Par Patrick Armstrong − Le 12 septembre 2020 − Source Strategic Culture
En janvier 2018, j’ai avancé l’hypothèse que le président américain Trump avait compris que la seule façon de «rendre l’Amérique grande à nouveau» était de la débarrasser de la mission impériale qui l’avait coincée dans des guerres perpétuelles. J’ai suggéré que le démêlage de ce «nœud gordien» était difficile, voire impossible, à accomplir de son côté, et qu’il comprenait que ce nœud ne pouvait être tranché que par ses adversaires. J’ai continué avec un autre point de vue en mars 2019. Je reviens maintenant sur mon hypothèse alors que le premier mandat de Trump touche à sa fin.
Bien que nous ne soyons pas plus près de savoir s’il s’agit bien de la stratégie de Trump ou d’une conséquence involontaire de son comportement, il est clair que le «nœud gordien des enchevêtrements impériaux américains» est soumis à de fortes tensions.
Les relations germano-américaines constituent un point d’observation révélateur.
L’administration Trump fait quatre demandes à ses alliés – Huawei, Iran, Nord Stream 2 et les dépenses de défense – et les quatre convergent vers l’Allemagne. L’Allemagne est l’un des plus importants alliés américains ; c’est probablement le deuxième membre le plus important de l’OTAN ; c’est le moteur économique de l’Union européenne. Si elle défiait vraiment Washington sur ces questions, il y aurait des dommages fondamentaux pour l’imperium américain. Et, si George Friedman a raison de dire qu’empêcher une coalition Allemagne-Russie est dans «l’intérêt primordial» des États-Unis, les dommages pourraient être encore plus importants. Et pourtant, c’est ce que nous voyons, sur plusieurs questions, Berlin défie Washington.
Washington est déterminé à éliminer Huawei, la société de télécommunications chinoise, de la course aux réseaux 5G, même si, de l’avis de la plupart des spécialistes, elle est clairement un leader technologique. En mars, on a dit à Berlin que Washington «ne serait pas en mesure de maintenir le partage de renseignements et d’autres informations à leur niveau actuel» si les entreprises chinoises participaient au réseau 5G du pays. Pour le moment, Berlin n’a pas pris de décision, apparemment celle-ci est attendue en septembre. Londres, en revanche, qui avait accepté de laisser entrer Huawei, a annulé sa décision initiale, rapporte-t-on, lorsque Trump a menacé de sanctions sur les renseignements et le commerce. On peut donc imaginer les pressions exercées sur Berlin.
Berlin a été très impliqué dans la négociation de l’accord nucléaire avec Téhéran – le JCPOA – et a été plutôt abasourdi lorsque Washington s’en est retiré. La chancelière allemande Merkel a reconnu que l’Europe ne pouvait pas faire grand-chose à ce sujet maintenant : mais a ajouté qu’elle «doit renforcer [ses capacités] pour l’avenir». Lorsque Washington a imposé à SWIFT de déconnecter l’Iran, bloquant ainsi les transactions interbancaires, Berlin, Paris et Londres ont conçu un système alternatif appelé INSTEX. Mais, malgré de grandes ambitions, il n’a apparemment été utilisé qu’une seule fois – dans une petite transaction de fournitures médicales en mars.
Jusqu’à présent, la résistance de Berlin aux diktats de Washington n’a pas été grande, mais dans le cas du Nord Stream 2, elle a été provocante dès le départ. L’Allemagne achète des hydrocarbures à l’Est depuis un certain temps et il est significatif que, tout au long de la guerre froide, lorsque l’URSS et l’Allemagne étaient ennemies, l’offre n’avait jamais faibli. Et la raison n’est pas difficile à comprendre : Berlin veut de l’énergie et Moscou veut de l’argent ; c’est une dépendance mutuelle. La dépendance peut être exagérée : un article de la BBC a calculé il y a deux ans que l’Allemagne obtenait environ 60% de son gaz de la Russie mais que seulement 20% environ de l’énergie de l’Allemagne provenait du gaz : soit un total de 12%. Mais il est très probable que ces 12% augmenteront à l’avenir et l’offre russe deviendra plus importante pour l’Allemagne. D’un autre côté, bien qu’elle soit satisfaite de la situation, la Russie pourrait abandonner le marché européen, si elle le devait, compte tenu de la demande illimitée de la Chine. Mais, à l’heure actuelle, cela reste un commerce mutuellement avantageux.
Compte tenu des problèmes de transit du gaz à travers l’Ukraine, le premier gazoduc Nord Stream sous la Baltique a été construit et a commencé à fonctionner en 2011. La demande, et le manque de fiabilité de la politique ukrainienne augmentant, un deuxième gazoduc sous-marin, Nord Stream 2, a commencé à être construit. Il était presque terminé lorsque Washington a imposé des sanctions à la société suisse qui posait la canalisation, celle-ci s’est retirée du chantier. Un navire russe de pose de canalisations est intervenu pour terminer les travaux. Pendant ce temps, Washington redouble d’efforts pour forcer l’arrêt de la construction. En apparence, Washington fait valoir des préoccupations en matière de sécurité – évoquant l’argument raisonnable selon lequel, si l’Allemagne parle de la «menace russe», elle achète néanmoins de l’énergie à la Russie : de quoi s’agit-il ? est-ce dangereux ou pas ? Beaucoup de gens, en revanche, pensent que le véritable motif est de contraindre l’Allemagne à acheter du GNL [Gaz naturel liquéfié] aux États-Unis ; ou «freedom gas» comme ils aiment l’appeler. Ce passage mérite d’être médité :
Le GNL est nettement plus cher que le gaz naturel en provenance de Russie et de Norvège, qui sont actuellement les deux principaux exportateurs vers l’Europe. Mais certains pays de l’UE – principalement la Pologne et les États baltes – sont prêts à payer une prime pour diversifier leurs approvisionnements. La Bulgarie, qui dépend actuellement à 100% du gaz russe, a déclaré qu’elle était prête à importer du GNL des États-Unis si le prix était compétitif, suggérant qu’un fonds américain d’un milliard de dollars pourrait être utilisé pour faire baisser le prix. Mais Perry, le ministre US de l’énergie, a rejeté toute suggestion selon laquelle le gouvernement américain interférerait dans les prix, affirmant qu’il appartenait aux entreprises concernées de signer des accords d’exportation et d’importation.
La liberté n’est pas gratuite, comme on dit.
En juillet, le Congrès américain a ajouté au projet de loi sur le financement militaire un amendement élargissant les sanctions liées à Nord Stream 2 pour inclure toute entité qui aide à l’achèvement du pipeline. Ce qui nous amène à la loi intitulée Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act. Ce projet de loi extrêmement ouvert arroge à Washington le droit, d’abord de déclarer tel ou tel pays un «adversaire», ensuite de sanctionner quiconque, ou qui que ce soit, ayant un lien, ou sous traitant, etc. A terme, pratiquement toutes les entités de la planète pourraient faire l’objet de sanctions – sauf, bien sûr, les États-Unis eux-mêmes qui se permettent d’acheter des moteurs de fusée ou du pétrole à la Russie «adversaire». En bref, si vous ne choisissez pas librement d’acheter notre «freedom gas», nous vous y obligerons. La dernière foucade en date du secrétaire d’État américain Pompeo est : «Nous ferons tout notre possible pour nous assurer que ce gazoduc ne menace pas l’Europe» – de nouveau sous le prétexte de la sécurité. Berlin a réaffirmé sa détermination à continuer le chantier du pipeline. Vingt-quatre pays de l’UE ont initié une démarche à Washington pour protester contre cette tentative de sanctions extraterritoriales. L ’«empoisonnement» de Navalny est en mode turbo comme raison opportune pour que Berlin obéisse au diktat de Washington. Jusqu’à présent, Merkel dit que les deux choses ne devraient pas être liées. Mais la pression ne fera qu’augmenter.
Un autre thème souvent évoqué par Trump est que les États-Unis paient pour défendre des pays suffisamment riches pour se défendre eux-mêmes. L’OTAN est convenue, il y a quelques années, que ses membres devraient consacrer 2% de leur budget à la défense. Rares sont ceux qui ont atteint cet objectif et l’Allemagne encore moins, les dépenses de celle-ci en 2019 étaient d’environ 1,2%. L’engagement de le porter à 1,5% d’ici 2024 ne sera probablement pas tenu. Vraisemblablement en conséquence, ou parce qu’il s’imagine punir l’Allemagne pour sa désobéissance. Trump a ordonné le retrait de 12 000 soldats d’Allemagne. Il est significatif que la plupart des Allemands soient assez satisfaits de cette réduction ; environ un quart veut les voir tous disparaître. Ce qui suggère que les Allemands ne sont pas aussi enthousiastes, à propos de leur lien avec les États-Unis, que leurs gouvernements l’ont été et que l’on peut donc supposer qu’un chancelier post-Merkel pourrait être prêt à acter cette indifférence et à couper les liens.
L’Iran est sur la «liste des adversaires» de Washington et Washington est déterminé à briser ce pays. Ayant quitté l’accord JCPOA, Washington essaie maintenant de convaincre les autres signataires d’imposer des sanctions à l’Iran pour avoir prétendument rompu l’accord. Cet oukase s’avère être un autre point de désaccord, Paris, Londres et Berlin ont refusé de se joindre à cet effort en déclarant qu’ils restent attachés à l’accord ; dans l’univers clair-obscur de Pompeo, ils se sont «alignés sur les Ayatollahs». Cet échec en a suivi un autre à l’ONU une semaine plus tôt. Encore une fois, le lien avec les alliés n’est pas rompu mais il s’affaiblit à mesure que le secrétaire d’État américain se rapproche de plus en plus du moment où il accusera les principaux alliés de Washington d’être des «adversaires» en refusant l’obédience.
Et nous pouvons donc voir l’administration Trump trépigner dans la pièce, briser les meubles, et ordonner brusquement à ses alliés de faire ce qu’on leur dit, sinon. On pourrait difficilement trouver un meilleur représentant de ce style arrogant dans l‘aveu de Mike Pompeo : «Nous avons menti, nous avons triché, nous avons volé». Si votre objectif est d’indigner vos alliés au point qu’ils se retirent, c’est idéal. Les revendications de Washington, dépouillées de la rhétorique sur la liberté qui l’accompagne, sont les suivantes : joindre ses sanctions contre la Chine et l’Iran ; acheter son gaz ; acheter ses armes ; sinon, prendre le risque d’être déclaré «adversaire» dans une guerre de sanctions. L’Allemagne est défiante sur Huawei, l’Iran, Nord Stream 2 et les dépenses d’armement. Une grande partie de l’Europe l’est aussi, et l’exemple de Berlin aura beaucoup d’effet d’entraînement sur les autres.
Les demandes catégoriques d’adhésion instantanée au dernier plan de Washington ne sont certainement pas une bonne façon de traiter des alliés. Mais est-ce que cela fait partie d’une stratégie astucieuse pour les amener à trancher eux-mêmes le « nœud gordien » ou simplement une arrogance américaniste dépourvue de politesse ?
Certains y voient une intention :
Pour Trump, je pense qu’il voit Nordstream 2 comme la solution idéale pour sortir de l’impasse sur l’OTAN et libérer l’Allemagne ou amener Merkel à résipiscence. Tom Luongo
S’il est réélu, la réalité est qu’une administration Trump, avec quatre ans de plus, démolira tout l’édifice de l’OTAN. Russia Today
Même The Economist, cet indicateur fiable du niveau moyen de l’opinion conventionnelle, s’interroge :
Mais ce n’est que sous le président Donald Trump que l’Amérique a utilisé ses pouvoirs de manière routinière, et dans toute leur ampleur, en s’engageant dans une guerre financière. Les résultats ont été impressionnants et choquants. Ils ont à leur tour incité d’autres pays à chercher à se libérer de l’hégémonie financière américaine.
Il y a un an, le président français Macron a déclaré que l’Europe ne pouvait plus compter sur la défense américaine. La chancelière allemande Merkel n’était pas d’accord au début, mais alors que les querelles de Berlin avec Washington s’intensifient, elle semble maintenant plus proche de la position de Macron. Juste des mots bien sûr, mais des mots qui évoluent.
Si Trump obtient un deuxième mandat – le meilleur pari pour l’instant, je crois – ces mots peuvent devenir des actes. Au moins un calcul évalue que les sanctions ont coûté plus cher à l’UE qu’à la Russie et bien plus qu’aux États-Unis qui s’en sont soigneusement exemptés. De nombreux Européens doivent finir par comprendre qu’il y a plus de coûts que de gains dans la relation. Ce qui, bien sûr, explique la séquence continue d’histoires anti-russes et anti-chinoises calculées pour les effrayer et les faire revenir dans les rangs. L’administration Trump agit selon l’expression populaire «C’est à prendre ou a laisser» -« My way or the highway ». Les Européens sont certainement assez grands pour partir seuls sur l’autoroute.
Patrick Armstrong
Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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