Woman est un documentaire de Yan Arthus-Bertrand et d’Anastasia Mikova, une journaliste ukrainienne ayant traité des sujets tels que le trafic d’organes ou les mères porteuses. Woman nous présente les témoignages de deux mille femmes issues de cinquante pays différents. Il « répond à l’envie de regarder le monde à travers les yeux d’une femme », « de la petite fille à la grand-mère octogénaire. »
Dès les premières minutes du documentaire, les femmes, bien souvent qualifiées de « sexe faible », ne cessent d’affirmer leur force : « On est forte par notre biologie, parce que chaque mois on saigne, parce qu’on porte des enfants, parce qu’émotionnellement on encaisse beaucoup de choses. » Elles se souviennent de l’apparition de leurs premières règles, vécue par certaines comme un honneur, par d’autres comme une tragédie. La sexualisation du corps des petites filles change le regard que les hommes portent sur elles, et ce regard souvent les terrifie. Une jeune femme relate sa difficulté à accepter l’apparition des seins. Une autre explique qu’elle a longtemps refusé les attributs féminins, cachant et niant son corps, en vue de « rebuter » son père qui abusa d’elle de ses treize à ses dix-huit ans. Mais être une femme, c’est bien plus qu’être féminine. Une Mexicaine championne de triathlon, victime d’abus sexuel dès l’âge de onze ans et du trafic humain en vue d’alimenter le commerce de la prostitution, dit sa douleur toujours présente et la difficulté mais aussi la nécessité de briser le silence parce que « la violence s’épanouit dans le silence, c’est le silence qui rend cette violence possible ». L’inceste, la pédocriminalité et le trafic de la prostitution sont constitutifs de la domination des hommes sur les femmes. En France c’est encore la loi du silence qui l’emporte.
Ainsi que de nombreuses femmes l’expriment dans ce documentaire, la crainte des hommes s’apprend très tôt. Une Française témoigne de la terreur qui s’empare d’elle lorsqu’elle se retrouve face à un homme plus fort qu’elle, qui peut l’agresser, la suivre dans le métro, lui parler comme si elle était une moins que rien. Cette peur de l’espace public, nombre de femmes la connaissent, qui s’efforcent alors de la surmonter. Une Afro-américaine explique comment, dans la rue, elle s’efforce de marcher de façon à ne pas attirer l’attention des hommes, comment elle vérifie toujours le nombre de femmes et d’hommes dans un wagon ou un bus avant d’y monter. Dans l’espace public, la femme garde toujours en tête qu’à tout moment une agression est possible. C’est ainsi que la mère de deux filles déclare : « Une fille, c’est pas comme un garçon, il faut qu’elle soit bien outillée pour passer à travers tout ce qui va lui arriver. » Parce que dans une société patriarcale une femme n’est pas une humaine parmi les humains, tout lui rappelle toujours son corps de femelle, ce corps qui doit être disponible pour l’homme, et notamment l’espace public : affiches publicitaires, vitrines, chansons de supermarchés, harcèlement de rue, regards insistants ou déplacés, etc. Quant à l’homme, il doit prouver à tous ceux qui l’entourent qu’il est bel et bien un homme, un vrai, et c’est dans l’espace public, mais aussi l’espace domestique, qu’il pratique et teste cette domination. L’institution familiale est le lieu où la reproduction sociale du machisme s’apprend et s’intègre. Comme le précise une des interviewées, les mères ont bien trop souvent tendance à élever leurs fils comme des petits rois, à leur enseigner que les femmes sont là pour les servir, tandis que les pères manquent de respect aux mères, les insultent, les brutalisent. La domination masculine ne cesse de rappeler à la femme son rôle de dominée, de soumise, de faible, d’inférieure. C’est l’homme qui décide de ce qu’elle peut faire, dire, porter. La femme doit être disponible sexuellement, disponible à la pénétration parce que c’est encore l’homme qui décide du moment mais aussi de quand et comment elle peut mettre son enfant au monde.
La soumission, la misogynie, la supériorité de l’homme est si bien intégrée qu’elle se transmet de mère en fille, et la violence des mères envers leurs propres filles est terrifiante. Certaines n’hésitent pas à menacer de mort celle qui se rebelle, qui refuse l’excision ou le mariage forcé, allant jusqu’à se réjouir du viol conjugal dont leur fille sera victime parfois jusqu’à la fin de ses jours. Les victimes trouvent parfois une réponse à cette violence auprès d’un homme, ainsi de cette femme qui se souvient de son excision, « de l’odeur de la terre mouillée par le sang, des hurlements des autres petites filles », de la brutalité des femmes indifférentes à ses cris et à sa douleur : « J’ai demandé pourquoi, à la seule personne à qui on pouvait parler sans tabou, à mon oncle, et il m’a dit : parce que tu es une fille. »
Les témoignages d’agressions, sexuelles et physiques, se succèdent : visages de femmes brûlés à l’acide, femme éborgnée à coups de poing, femmes victimes de Daech assistant impuissantes au viol d’une enfant de neuf ans, femmes prises pour cibles des haines ethniques entre Tutsi et Hutu.
Naître avec un sexe femelle, dans la quasi-totalité des sociétés actuelles, c’est subir dès l’enfance toutes les violences et agressions qu’imposent les dominants aux dominés. Si les hommes ont eux-mêmes été mutilés par ces sociétés qui distribuent les qualités humaines selon les sexes, il est dangereux de confondre bourreau et victime. Les choix politiques qui conduisent des pays entiers au génocide sont des choix faits par des hommes ayant perdu toute « sensibilité et tendresse », ces qualités étant considérées comme féminines. Le monde qu’ils imposent aux enfants et aux femmes est agressivité, brutalité, compétition, coups de poings, armes, viols, massacres. Ce monde qui valorise la virilité, la guerre, l’agression ne laisse d’autre choix aux mères que d’apprendre à leurs enfants, afin d’éviter qu’ils ne deviennent enfants-soldats, à se défendre en usant des mêmes armes. Voilà pourquoi une grand-mère pense que ses petites-filles doivent apprendre à frapper sans hésitation.
De nombreuses femmes des Philippines quittent leur pays et leur famille pour travailler en tant que domestiques à l’étranger, en Espagne, par exemple, mais aussi en France. L’une d’entre elles raconte qu’elle ne reçoit des nouvelles de son mari qu’en fin de mois, lorsqu’elle envoie l’intégralité de sa paie à sa famille pour que les enfants ne manquent de rien, et pour combler son absence. Son témoignage est suivi d’une séquence filmée dans une usine de textile sur l’île de Java, où cinq mille femmes confectionnent des pantalons, des chemises, des tee-shirts. Les femmes sont au cœur d’un nouveau prolétariat mondial, et de nombreuses mères célibataires subissent de plein fouet cette précarité, enchaînant les CDD, les boulots mal payés sans parvenir à nourrir correctement leurs enfants. Certaines cumulent périodes de chômage et maladies. Entre 1990 et 2013, l’incidence dans le monde du cancer du sein a progressé de 99 %. C’est avec pudeur que des femmes ayant subi une mastectomie dévoilent leur corps lors d’une séquence de nudité dirigée par Peter Lindberg. L’une d’elles raconte que le cancer lui a permis de prendre soin d’elle, d’oublier un peu les enfants, le travail, le mari. Elle qualifie ces qualités de féminines. Pourtant, les hommes savent prendre soin d’eux, s’inquiéter de leur corps, de leurs émotions et de leurs sentiments ; les boy’s clubs sont là pour les aider à se viriliser, à correspondre au canon masculin de leur société.
Afin de travailler à Wall Street et d’écrire un livre, une des femmes interviewées raconte qu’elle a dû renoncer à son rôle de mère, à la vie en famille, à privilégier des relations longues et à créer des souvenirs avec les proches. Elle exprime des regrets que peu d’hommes osent formuler, et pourtant, la qualité des relations humaines que l’on tisse avec toutes les générations, des petits-enfants aux grands-parents, familiales ou amicales, devrait aussi être une priorité pour les hommes. Une autre femme se félicite d’avoir un salaire plus élevé que tous les hommes de son entreprise. Pour cela, explique-t-elle, il lui aura fallu adopter des comportements qualifiés de masculins, s’imposer et être plus compétitive.
Une autre des interviewées affirme que les femmes sont fortes et qu’elles peuvent prendre leur place plutôt que de la demander. Mais prendre sa place où, et au détriment de qui et de quoi ? Le travail est lui-même une forme de domination, éloignant les gens de leurs proches. Ce travail par lequel l’homme croit devenir un homme est une des plus lourdes et robustes servitudes nous enchaînant à la société patriarcale — qui, quoi qu’en pensent certains, ne s’effondre pas.
Devrons-nous attendre que la maternité soit un travail producteur de marchandises, que la prostitution soit un travail producteur de marchandises, que la pédocriminalité soit un travail producteur de marchandises, pour qu’enfin le travail apparaisse enfin pour ce qu’il est ? Le travail n’est pas l’accomplissement de l’homme mais son avilissement au service d’une marchandisation du vivant, de la terre, des sentiments. Le travail ne rend pas libre, contrairement à ce que prétend ce slogan nazi qui fut inscrit sur les grilles de plusieurs camps de concentration, il transforme même les soins sociaux, médicaux, gériatriques, en objets quantifiables, jetables, gadgétisés. Il est d’ailleurs significatif qu’une femme refusant l’injonction à se marier et à se reproduire compte sur la robotisation du monde pour ne pas mourir seule comme certaines comptent sur la PMA ou la GPA pour avoir un enfant en tant que célibataire ou une fois la carrière accomplie.
L’un des premiers témoignages du film documentaire affirme : « J’adore être une femme. J’ai toujours aimé porter des jolies robes, enfiler les talons hauts de ma mère, utiliser son maquillage en cachette, j’aime la tendresse, la sensibilité. » À sa suite, une transfemme déclare qu’être une femme c’est formidable voilà pourquoi devenir femme « c’est un cadeau que je me suis fait à moi-même ».
Est-ce à dire qu’être femme c’est porter des jolies robes, enfiler des talons hauts, se maquiller, être tendre et sensible comme un joli cadeau à déballer ? Est-ce à dire que tout homme peut devenir femme au moyen du paiement d’une opération chirurgicale ? L’intégration des stéréotypes de genre féminins, selon lesquels la femme doit être tendre et sensible, apprêtée, maquillée, etc., est aussi dangereuse que l’intégration des stéréotypes masculins. Elles imposent une distribution binaire des qualités — et plus particulièrement des qualités émotionnelles — selon les sexes. D’autre part, toute la suite du documentaire, toutes les déclarations ultérieures des femmes interviewées contredisent ces deux idées : être une femme n’est pas un cadeau que l’on peut s’offrir, être une femme, c’est naître avec une vulve et c’est ce qui nous vaut un asservissement et une exploitation spécifiques.
Les femmes peuvent aujourd’hui être boxeuses, soldatesses, parlementaresses, mais ce n’est certainement pas en acceptant ces emplois qu’elles mèneront quelque révolution. Le nombre de domestiques, qui sont très majoritairement des femmes, ne cesse de croître pour que celles qui occupent de tels postes sacrifient, comme les hommes l’ont fait avant elles, la vie concrète au profit d’un prestige social nuisible, éphémère et illusoire. L’absence de contexte historique et culturel, notamment en ce qui concerne le témoignage des femmes Tutsi, Mursi, Yanomami, des victimes de Daech, est regrettable, mais il apparaît clairement qu’il est impossible pour toutes ces femmes de parler d’elles sans parler des hommes, sans se comparer à eux, qu’elles cherchent à prouver qu’il leur est possible de s’intégrer à leur monde. L’une d’elles reconnaît douloureusement qu’elle avait délégué à son mari le regard qu’elle porte sur elle-même et que les autres portent sur elle. Comment être une individue libre quand le regard du mâle, de l’homme, du père, du mari, occupe une telle place dans la construction de soi ?
La « force » que les femmes revendiquent si souvent n’est pas cette capacité à devenir « un homme comme un autre », ni la maternité ou la reproduction, cette dernière ne pouvant se passer de l’hétéronormativité ou d’une technologie masculine autoritaire, ni la résilience. Mais il n’est pas étonnant qu’un documentaire financé par BNP Paribas, Engie, LVMH, Total, pour n’en citer que quelques-uns, ne daigne pas remettre un tant soit peu en question les structures politiques, économiques, idéologiques du patriarcat et du capitalisme, et plus particulièrement son apologie de la force et de la puissance.
La force dont les femmes ont aujourd’hui besoin est celle des petites filles rebelles, celle de tous ceux qui ne veulent pas s’intégrer, qui refusent la violence des institutions, l’illusion de leurs promesses, leurs mythes, leurs récits de gloire et de réussite, et qui ne craignent pas leur « faiblesse ». Parce que c’est peut-être bien l’acceptation de cette faiblesse — la faiblesse de l’homme face aux forces de la vie — qui nous permettra de bâtir un monde plus juste et respectueux de l’ensemble du vivant et de la matière.
Ana Minski
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