode. Après avoir tenté vainement d’intégrer les sphères du pouvoir, il cherche maintenant à trouver des responsables de son échec. Il accuse souvent les Juifs, mais on retrouve également des évocations des satanistes, pédophiles, Illuminati, francs-maçons, etc. Il vend d’ailleurs les livres d’antisémites modernes notoires, comme celui du grand capitaliste Henry Ford : le Juif international. Les théories du complot en général et celles sur les Illuminati en particulier sont également des représentantes caractéristiques d’un tel populisme. Nombre de théories populistes utilisent l’antisémitisme pour alimenter le fantasme d’une élite maléfique toute-puissante qui contrôlerait le monde.

            La plupart des théories antisémites contemporaines tirent leur source d’un faux document du début du XXème siècle : Les Protocoles des Sages de Sion, qui se présente comme un document secret écrit par des Juifs pour exposer leur plan de domination du monde, élaboré lors du premier Congrès Sioniste tenu à Bâle en 1897. En réalité on sait que ce document a été écrit entre 1897 et 1905 par des membres de l’Okhrana, la police secrète Russe. À cette époque, les nationalistes Russes essayaient d’empêcher l’émergence du mouvement révolutionnaire contre le Tsar. La plupart des nationalistes étaient fortement antisémites et voyaient dans les mouvements de masse visant à renverser le tsar l’effet d’une conspiration juive. Les Protocoles ont été écrits pour alimenter la haine contre les Juifs, et (pensaient-ils) empêcher la révolution.   

            La majeure partie des Protocoles a été ouvertement copiée sur deux autres livres : le Dialogue aux enfers entre Machiavel & Montesquieu de Maurice Joly en 1864, et la nouvelle Biarritz de Hermann Goedsche, publiée en 1868. Bien que l’on ait rapidement démontré que ce document était un faux, sa popularité a grandi en Russie, en Europe, puis dans le reste du monde. De sorte que les théories du complot font encore souvent référence à des groupes de banquiers juifs comme les Rothschild et considèrent les Juifs comme un groupe secret tentant d’établir une domination mondiale.

            Dès le début du XIXème siècle, l’antisémitisme s’est mêlé à l’anti-maçonnisme pour composer l’une des grandes thématiques du conspirationnisme, largement exploitée par l’extrême-droite depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui : le complot judéo-maçonnique. Considérés comme également anti-chrétiens, Juifs et francs-maçons étaient suspectés par les courants conservateurs de vouloir renverser la « civilisation » occidentale traditionnelle. Dans la plupart de ces théories, les francs-maçons sont considérés comme le bras armé des Juifs. Ces derniers, afin d’accroître leur pouvoir sur les populations, programmeraient souterrainement la dissolution des « valeurs » occidentales, notamment au moyen de lois imposées par des gouvernants aux ordres de la Franc-maçonnerie. Cette théorie, qui voit dans les francs-maçons les serviteurs d’un judaïsme conquérant, s’appuie notamment sur l’existence de nombreuses références à l’Ancien Testament dans les rituels maçonniques (dues notamment à l’imprégnation protestante de la Maçonnerie), notamment l’usage de termes hébraïques, considérés par les conspirationnistes comme la preuve d’une soumission de la Maçonnerie aux Juifs. Largement exploité par le régime de Vichy, le thème du complot judéo-maçonnique ne s’est longtemps perpétué que dans les mouvements catholiques les plus fermés et réactionnaires. Il refait aujourd’hui surface dans différentes versions du complot Illuminati, mais aussi à travers une nouvelle forme d’antisémitisme édulcoré et érudit qui a gagné du terrain ces dernières années, notamment autour de l’évocation des Sabbataïstes (disciples de Sabbataï Zevi) et surtout des Frankistes (disciples de Jakob Frank), groupes « sectaires » de Juifs hérétiques des XVIIèmeet XVIIIème siècles qui voyaient dans leurs leaders le Messie attendu par Israël. L’infiltration frankiste dans certaines organisations et hauts-grades maçonniques au XVIIIème siècle et le rôle joué par certains disciples de Frank dans la Révolution Française ont permis de lancer, depuis une vingtaine d’années, une autre version du complot judéo-maçonnico-révolutionnaire qui permet d’éviter en apparence l’accusation d’antisémitisme (ce ne sont pas les Juifs en tant que tels qui sont visés, mais certains groupes juifs marginaux, souvent rejetés par le reste de leurs coreligionnaires). Depuis quelques années, cette version particulière du complot judéo-maçonnique, diffusée à l’origine par une maison d’édition basée en Italie, progresse en France.   

Antisémitisme et abstraction

            Voilà pour l’aspect historique. Mais on peut se demander pourquoi l’antisémitisme perdure aujourd’hui. Même si l’histoire de l’antisémitisme n’est pas connue dans tous ses détails, la plupart des gens en sait suffisamment pour désamorcer cette forme de racisme. L’antisémitisme actuel n’est sûrement pas qu’une forme d’idiotie : il existe des raisons sociales pour chaque type de racisme, et si l’antisémitisme perdure dans les théories du complot c’est parce qu’il revêt un rôle bien précis dans les sociétés capitalistes actuelles.  Ce qui domine la société actuelle, et qui différencie les sociétés capitalistes de toutes les autres sociétés, c’est le fait que ce qui motive les rapports entre les personnes est une abstraction d’un type particulier. Les sociétés anciennes étaient déjà dominées par des abstractions : un dieu qui n’existe pas, création humaine presque inconsciente, mais en qui on met l’intégralité des forces et surtout des raisons qui font avancer les sociétés, voilà qu’elle était l’abstraction à ce moment. La société capitaliste n’est pas très différente : elle a simplement remplacé l’abstraction d’un dieu par l’abstraction du profit. Les relations sociales ne sont plus motivées par un dieu mais par le bénéfice possible que l’on peut retirer des marchandises. Marchandises qui sont toutes renvoyées à un même dénominateur commun : l’argent, sans s’intéresser à leur qualité particulière, à la nécessité à laquelle elles répondent. La figure du Juif est ce qui vient donner un visage à cette pure abstraction du capital, au fait que tout vaut tout. Parce que certaines personnes n’arrivent pas à analyser l’oppression qu’elles subissent, il leur est nécessaire de lui donner une figure. L’argent n’a pas d’odeur, le capital n’a pas de visage, ni de frontières, le Juif sans-terre, « apatride », est donc la figure parfaite pour représenter le capital.

            « L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles » : on peut facilement comprendre cette phrase en percevant que dans l’antisémitisme apparaît un esprit de révolte, mais qui se trompe de cible. Plutôt que d’attaquer un système entier, une relation sociale basée sur la recherche de l’argent et sur le droit de propriété de quelques-uns, les personnes qui développent des théories antisémites préfèrent trouver un ennemi imaginaire. L’antisémitisme joue ainsi exactement le rôle inverse de ce que serait une révolte contre le système, puisqu’il permet au contraire de rassembler contre un ennemi fantasmé des classes sociales aux intérêts contradictoires.

Troisième élément : L’Antéchrist

            De nombreuses théories du complot évoquent « la fin des temps » ou « le signe de la bête ». Ces termes ne sont pas neutres et proviennent en réalité du mouvement millénariste protestant qui a émergé au milieu du XIXème siècle. Les mouvements millénaristes pensent que la fin des temps est proche et tentent de s’y préparer. À leurs débuts, ils ont développé un schéma temporel complexe décrivant la seconde venue du Christ, annoncée par une série de signes spécifiques. L’un de ces signes est l’arrivée de « l’Antéchrist », parfois décrit dans la Bible comme une personne, parfois comme un ensemble d’individus ou de groupes. Il est supposé acquérir un pouvoir dictatorial et régner sur le monde juste avant le retour du Christ. Aujourd’hui les évangéliques guettent le moindre signe de l’avènement de « l’Antéchrist ».

            Au début du XXème siècle, les deux Guerres Mondiales, la Grande Dépression et la montée des fascismes avaient enfin donné aux mouvements évangéliques les signes qu’ils attendaient. En se basant sur leur interprétation de la Bible, les évangéliques cherchaient en effet des signes de renforcement du pouvoir des gouvernements et de l’idolâtrie, indiquant l’arrivée de l’Antéchrist. Dans les années 20, Gerald Winrod, un leader évangélique étasunien, voyait dans Mussolini, le leader fasciste en Italie, cet Antéchrist tant attendu. Il ajoutait que la création de la Société des Nations était un signe de la montée d’un pouvoir mondial. La prédiction de la « fin des temps » se poursuivit dans les années suivantes. Dans les années 50, certains évangéliques ont vu la figure de l’Antéchrist dans une nouvelle invention, « l’ordinateur ». Dans les années 70 d’autres ont soutenu que les micro-puces ou les codes-barres constituaient le « signe de la bête », destiné à marquer les individus avec le nom de l’Antéchrist. Pendant la première campagne électorale d’Obama, beaucoup de gens ont pensé qu’il était l’Antéchrist.

            Depuis1920, la figure de l’Antéchrist et la « fin des temps » figurent parmi les éléments principaux des théories du complot en général et celle des Illuminati en particulier.  Pour leurs partisans l’Histoire ressemble à un loto : les croyants ont une liste de signes indiquant la fin du monde, ils s’assoient à une table et attendent leur apparition. Toutes les figures populaires, comme Obama, peuvent être vues comme l’Antéchrist. Toute grande organisation, comme les Nations-Unies, est perçue comme un pouvoir grandissant. Toute nouvelle technologie de l’information, comme les micro-puces, est perçue comme la marque du démon. Ces théories ne tiennent pas compte de la réalité, elles y cherchent juste des signes confirmant leurs croyances. Née dans les milieux évangéliques, cette chasse aux « signes » marquant l’avènement de la « Bête », s’est aujourd’hui répandue dans les milieux musulmans intégristes qui traquent l’équivalent islamique de l’Antéchrist : le Dajjal. Supposé être borgne, cet « Antéchrist » à la façon musulmane a notamment contribué à recycler et propager dans le monde islamique certains fantasmes issus de l’anti-maçonnisme contre-révolutionnaire décrit plus haut : l’œil unique inscrit dans le triangle lumineux, l’un des symboles traditionnels de la Franc-maçonnerie, abondamment repris – presque comme un logo – dans les théories du complot Illuminati, est assimilé par les intégristes musulmans à l’œil unique du Dajjal, dont les francs-maçons seraient les adorateurs et l’avant-garde. Ces intégristes musulmans ignorent, tout comme leurs homologues chrétiens, que ce symbole est en réalité celui du dieu trinitaire chrétien selon une représentation courante aux XVIIème et XVIIIème siècles.

La combinaison des trois éléments = Les théories du complot Illuminati telles que nous les connaissons

            Tous les éléments que nous avons énumérés se sont combinés pendant la période troublée des années 20. Aux alentours de la Première Guerre Mondiale, de puissants soulèvements de la classe ouvrière secouèrent le capitalisme. Ces énormes mouvements, groupant des millions de travailleurs, ont touché l’Allemagne, l’Italie, la France, l’Angleterre, et même les États-Unis. Les travailleurs ont finalement réussi à détrôner le Tsar durant la période révolutionnaire en Russie en 1917 et ont tenté d’établir une société communiste. À l’époque, pour beaucoup, il semblait que les révolutions socialistes étaient en train de renverser le capitalisme, tout comme le capitalisme avait lui-même remplacé le féodalisme.

            Et comme par le passé, les puissants alors déchus s’opposèrent aux mouvements révolutionnaires. Ils ressentirent le besoin d’expliquer la montée des agitations qu’ils ne pouvaient que détester tout en étant incapables de les comprendre. De même que durant la Révolution Française les tenants de l’Ancien Régime étaient incapables d’expliquer les soulèvements des masses, les capitalistes se sont tournés vers les théories du complot. Ils pensaient que les travailleurs n’étaient pas assez intelligents pour être en mesure de réellement changer le monde. En 1926, Nesta Webster, une aristocrate anglaise, publia Secret societies and subversive movements, The need for fascism in Great Britain. Lady Queenborouh (alias Edith Starr Miller), la fille d’un industriel américain, publia Occult Theocrasy en 1933. Ces deux écrivains soutenaient que l’effervescence révolutionnaire qui secouait le globe était causée par des conspirations secrètes. Ces deux auteurs combinaient d’anciens éléments des théories du complot avec des apports nouveaux.

            Webster et Queensborough ont plus développé la composante Illuminati des théories du complot qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. Ces derniers étaient désormais des descendants d’anciens chevaliers templiers, et toutes les sociétés secrètes qui avaient existé se trouvaient être en fait des groupes Illuminati. Les deux auteurs ont également ajouté la figure du financier juif à la conspiration des Illuminati. Ces derniers auraient été payés par un groupe secret de banquiers juifs qui voyaient en eux le moyen de dominer le monde. Les théories de Webster et Queensborough ont été propagées par Gerald Winrod – le même Winrod décrit plus haut qui cherchait l’Antéchrist. Celui-ci a écrit en 1935 un pamphlet appelé Adam Weishaupt, un diable humain, en s’inspirant principalement des deux auteurs précédents. Pour Winrod, le communisme était une conspiration juive et la conspiration des Illuminati annonçait la venue de l’Antéchrist.

            Webster, Queensborough et Winrod ont assemblé les trois éléments en une seule pièce. Leurs écrits ont fixé le noyau dur de la majeure partie des théories du complot, et on en retrouve encore aujourd’hui la trace dans chaque dénonciation des Illuminati : une société secrète financée par un syndicat de banquiers juifs, dont l’origine remonte aux anciennes sociétés mystico-religieuses, et qui tente de contrôler le monde. Dans certains cas les Illuminati sont dépeints comme des disciples de Satan ou de l’Antéchrist visant à lui permettre d’établir son règne sur terre.

            Ces théories provenant du monde anglo-saxon ont imprégné les cercles de l’extrême-droite catholique française à partir des années 1960, en passant notamment par le Canada francophone. Elles trouvaient en France un terrain préparé de longue date par les contre-révolutionnaires du XIXème siècle, désemparés par l’émergence et le développement du mouvement ouvrier européen, rythmé par les Révolutions de 1830, 1848, et la Commune de Paris de 1871. Dans la continuité de Barruel et autres, ces franges réactionnaires avaient fini par associer Franc-maçonnerie, Judaïsme, Républicanisme et Socialisme dans un même bricolage conspirationniste pour expliquer l’histoire tumultueuse des 150 dernières années. Longtemps cantonnées à des cercles réactionnaires restreints, les théories du complot ont connu une diffusion rapide, notamment avec le développement de la culture marchande des clips et jeux vidéo, des mauvais romans (Da Vinci Code etc…), et surtout d’Internet.

            A l’origine, les théories du complot sur les Illuminati ont donc été utilisées par certains membres des classes dominantes pour tenter d’expliquer les mouvements de masses et s’y opposer. Mais une question se pose alors : pourquoi, en ayant de telles origines réactionnaires, les théories du complot sont-elles aujourd’hui reprises par des prolétaires ?

2. Comment les théories du complot  se sont-elles répandues ?

            Les classes dominantes ont inventé les théories du complot pour saisir l’essence de ce qui défiait leur pouvoir, et aujourd’hui des personnes des classes sociales les plus défavorisées les utilisent pour expliquer leur propre oppression. Nous vivons dans une société qui tend à présenter le manque de réussite comme relevant de la seule responsabilité individuelle. Pourtant les gens ne sont pas stupides : nous savons que nous ne sommes pas les seuls responsables de nos échecs, car il existe des forces qui nous empêchent de vivre comme nous le souhaitons, qui nous sont extérieures et qui pourtant agissent sur nous. C’est probablement pour ces raisons que les théories du complot rencontrent un tel succès au sein du prolétariat.

            Les théories du complot ont ressurgi aux USA au début des années 1990, puis ont gagné l’Europe. Avant l’effondrement de l’Union « Soviétique » et la fin de la Guerre Froide, on expliquait couramment les grands événements par le conflit entre les USA et le capitalisme d’État russe. Les luttes de libération nationale du Tiers-monde devaient choisir entre ces deux camps. Tout a changé avec la fin de l’opposition des deux blocs et la globalisation. En 1990, pour qualifier la situation consécutive à la chute de l’URSS et la victoire du capitalisme libéral des USA, Georges Bush père employa l’expression de « nouvel ordre mondial ». Cette appellation fut immédiatement adoptée par une multitude de théories conspirationnistes et devint un trait commun et un terme général qui les relie toutes.

            Les conspirationnistes ont alors commencé à diffuser des théories « super-conspirationnistes », qui ramenaient toutes les légendes urbaines et les théories du complot à l’histoire des Illuminati. Certaines de ces théories impliquent les O.V.N.I, des sectes sataniques ou des projets secrets de gouvernements pour coloniser l’espace. L’un des livres de « super-conspiration » les plus connus est Behold a Pale Horse écrit par William Cooper en 1991. Ce livre mêlait bon nombre des différentes théories du complot dans un grand pot-pourri incluant les Illuminati, les banquiers juifs, Les Protocole des Sages de Sion, les extraterrestres et plus encore…  

            En dépit de leur parfum réactionnaire, ces nouvelles théories se sont popularisées. Elles se sont répandues à travers des auto-publications, et surtout grâce à la croissance d’Internet et au flot de sites et de vidéos qu’il permettait.

            Des années 1980 à 2000, les théories du complot Illuminati ont trouvé une audience plus large que les cercles où elles étaient traditionnellement diffusées. Un changement majeur s’est alors produit : elles ne s’adressaient plus à des élites effrayées par les mouvements de masse, mais à des travailleurs appauvris.

            Il peut sembler étrange que les mêmes théories soient relayées tant par des ultra-conservateurs que par des membres du prolétariat. En réalité cette étrange association possède une longue histoire. Le point de jonction entre ces mouvements, au premier abord parfaitement antagonistes, se trouve dans la logique populiste qu’ils partagent, cherchant à unir des catégories de personnes pauvres et opprimées avec le petit ou moyen patronat. Cela au lieu de chercher à construire un mouvement pour détruire la domination capitaliste et chercher à libérer les classes les plus pauvres. Il y a également un second danger : ces théories n’apportent tout simplement pas une explication valide et susceptible d’expliquer l’origine et les mécanismes de l’oppression.

3. Pourquoi les théories du complot Illuminati  ne fonctionnent pas

            Nous présentons ici six raisons, à notre avis essentielles (mais qui ne sont pas les seules), qui font que de telles constructions idéologiques ne parviendront jamais à une explication et valide du monde.

1) Les théories du complot présupposent des connexions entre tous les éléments, et ne laissent aucune place à la coïncidence et au hasard.

            Les tenants des théories du complot rattachent tous les événements qu’ils estiment importants à l’influence exercée par les Illuminati. La croyance dans le fait que tout est surveillé, sinon contrôlé, voire planifié par des groupes occultes est largement prédominante.
Ces visions qui prétendent aborder l’histoire ignorent toujours volontairement la différence entre les projets d’un groupe et ce qui se produit réellement. Pourtant, même les organisations les plus puissantes ne peuvent tout prévoir : désastres naturels, échecs… Évidemment, des événements majeurs ont bien été mis en œuvre et dirigés par des groupes ou des individus. Cependant, jamais une étude historique n’a réussi à expliquer l’intégralité d’un événement en le rapportant à une seule entité toute-puissante.

2) Les théories du complot assimilent les ennemis qu’elles désignent à des êtres tout-puissants.

            Le fait qu’elles nient l’existence, dans l’Histoire, du hasard ou même de la simple erreur, conduit à considérer les Illuminati comme des êtres à l’image de Dieu. Cette posture ressemble à celle du serf médiéval qui voit dans son roi un être intouchable, et donc indétrônable. La Révolution française les a pourtant décapités. De nombreux mythes légitiment, justifient et renforcent les dominants en les présentant comme des êtres invincibles. C’est exactement ce même genre de mythe que forgent les tenants de ces théories.

3) Les théories du complot ne parviennent pas à produire d’arguments répondant aux règles de  la logique ou de l’argumentation scientifique.

            Lorsque des gens parlent des Illuminati, ils ne font que suggérer qu’il existe une connexion entre des groupes déterminés et des événements. Ils ne tentent pas de démontrer de manière précise, en s’appuyant sur des hypothèses intermédiaires, le contenu et la nature exacte de la connexion. Si les explications se font plus précises, alors le vice de raisonnement se trouve ailleurs. En effet, ce n’est pas parce qu’une explication est possible qu’elle est probable, et encore moins vraie. Par exemple, lorsque Peter Joseph – qui par ailleurs travaille pour le compte du riche industriel capitaliste Jacques Fresco – développe dans le film Zeitgeist l’idée d’un complot des banquiers juifs en se basant sur l’appel téléphonique reçu par l’une de ses connaissances. Il est possible que ce complot existe, mais vue la faiblesse de la preuve, fondée sur « je connais quelqu’un qui …» et sur un obscur coup de téléphone dont rien ne porte à croire qu’il soit vrai, il est peu probable que ce complot existe. De plus, avancer une théorie comme étant la plus « vraisemblable » implique de démontrer que les autres théories le sont moins. Un exercice auquel aucune théorie du complot ne souhaite se plier.

            Le plus souvent d’ailleurs, l’argumentaire conspirationniste ne s’appuie pas sur des liens logiques mais analogiques. Les relations établies entre les faits ne relèvent pas de l’exercice de la raison (principe de causalité, succession chronologique…), mais de la comparaison, c’est-à-dire qu’il se fonde sur le rapprochement entre des formes apparemment semblables pour prétendre en tirer une connexion logique. Connexion souvent fausse ou inexistante, car dans cette approche qui exclut par ailleurs le hasard et la coïncidence parce qu’elle considère que tout a un sens – le  plus souvent caché –  tout finit par renvoyer à tout de manière circulaire. La ressemblance étant le seul critère qui vaille pour organiser les données d’un réel à la fois truqué et crypté, il finit par primer sur le respect de la chronologie, la cohérence logique, la vraisemblance. De plus, les faits mis en série sont considérés pour eux-mêmes et isolés de leur contexte d’origine.

            Le succès de cette « méthode » interprétative et les raisons de sa propagation fulgurante résident dans le fait que, se fondant sur des rapprochements visuels et formels, ce qu’elle prétend démontrer semble parler de soi-même. Surtout, ne nécessitant pas de bagage culturel ni d’effort intellectuel particulier, elle permet à tout un chacun de prendre part à ce qui, au fond, ressemble fort à un jeu.

            Un exemple typique de cette démarche et de ses écueils, abondamment illustrée par des montages vidéos diffusés sur le net, est l’équation posée entre l’œil dans le triangle-pyramide du billet de 1 dollar, le delta lumineux maçonnique, l’Oudjat Egyptien (œil d’Horus) et l’œil du Dajjal borgne (équivalent musulman de l’Antéchrist). Cette équation est censée démontrer l’origine à la fois égyptienne et satanique d’un symbole maçonnique bien connu. Or ce symbole du dieu trinitaire chrétien, très courant au XVIIème siècle, et repris pour cette raison par la Franc-maçonnerie née à cette période en milieu chrétien, ne peut avoir de rapport historique avec l’Oudjat, qui ne sera connu en Occident que plus tard. Oudjat qui pour sa part n’a d’ailleurs pas la même signification : il représentait l’œil solaire d’Horus, et avait valeur de symbole protecteur. Il n’a donc lui-même rien de commun avec l’œil du Dajjal (« l’imposteur »), borgne car angoissant comme tout personnage maléfique, mais également tatoué, crépu et boîteux… On peut également noter que ces rapprochements arbitraires excluent volontairement des données en fonction des présupposés idéologiques qui les sous-tendent, ainsi par exemple la Khamsa (main de Fatima comportant un œil – Nazar – dans la paume), talisman protecteur répandu en Afrique du Nord, et qui pourrait justement avoir une origine commune avec l’Oudjat.

            Les personnes qui diffusent et propagent ces théories pensent que le réel est la fois truqué (il n’est pas ce qu’il semble être), crypté (le sens des choses est caché) et construit (tout a un sens, rien n’est dû au hasard). Il doit donc être moins analysé comme un ensemble de phénomènes qu’interprété à la manière d’un texte. Tout étant truqué, l’exercice de la raison (analyse, déduction…) est piégé, et donc à rejeter comme source de tromperie. On en vient ainsi à une situation où seuls l’improbable, le fantastique et l’absurde ont des chances d’être vrais. De ce fait, on peut en venir à croire à la fausse lettre de Giuseppe Mazzini, l’un des pères de l’unité italienne, à Albert Pike, supposé grand-maître mondial de la Franc-maçonnerie, lettre éditée par William Guy Carr en 1958 et souvent reprise dans la littérature conspirationniste, qui, en 1871, comporterait la citation suivante « La deuxième guerre mondiale devra être fomentée en tirant parti des différences entre les fascistes et le sionisme politique. Cette guerre devra être conduite de telle sorte que le nazisme soit détruit et que le sionisme politique devienne suffisamment puissant pour créer un état souverain d’Israël en Palestine. » Il n’est possible de croire à cette prétendue lettre – évoquant, insistons, à la fin du XIXème siècle, la deuxième guerre mondiale, le fascisme, le nazisme etc…  qu’en considérant que l’histoire n’existe tout simplement pas, qu’elle n’est que le long déroulement d’un plan composé dans les moindres détails. Ce qui n’est envisageable qu’à la condition que les populations, les individus, les forces de la nature elles-mêmes, soient des marionnettes sans volonté, autrement dit que la réalité soit à ce point malléable, qu’elle paraisse à la limite de l’inexistence : le simple rêve d’êtres tout-puissants qui ressemblent fortement à des Dieux. La question se pose alors : quel serait, pour des Dieux, l’intérêt de conspirer dans un monde qu’ils contrôlent déjà ?  

            En réalité, il existe des preuves quotidiennes des agissements de la classe capitaliste. La majeure partie des plans économiques et de politiques étrangères est publiée dans les colonnes des Échos ou du Monde. On peut également constater que parfois ces plans ne fonctionnent pas. Évidemment, il existe des secrets, mais comme le montrent Wikileaks et d’autres affaires du même acabit, ils peuvent être percés et exposés au public. De plus, la plupart des secrets des gouvernements sont actuellement accessibles : les informations sont souvent disponibles dans les librairies ou sur Internet. Cependant, le flux de l’information est tel que les personnes sont dépassées par son volume, et ne peuvent trouver le temps ou l’énergie d’identifier les éléments importants.

4) Les théories Illuminati sont impossibles à réfuter.

            Nos chers théoriciens possèdent une manière parfaite d’attaquer quiconque les contredit : « tu es naïf, c’est ce qu’ils veulent que tu croies ». Bien sûr, ils ne révèlent jamais comment ils sont eux-mêmes parvenus à s’extraire de la supercherie et des idées montées par les Illuminati pour nous dominer. Cet argument est un piège, car aucune preuve n’est plus alors digne de confiance, et l’on n’est ainsi jamais en mesure de trancher entre deux propositions. Comment savoir que toutes les vidéos sur YouTube ne sont pas effectivement des produits des Illuminati eux-mêmes ?  Comment être sûr que ce ne sont pas des théories propagées par le gouvernement pour convaincre les gens que toute rébellion est impossible ? Le piège logique est sans fin. Une fois lancé dans ce type d’argumentation outrancièrement sceptique, on ne peut que rejeter tout effort pour comprendre le monde. Ces théories permettent ainsi de ne pas trouver curieux qu’un complot mondial mené par des groupes tout-puissants et ultra-secrets occupe des millions de pages sur Internet. 

5) Les théories Illuminati mènent à l’élitisme.

            La plupart des promoteurs des théories Illuminati proclament leur amour de la démocratie et leur volonté de transparence. Mais rien, dans leurs positions ou dans leurs actes, ne le prouve sérieusement. Comme ceux qui ont inventé ces théories au XVIIIème siècle, ceux qui les soutiennent aujourd’hui pensent que la population est essentiellement constituée de moutons aveugles, incapables d’agir s’ils ne sont pas dirigés par une élite. Lorsque le public ne réagit pas à leurs théories, ils le déclarent stupide au lieu de remettre en question leurs propres « analyses ». Très souvent, ils se considèrent eux-mêmes comme les seules personnes « éclairées », loin devant les autres qui ne comprennent rien. Ils sont souvent aussi élitistes que les groupes qu’ils prétendent dénoncer.

6) Les théories du complot n’offre aucune solution aux problèmes qu’elles tentent d’expliquer.

            Au final, ceux qui défendent de telles théories ne proposent aucune stratégie, aucun plan, aucune issue prévue ou souhaitée pour les millions d’opprimés sur la planète. Si l’ennemi est tout-puissant et que la majorité est dupe de sa puissance, alors on ne peut rien entreprendre contre lui. Tout ce que les complotistes peuvent faire – et ce qu’ils font – c’est de continuer à parler inlassablement de conspiration tout en plaignant les personnes qui se font sempiternellement laver le cerveau à leur insu.

            Jetons un œil sur la stratégie révolutionnaire proposée dans le livre de Henry Makow, Illuminati, la Secte qui a Détourné le Monde. Dans la conclusion de son livre, l’auteur nous donne quelques conseils pour « survivre au nouvel ordre mondial ». Il nous dit qu’il faut canaliser nos pulsions sexuelles afin de les cantonner dans une relation monogame, il nous enjoint d’échapper au désir d’argent en vivant selon nos moyens, il nous demande de « défendre notre âme » en méditant seuls et hors des institutions religieuses. Que sont ces conseils, sinon des injonctions moralisatrices visant à nous faire accepter le monde tel qu’il est, c’est-à-dire sexuellement et matériellement pauvre ? De plus, comment ces « conseils » vont-ils nous permettre de mettre fin aux brutalités policières, à la pauvreté et aux catastrophes écologiques ? Quand ce n’est pas carrément une apologie de la solitude et de la résignation, deux qualités évidemment nécessaires pour s’assurer que rien ne change.

            Les raccourcis logiques semblent vraiment très utiles à ces théoriciens. Lorsque vient le temps de se battre réellement contre l’oppression, ils parlent beaucoup mais se gardent bien d’agir. Qu’auraient-ils dit aux esclaves américains il y a 150 ans ? Que les maîtres blancs étaient tout-puissants ? Qu’ils ont trompé les esclaves pour les soumettre ? Que les esclaves devaient cesser d’avoir des relations sexuelles, être frugaux, prier et ignorer les autres esclaves ? Ils auraient alors été les plus réactionnaires et les plus lâches. Ce que, malheureusement, beaucoup de ces théoriciens sont effectivement aujourd’hui.

            Lorsque les tenants des théories du complot passent à l’action, ils développent souvent une violence de type « loup solitaire », comme Timothy McVeigh, auteur de l’attentat d’Oklahoma City, ou encore Anders Behring Breivik, terroriste d’extrême-droite, qui a perpétré les attentats sanglants du 22 juillet 2011 en Norvège. Ils pensent que l’ennemi est surpuissant et exige donc des mesures extrêmes. Mais ils pensent aussi que les masses sont stupides, et que les personnes « éclairées » ne peuvent donc agir que de manière isolée. Action qui apparaît finalement comme un cri d’impuissance, incapable de susciter le moindre intérêt positif au sein de la population.

L’Histoire nous a pourtant montré à plusieurs reprises que des masses de gens ordinaires peuvent changer l’ordre du monde. Les tenants des théories du complot recherchent les raisons de l’état de délabrement de la société actuelle. Si la plupart des gens ne se posent pas ces questions, ce n’est pas qu’ils sont stupides : ils ne pensent pas qu’il soit possible de changer les choses, et ne cherchent donc pas à creuser plus avant. Les théories ne font bouger les gens que lorsqu’elles proposent une explication adéquate à ce qu’ils vivent, et des moyens d’action réalistes pour changer les choses. Les théories du complot Illuminati n’offrent ni l’un ni l’autre. Elles sont par nature élitistes, conservatrices, inappropriées et illogiques. Enfin, elles sont incapables d’expliquer l’oppression et l’exploitation ; elles n’aident pas non plus à imaginer comment en sortir. Pour en finir réellement avec l’oppression et l’exploitation, il nous faut trouver une analyse adéquate de leurs origines et fonctionnements. 

4. D’où viennent l’oppression et l’exploitation ?

            Tenter de saisir la réalité capitaliste comme le tout d’une relation qui échappe aux personnes qui la produisent est une manière bien plus satisfaisante d’expliquer l’oppression et l’exploitation que n’importe quelle théorie du complot. Une telle théorie qui s’attarderait sur le capitalisme expliquerait et montrerait comment l’exploitation est le produit d’un système social entier à l’œuvre au quotidien. L’activité et les interactions de millions de personnes permettent à la société de fonctionner jour après jour, et c’est dans cette régularité du quotidien que doit être trouvée l’oppression. En expliquant les principaux mécanismes du capitalisme, nous pouvons mettre à jour les points et les dynamiques contradictoires de ce système qui pourront nous servir de points d’appui pour le combattre. Une telle analyse du système capitaliste permet de réaliser à quel point les théories du complot sont pauvres en explications, rejetant la culpabilité sur certains groupes sociaux réels ou imaginaires, mais toujours fantasmés.

            Sous le capitalisme, une majorité de personnes subit une aliénation, comprise comme une séparation de soi-même. Lorsque l’on travaille pour un patron, on aliène ses capacités, ses qualités, et surtout son temps. Ainsi, le temps qui nous est extérieur – car nous ne contrôlons pas ce que nous y faisons – devient une règle individuelle et collective, et nos vies ne nous appartiennent plus.

            Sur la base de ce processus, on peut ensuite diviser la société en deux grandes classes sociales. La majorité qui aliène son temps car elle ne possède rien d’autre que la force de son corps et son intelligence à vendre sur un marché du travail saturé. Cette majorité, c’est le prolétariat. On peut y ranger ceux qui aliènent leur temps et leur force vitale mais aussi toutes les personnes qui dépendent d’elles : leurs enfants, les chômeurs, les handicapés, etc. Une autre classe peut se permettre de faire de son temps ce qu’elle souhaite et de ne pas aliéner directement ses capacités à d’autres : c’est la bourgeoisie. Cette dernière utilise l’accumulation de compétences et d’efforts des travailleurs pour ses propres bénéfices et doit en réinvestir une partie dans des dispositifs de sécurisation de sa position : police, prison, hôpitaux, mais également, plus pernicieusement : médicaments, allocation sociales pour reproduire a minima la force de travail et calmer la soif de justice, etc. Et elle parvient même à retirer une contrepartie morale de bienfaisance pour tous ces actes qui ne font que maintenir sa domination.

            Mais qu’une chose soit claire : ce ne sont pas les membres de cette classe en tant que personnes qui doivent être combattus, mais bien le système entier qui favorise leurs intérêts matériels et moraux. Car si les capitalistes individuels profitent du présent ordre social, il se peut à tout moment que ce même système expédie une partie d’entre eux dans la pauvreté, comme lors des crises. C’est d’ailleurs à ce moment que des théories du complot ont le plus de chance d’émerger de leurs cerveaux rancuniers, afin de rejeter les fautes d’un système, qui jusque là les arrangeait, sur un groupe existant ou imaginaire. Nous devons donc viser et combattre le système capitaliste dans sa totalité.

Aliénation: Les fruits de notre travail nous sont volés

            Le capital est avant tout une relation sociale, et celle-ci se fonde tout entière sur le fait que le travailleur produit plus qu’il ne coûte, la différence étant empochée par ceux qui l’emploient, ou reversée à l’État pour financer les guerres et les flics par l’intermédiaire de l’impôt. En tant que travailleurs, nous fabriquons des produits et des services qui ne nous appartiendront jamais et dont, d’ailleurs, nous n’avons pas à choisir s’ils doivent être fabriqués ou non (armes, nucléaire, malbouffe, prostitution…). Lorsque nous sortons du travail, ce qui y a été fait ne nous appartient pas, ce sont d’autres qui accumulent ce que nous produisons. Les sans-emplois ne sont même pas libérés de cette aliénation, car sans travail ils sont dépossédés, la plupart du temps, de toute reconnaissance sociale, et pour accéder à des produits considérés comme minimum, ils doivent recourir au crédit ou à l’illégalité, et donc rester dans des postures de risque et d’insécurité. Il n’y a pas de travail pour tous, mais l’on force les chômeurs à trouver un emploi pour survivre dans une société qui, avec le travail de quelques-uns, pourrait produire suffisamment d’abondance pour tous.

            Sous le règne du capital, le travail devient une marchandise grâce à l’expropriation des travailleurs de leurs propres instruments de production. Historiquement, il s’est agi d’empêcher physiquement les fabricants, artisans et les catégories les plus pauvres d’avoir accès à une économie de subsistance autonome, à des moyens juridiques (interdictions de produire tel ou tel chose, confiscations de terres collectives, etc.) souvent suivis – voire précédés, dans les cas de plus grandes violences – de contraintes physiques (exclusion de la communauté, exil forcé, voir meurtres ou pillages). Cet état de fait perdure aujourd’hui de manière toujours plus pernicieuse, en cachant, par exemple derrière des consignes d’hygiène et de santé publique, l’interdiction de subvenir à ses propres besoins, l’impossibilité de se soustraire à un État, obligation de lui payer des impôts et uniquement sous forme d’argent. C’est-à-dire qu’il faut monnayer une activité, devoir se salarier, et donc nécessairement entrer dans le système. Mais cette configuration des choses n’est pas naturelle, c’est la relation capitaliste, cette relation qui vole le travail, qui en s’étendant crée les conditions de sa propre implantation. Pensons actuellement aux communautés rurales que l’on force à se « capitaliser » de manière accélérée en Chine ou en Inde, en les salariant de force, en les faisant vivre dans des usines fermées, en payant une police afin de mater les rébellions. C’est le même processus qui a eu lieu pendant la colonisation des Amériques, de l’Afrique et de l’Inde par certaines armées de l’Europe. Cette colonisation du monde aurait pu être appelée « capitalisation du monde ».

Réification : Notre travail se transforme en objet

            Depuis des générations que cela dure, on finit par trouver cette situation normale. On se sent obligé d’aller travailler au risque de ne pouvoir manger ou se vêtir, et quand bien même on le peut, ce sont alors nos passions et nos sentiments que l’on ne peut assouvir. Le manque refait toujours surface dans notre société d’abondance.

            Ces objets que nous produisons et dont nous sommes dépossédés se retrouvent face à nous, seule leur valeur monétaire compte. Celle-ci s’incarne alors dans l’argent comme moyen d’obtenir indirectement ces choses que pourtant nous produisons nous-mêmes. Les relations humaines se retrouvent réduites à des relations entre objets, ou directement à des relations d’argent comme moyen d’obtenir ces objets.

            Le manque de sens se manifeste en toute chose, la vie n’a plus de goût. Il ne reste plus alors qu’à se replier sur soi-même ou à trouver du sens dans les valeurs offertes par le capitalisme lui-même (consommation compulsive, culte du corps, loisirs fades, etc.), ou qu’il a récupérées des phases de domination qui lui préexistaient (famille, identités et genres, religions, tribus).  

            À la capitalisation du monde succède un vaste combat idéologique plus ou moins visible, plus ou moins concret, afin non seulement de faire accepter le système aux personnes qui y sont intégrées, mais également de leur faire croire qu’il s’agit du meilleur système possible. La violence de la nature humaine, la naturalisation et l’éternisation des rapports de domination et d’argent, la croyance dans le rôle de l’entrepreneur et son mérite, la supériorité de l’homme sur la femme, la nécessité de la monogamie : toutes ces idéologies et idées courantes ne sont que des falsifications capitalistes.

La « nature humaine » est violente ? Mais la question n’est même pas là ! Car si cette violence est réellement « en nous » (ce dont on peut fortement douter) elle n’a clairement pas la même implication dans une société dotée d’une industrie mondiale d’armement à même de détruire la planète et dans une société n’utilisant que des outils non mécanisés. L’arc et les flèches ne sont pas la bombe nucléaire, tout ne se vaut pas.

            L’argent de tout temps a corrompu les hommes ? Mais la majorité des sociétés n’a jamais connu l’argent comme forme autonome : il s’agit d’un phénomène qui date d’à peine 3000 ans, jusque là associé à des formes d’échanges périphériques, ce qui est incomparable avec la centralité qu’occupe l’argent dans le rapport social capitaliste.

            L’entrepreneur prend des risques et doit être rémunéré pour cela ? Mais qui prend quels risques dans notre société où n’importe quel investisseur s’appuie sur des banques que l’on renfloue avec l’argent public ? Quel est la nature de ce risque lorsque c’est une Société Anonyme (SA) qui sera le véritable sujet de l’investissement et qu’il suffira de la déclarer en faillite afin de n’avoir rien à payer ?

            L’homme est naturellement supérieur à la femme ? Il peut être plus fort physiquement, mais cela légitime-t-il qu’il domine la femme et lui impose l’aliénation d’un unique partenaire sexuel afin de s’assurer de la légitimité de sa descendance ? Aucune société ne se fonde sur la force pure, surtout pas la nôtre, qui est mécanisée, et où une femme peut aussi bien presser la détente d’un revolver qu’avoir des responsabilités militaires. Même historiquement parlant, ce soi-disant « fait naturel » de la supériorité de l’homme, n’a probablement pas été la règle dans beaucoup de sociétés mais reste un phénomène récent. La monogamie, si naturelle, si évidente pour tous, n’est que l’aboutissement d’un système de répression sexuelle que la relation capitaliste s’est empressée de remanier à son image, et dont la pornographie actuelle (cette forme marchande du sexe) n’est que l’ultime étape.

            Et il en va de même de tous ces soi-disant « faits naturels » de l’homme !

Capital : Notre travail se retourne contre nous  Illuminati

Le stade ultime de la domination dans notre société, c’est le capital. Derrière ce mot, il ne s’agit pas uniquement d’une simple accumulation d’argent qui rendrait les hommes déraisonnables. Non, comme nous l’avons vu, c’est tout un système qui génère ses propres conduites, notamment en cachant les relations humaines réelles qui, sous son règne, ne sont composées que de domination, afin de créer tout un monde d’apparence et d’harmonie, un culte à la gloire de la marchandise comme bonheur et finalité de l’humanité.

            Notre travail nous est d’abord volé de manière cachée, par l’intermédiaire du salaire qui nous fait croire qu’il existe une équivalence entre ce que nous produisons et ce que nous percevons. La seconde spoliation intervient lorsque nos produits ne nous reviennent pas directement, ou que du moins nous ne décidons pas de la manière dont ils sont gérés. Ainsi, nous ne produisons que des choses inutiles ou des choses auxquelles nous n’aurons jamais accès. Troisièmement, toute cette relation sociale qui masque en permanence le vol qui nous est fait s’autonomise toujours plus, et devient, au travers de l’argent puis du système financier qui soutient l’industrie, une force qui nous est étrangère et invisible tout en faisant sentir le lourd poids de sa contrainte sur nos épaules. Contrainte directe, quand la police et la prison sanctionnent le refus de s’intégrer à la marchandise, ou indirecte lorsque rien ne nous est donné, lorsque tout est fait pour qu’il n’y ait pas d’autre possibilité que l’abdication face à la relation marchande, au salariat et à toutes les hiérarchies et les identités qu’il génère.

            En parlant de « capital », nous semblons utiliser un vocabulaire très terre-à-terre, très concret, pourtant c’est une relation sociale qui trouve plus son origine dans les cieux de la religion, qui a été un précédent et le modèle même de cette relation. Car si dans la religion les hommes projettent leur force dans les cieux, sous le capital les forces humaines créent un nouveau ciel sous l’auspice d’un dieu impersonnel : la valeur, et sa manifestation, l’argent.

Aucun autre moyen si ce n’est  de détruire le système

            Beaucoup de personnes pensent qu’elles peuvent échapper à ce cycle d’aliénation, de réification et au final d’exploitation, qu’elles n’ont pas à renverser le système entier. D’autres ne pensent même pas à cela, mais toutes s’imaginent des solutions individuelles. Du reste, c’est exactement ce genre de solution que proposent les théories du complot. Mais cela ne peut pas marcher : on ne se bat pas individuellement contre une relation sociale, contre un système entier. On peut ne compter que sur soi-même, mais cela reviendra toujours à ne travailler que plus dur pour un patron avec le risque au final de rester enfermé dans cette relation. Que ce soit en vendant un peu d’herbe ou des bouteilles d’eau on reste perpétuellement en compétition avec d’autres qui tentent les même stratégies pour s’en sortir. Au final, ce sont ceux qui nous fournissent qui gagnent de l’argent. On peut essayer de monter sa propre entreprise, de devenir auto-entrepreneur, mais alors on doit se surmener, s’exploiter soi-même et au final rester dans le même système, parce que cela ne fonctionne jamais ou toujours trop tard. On peut tenter de s’échapper en se faisant signer sur un gros label, mais dans ce cas on apporte encore plus de profit au label qu’à soi-même.

         Le système est ainsi fait que même lorsque nous travaillons « pour nous-mêmes », nous sommes toujours aliénés. On gâche toujours son temps et ses envies afin de survivre, et finalement c’est le même système qui survit sur notre dos. Une personne sur un million peut devenir la nouvelle vedette et lancer sa propre marque, son propre label, mais alors elle ne le fera qu’en exploitant tous les autres qui auront eu le même projet mais moins de chance. Dominer ou être dominé, voilà la seule solution dans ce système. Le bonheur ou le sens de nos actions et de notre vie n’y ont pas de place. La seule solution est de renverser ce système que nous créons chaque jour par notre travail. Ce travail qui s’autonomise toujours dans des objets, puis dans de l’argent, qui, faute de moyens pour avoir ces objets, devient une fin en soi visant son propre accroissement. Aucune théorie du complot glosant sur les Illuminati ou Satan ne propose réellement de renverser un tel système de domination par le travail. Même lorsqu’elle parle de « révolution », ce terme est totalement galvaudé dans la dénonciation de certains groupes qui ne sont impliqués qu’en partie dans notre merde quotidienne, tout en laissant les oppresseurs tranquilles et le système intact.

5. D’où vient l’exploitation selon les conspirationnistes ?

            Le capitalisme est un processus insaisissable. Il existe dans les milliards de relations humaines entre les travailleurs et les capitalistes, ainsi que dans les millions d’objets produits par cette relation, tout en n’étant identifiable dans aucun d’entre eux en particulier.  D’une certaine manière, on peut le comparer à un processus comme la gravité. Elle ne peut être identifiée ni touchée, on en voit seulement les conséquences dans l’observation des planètes ou lorsque nous lâchons un objet. De même, on ne peut toucher ou mettre la main sur le capital même s’il se trouve présent dans les relations sociales. Il y imprime une certaine force, certaines contraintes. Les conspirationnistes sentent bien cette force, mais l’identifient extrêmement mal et se sentent obligés de l’incarner dans des groupes sociaux bien particuliers, toujours cachés et lointains pour ne pas avoir à agir près de chez eux.

Les théories du complot Illuminati confondent « personnes mauvaises » et capital

            Les théories du complot observent la réalité qui les entoure et perçoivent parfois extrêmement précisément certains aspects du système capitaliste (comme le pouvoir des banques). Mais leurs explications sont mauvaises et les poussent à ne pas viser d’autres groupes qui pourtant sont tout aussi responsables (les industriels par exemple, le système judiciaire ou policier). Au lieu de cela, elles les remplacent par des forces obscures en utilisant leur imagination, ou en extrapolant à partir de certaines réalités. La plupart du temps, elles projettent certains attributs du capital sur des groupes particuliers. Or le capital n’est réductible à aucun patron, manager, banquier ou flic. Il en résulte souvent que le groupe incriminé porte alors tout le pouvoir de la relation capitaliste sur ses seules épaules. Ils voient les dirigeants comme des individus machiavéliques qui contrôlent tout, au lieu de les percevoir seulement comme de puissantes figures qui restent encore et toujours des joueurs dans un jeu qui les dépassent également.

            Les conspirationnistes imaginent toujours que les dirigeants maléfiques qu’ils traquent sont constamment en train de conspirer pour dominer le monde. Il est certain que la majorité des lieux où les décisions importantes sont prises ne sont ni démocratiques ni transparents. D’une certaine manière, les conspirationnistes posent une revendication légitime lorsqu’ils veulent pouvoir prendre part aux décisions qui affectent leur vie. Cependant, ils ne voient pas que tant que le capitalisme, comme système d’exploitation, se maintiendra en place, il créera des entreprises extrêmement puissantes et les personnes qui les dirigent. Ce qui est incompatible avec le sens du mot « démocratie » qui peut intéresser une conscience critique. La majorité d’entre nous ne peut participer à la prise de décision et aux choix collectifs car nous devons travailler. Au lieu de décider, nous déléguons nos pouvoirs par le vote qui institue des personnes sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle.

            Les conspirationnistes cherchent à combattre des ennemis qu’ils imaginent. Ils ont l’intention de lutter contre les Illuminati, les Juifs, les États-Unis, ou les extraterrestres. Mais tous ces groupes ne sont que des individualisations et des incarnations de la relation sociale capitaliste ou de certains de ces aspects. Les personnes qui s’appuient sur de telles théories se battent avec des ombres et des fantômes. Les fantômes des forces du capital, que nous créons et recréons chaque jour lorsque notre travail immédiat est capté par un autre et devient une force autonome dirigée contre nous. Ils attaquent de prétendues élites secrètes qui contrôlent le monde au lieu d’accuser un système entier, une relation sociale au cœur de notre quotidien qui recrée perpétuellement le capital.

Les théories du complot Illuminati confondent « idées mauvaises » et capital

            Les théoriciens du complot soulignent souvent le fait que les gens subissent un lavage de cerveau. Cela conditionne la manière dont ils pensent la possibilité d’une libération, pour peu qu’ils pensent même qu’elle soit possible.
Nous avons un point de vue différent concernant les idées qu’ont les gens. Ceux-ci développent de nouvelles idées au travers d’un processus complexe, qui n’a rien à voir avec la simplicité, l’état de larve du pur spectateur de télévision. Des arguments qui rompent avec les idées préconçues, ainsi que des luttes quotidiennes et des chocs, permettent des changements d’idées, de point de vue ou de perspectives parfois spectaculaires.

            Les médias possèdent évidemment un pouvoir extrêmement important. Mais, bien que la domination du capital tende à créer un homme totalement passif, personne n’est jamais uniquement un récepteur inactif. Par exemple, la notion de « droit » si importante sur le territoire français, par son histoire, est un instrument de légitimation du capitalisme français qui cache la violence de son système derrière le supposé « fait » que chacun aurait les mêmes droits et qu’ainsi les inégalités ne persistent que par la faute des individus.Pourtant cette même notion peut être le point de départ de luttes et de combats contre le système qui l’a vue naître. Par exemple, lorsque le mouvement ouvrier de la première moitié du XXème siècle demande que les droits « formels » deviennent des droits « réels » par l’instauration de l’égalité économique, et qu’ils en arrivent même à la fin à interroger la question du « droit » comme purement bourgeoise.  C’est rarement suffisant mais cela ouvre des voies, et montre déjà combien les théories du complot se trompent lorsqu’elles voient les gens comme des êtres purement manipulés. Idée d’ailleurs commode pour se forger une image de soi-même comme membre d’une élite éclairée par sa compréhension de la manipulation. 

            La méthode des théoriciens du complot est alors de tenter d’informer, ou de contre-informer, les gens en leur faisant lire des choses ou regarder des vidéos, afin qu’ils soient eux aussi au courant, éclairés par cette pensée « critique ». Cette méthode peut fonctionner à très petite échelle, et encore, caché derrière un écran d’ordinateur quelle effectivité concrète produit-t-elle ? Oui, nous avons accès à Internet, à des blogs, à YouTube, et c’est un moyen pour toucher des gens physiquement hors de notre portée, mais premièrement tout cela reste noyé dans le flot de l’information, et deuxièmement qu’est-ce que YouTube, sinon une grande entreprise qui génère des profits colossaux, et trouve peut-être bien son intérêt à diffuser ce genre de propagande ?  De plus, une révolution à même de changer le système ne se fera pas par Internet.

            Historiquement, les systèmes d’idées changent pendant les périodes de grandes crises, de grandes perturbations et de profonds bouleversements du quotidien et de ce qui est considéré comme « normal » ou « acceptable », et pas seulement par la force du meilleur argument. Les moments de grandes luttes sont ces points les plus notables où les conceptions et les idées courantes changent radicalement, car il ne s’agit plus seulement d’arguments et de discussions mais aussi d’expériences. Les consciences ont été dévastées et modifiées par des conflits comme les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, la révolution Russe ou encore la crise de 2008. Les consciences changent lorsque les classes dominées se battent pour leur propre libération. Il n’y a rien de magique dans ce processus, pas de conversion mécanique qui aboutirait à « réveiller » la majorité d’un seul coup. Étudier la manière dont les consciences changent, c’est étudier l’Histoire et les conditions dans lesquelles vivent les hommes et les classes sociales à ce moment-là, et tenter de saisir comment la relation sociale qu’ils adoptent, et les objets qu’ils créent afin de faire perdurer celle-ci, façonnent leurs idées.

            C’est l’exploitation et la dépossession quotidiennes, qu’elle soit physique ou qu’elle touche le sens de nos vies, qui génèrent les théories du complot, réponses faciles, confortables et attrayantes à l’absence de contrôle sur nos existences. Mais cette absence n’a rien à voir avec une quelconque manipulation : elle est bien plus profonde et subtile, car elle provient d’une relation sociale d’un certain type, qui n’est ni naturelle, ni obligatoire et surtout pas éternelle.

            Pour détruire le monde imaginaire des conspirations, il faut détruire la réalité du capital. Il nous faut attaquer l’organisation même de la société et abolir la relation sociale sur laquelle elle est fondée. Afin d’y parvenir, il nous faudra abolir les classes sociales et détruire le travail comme aliénation de notre faculté à l’activité. Nous devrons expulser la bourgeoisie des instances de pouvoir et créer une nouvelle société où produire des richesses sera une fin et non plus un moyen pour générer de la valeur et du profit par l’exploitation du travail immédiat. Ce n’est que de cette manière que le contrôle de la société sur elle-même et des individus sur leur vie sera enfin possible.

            Ce qui permet cela, c’est que la relation capitaliste a besoin de nous pour survivre. C’est par le travail immédiat, effectué non en vue de créer de la richesse matérielle mais uniquement pour générer de la valeur, que le capital se valorise, qu’il grossit. Nous sommes le rouage d’une machine sociale que nous pouvons choisir de ne pas continuer à servir. Mais pour cela, il nous faudra faire plus qu’attaquer quelques groupes imaginaires.

6. Se détourner des théories du complot et abattre le capitalisme

            Le capitalisme n’est pas éternel, il n’est pas un décret divin, et il n’est dirigé par personne en particulier, et surtout pas par un groupe secret d’Illuminati dont tout le monde peut apprendre l’existence en moins de vingt minutes de navigation sur Internet. Comme nous l’avons vu, le capitalisme dépend de notre travail quotidien. Comme tous les systèmes avant lui, il peut être combattu et annihilé. Tout cela en détruisant les forces qui se tiendront face à nous (police, justice, armée, mais également les O.N.G et leurs supercheries), en pensant et créant de nouvelles manières de gérer la société (par exemple, en produisant selon le besoin social, le désir et la dangerosité, et non plus pour le profit).

            Dans une société vraiment libre, le travail dépourvu de sens comme système de domination n’existera plus. Il aura été remplacé par l’activité que chacun accomplit selon ses possibilités et ses choix. Au long de l’histoire, un tel système a reçu plusieurs noms, les plus courants étant « anarchisme » ou « communisme ».

Communisme : La seule issue pour se libérer du capitalisme

            Le communisme est le mouvement du prolétariat pour tenter de détruire le système capitaliste et de créer une société libre. Pendant des centaines d’années, les classes laborieuses ont tenté d’abolir le capitalisme et ses conséquences funestes pour l’humanité et la planète.

            L’Histoire contient une longue liste d’organisations, de mouvements et d’idées dont nous pouvons apprendre. Le communisme est le mouvement dessiné par la lutte des opprimés pour briser leurs propres chaînes. Ce mouvement est orienté vers la création d’une société meilleure et se trouve changé et modifié au travers de chaque événement historique qui le recompose.

            La plupart des groupes et organisations qui se sont revendiqués du communisme n’ont hélas utilisé ce terme qu’afin de servir leurs propres intérêts. Au lieu de se battre dans un but de libération, selon la maxime « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins », ils n’ont fait qu’infléchir le cours du capitalisme sous des auspices bureaucratiques, ce qui n’a modifié en rien l’aliénation et l’exploitation. Après le XXème siècle, les noms de Lénine, Staline et Mao sont plus souvent, et à raison, associés à des crimes de masse et à l’oppression qu’à autre chose.

            Pour nous, le communisme ne se définit pas selon ces tragédies. Au long de l’histoire, beaucoup d’anarchistes et de communistes ont lutté contre le capitalisme d’État, et cherché une voie différente vers la libération.  Comme eux, nous pensons qu’il est possible de faire la critique des expériences du XXème afin de créer une société libre.

            A différents moments de l’histoire, des mouvements ont réussi à aller plus loin que la conquête de simples réformes, d’augmentations de salaires ou de nouveaux représentants. Ils ont parfois pris une telle ampleur que la relation sociale capitaliste fut remise en question. Des millions de personnes ont ressenti la possibilité d’une société libérée du capital en 1791, 1848, 1871, 1905, 1917, 1921, 1956 ou encore 1968. Chaque fois, ces moments essentiels ont frôlé la destruction du règne de la marchandise, mais celui-ci a évolué et, en absorbant ces mouvements, s’est renforcé. Cependant, le verdict de l’échec n’était jamais écrit d’avance. Il reste donc possible d’apprendre de ces échecs.

            Pour toutes les nouvelles transformations du capitalisme, apparaissent des conditions nouvelles de sa destruction. Cela parce que le capital a désespérément besoin de concentrer du travail humain pour s’accroître. Et de cette concentration naît l’interaction qui permet à un mouvement de masse d’émerger. En 1848, Marx écrivait à ce propos que le capitalisme crée ses propres fossoyeurs. Aujourd’hui même, des mouvements en Turquie, en Grèce, en Égypte, et en Espagne, surgissent pour remettre en cause la réalité de l’exploitation. Le cours des combats révolutionnaires voit les exploités changer totalement de manière de penser et d’interagir. Il peut sembler aujourd’hui impossible de penser que les personnes des quartiers populaires puissent coopérer en vue de monter à l’assaut des quartiers bourgeois. L’une des grandes victoires du capitalisme a été l’atomisation des personnes, l’individualisation qui pousse à voir tous les autres comme des imbéciles ou des ennemis. Une société communiste impliquera tout le monde, et chacun pourra prendre part à l’organisation de la société et ainsi contrôler sa vie. Lorsque nous nous battons dans cette « école de la lutte », notre conscience change et peu à peu la perspective de ce monde prend corps.

            Le communisme est avant tout le mouvement de destruction du capital et de toutes les vieilles hiérarchies et oppressions qu’il reprend et transforme : la division des genres, l’impérialisme, la destruction environnementale, etc. Des millions d’opprimés accompliront cette perspective au travers de grèves, d’émeutes, de conflits armés et de rassemblements massifs contre le système. Les personnes qui comprennent cela deviennent des révolutionnaires.

Conclusion

            Dans cette brochure nous avons retracé l’origine des théories du complot. Elles émergent au début des années 1790 comme réaction à l’esprit des Lumières. Les années 1920 les voient ré-émerger alors qu’une nouvelle vague révolutionnaire menace la relation capitaliste.

            Il nous a fallu développer une critique des théories Illuminati en montrant que, quoi qu’elles puissent être contradictoires entre elles, elles ne laissaient aucune place à l’erreur ou la mauvaise interprétation, tout en présentant l’ennemi comme éternellement imbattable. Elles reposent plus sur des circularités logiques et des insinuations que sur des raisonnements solides. A cela ne s’ajoute aucune perspective de libération et aucune manière de combattre l’exploitation.

            Nous avons également tenté d’offrir une explication du capitalisme qui permette de comprendre pourquoi les théories du complot sont si populaires. Le capitalisme est un système économique et social où une classe est dédiée à la production et s’aliène dans le travail au bénéfice d’une autre classe. Cette activité quotidienne nous aliène les uns les autres, et crée un pouvoir réifié qui semble s’imposer à nous de l’extérieur. Ce pouvoir c’est le capital, bien plus grand et puissant que n’importe quelle personne ou institution. Il se régénère chaque jour par le travail de millions de personnes. Les conspirationnistes sentent ce pouvoir à l’œuvre, mais le projettent et l’incarnent dans des personnes, des groupes ou dans des entités fabriquées de toutes pièces.

            Il est possible de renverser le capitalisme pour construire une société libre. Nous cherchons à rassembler les prolétaires pour la révolution. Nous voulons construire un mouvement communiste qui pourra prendre forme dans chaque endroit. Si vous êtes d’accord avec ce qui a été écrit dans cette brochure, prenez contact avec nous et voyons les possibilités qui s’offrent à nous.

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