Je suis convaincu que la prolifération des jobs à la con, couplée à la bullshitisation croissante des vrais boulots, est le principal vecteur de l’essor des réseaux sociaux. On l’a vu, les conditions d’exercice des jobs à la con varient énormément selon les cas; certains employés sont surveillés sans relâche; d’autres doivent effectuer quelques tâches symboliques, mais à part ça, on leur fiche plus ou moins la paix; la plupart se situent entre ces deux extrêmes. Pourtant, même dans les situations les plus avantageuses, il faut rester sur ses gardes et dépenser un minimum d’énergie pour jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, faire illusion, ne pas paraître trop absorbé, maintenir sa collaboration avec ses collègues dans des limites raisonnables. Tout cela crée un type de disponibilité intellectuelle qui convient davantage aux jeux en ligne, aux chaînes YouTube, aux mèmes et aux polémiques qui fleurissent sur la twittosphère, que, mettons, aux groupes de rock psychédélique, à la poésie sous acide ou au théâtre expérimental né au milieu du XXe siècle, à l’âge d’or de l’État-providence. On assiste donc à un essor de ces formes de culture populaire que les employés de bureau peuvent produire et consommer dans le temps émietté dont ils disposent sur ces lieux de travail où, même quand ils n’ont rien à faire, ils n’ont pas le droit de le reconnaître.
— David Graeber, Bullshit Jobs
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