DERRIÈRE NOS ÉCRANS DE FUMÉE (THE SOCIAL DILEMMA) OU LE LEURRE DE LA CRITIQUE SUPERFICIELLE
Tout système de domination conséquent, cherchant à se parer des oripeaux de la démocratie et de la liberté, comprend l’importance de prodiguer à ses sujets l’impression qu’il existe en son sein des garde-fous, des oppositions et des critiques libres de s’exprimer. Nous vivons en démocratie. La preuve ? Il y a la droite et la gauche, il y a le pluralisme des médias de masse, etc. Bien entendu, cette opposition entre droite et gauche est largement illusoire. Par exemple, personne, dans la majeure partie du spectre politique, ne remet sérieusement en cause l’État, le capitalisme technologique, l’industrialisme. La plupart s’accordent sur l’essentiel, de même que les médias de masse. Cette mise en scène d’une diversité de vues, qu’on cherche même à présenter comme antagonistes, renforce l’inertie du système technocapitaliste. En outre, les critiques superficielles autorisées dans la sphère culturelle grand public participent parfois à la consolidation, à l’amélioration, au perfectionnement de ce système de domination.
Les récentes improbations mass-médiatiques à l’encontre des réseaux sociaux ou des téléphones portables participent certainement de ce perfectionnement du système, loin de le remettre en question. Netflix, par exemple, a financé en ce début d’année 2020 la réalisation d’un documentaire sur les méfaits des réseaux sociaux et des smartphones, récemment paru sur la plate-forme française de l’entreprise, et intitulé Derrière nos écrans de fumée (titre original : The Social Dilemma). Documentaire dont les médias de masse ont à peu près tous fait la promotion (Le Monde, Le Nouvel Obs (« C’est le documentaire dont tout le monde parle, celui qu’il faut avoir vu »), Télérama, Les Inrocks, etc.). L’émission Envoyé Spécial, sur France 2, a également consacré un de ses derniers numéros aux effets des smartphones sur leurs utilisateurs.
L’un et l’autre ont en commun de dénoncer certains problèmes, bien réels, liés à ces technologies, mais ne constituant que la partie émergée du gigantesque iceberg de nuisances qu’elles impliquent — et qu’implique le système sociotechnique mondialisé sur lequel elles reposent, et qui, en retour, repose sur elles.
On y dénonce la manière dont des algorithmes conçus à cette fin utilisent les sentiments et la psychologie des internautes et des possesseurs de smartphones en vue de les rendre accros, et/ou d’altérer, d’une manière ou d’une autre, leur comportement ; on y liste certaines implications sociales de cette terrible addiction, du fonctionnement de ces technologies : déficit de l’attention, déclin des relations sociales réelles, physiques, en chair et en os, troubles du développement du cerveau chez les enfants, dégradation de la santé mentale, manipulations politiques, etc. On s’inquiète pour l’avenir des « démocraties » (qui n’en sont pas, et n’en ont jamais été, ce qui explique le caractère antidémocratique des technologies dont on lamente les effets). Des insiders, ex-employés de Google, Facebook, Instagram, Twitter, etc., s’y repentent partiellement (non sans une certaine fierté d’avoir participé à créer quelque chose d’aussi puissant) de leurs agissements ; accusent quelque « capitalisme de surveillance » ; désapprouvent certaines évolutions présentées comme imprévues ou indésirables des technologies qu’ils ont contribué à concevoir.
Mais toujours, ils prennent soin, malgré tout, d’en faire l’éloge. Toujours ces technologies sont défendues, innocentées. Tim Kendall, ex-directeur de la monétisation de Facebook, soutient par exemple :
« Ces réseaux ont accompli des choses incroyables dans le monde. Ils ont permis de réunir des familles, de trouver des donneurs d’organes […]. Des choses positives ont eu lieu à travers le monde, il ne faut pas l’oublier. »
Tristan Harris, ex-employé de Google, insiste : « ce n’est pas la technologie qui menace directement notre existence, c’est le fait que la technologie est capable de mettre au jour le pire de la société humaine, c’est ce côté obscur en nous tous. » Blâmer la nature humaine, quelle finesse. Il fallait la perspicacité d’un ingénieur de chez Google. Le même ajoute :
« Il ne faut pas se dire, “oh mon dieu, les technologies sont en train de détruire la planète et nos enfants”, non. La chose perturbante dans cette histoire, c’est qu’on vit à la fois une utopie et une dystopie. C’est quand même fabuleux de pouvoir appuyer sur un bouton et trente secondes plus tard d’avoir une voiture qui vous amène où vous voulez. C’est de la magie. C’est incroyable. »
Dans le numéro d’Envoyé Spécial consacré aux dégâts des smartphones, l’expert choisi par Élise Lucet pour, entre autres, relativiser le problème que posent ces technologies, le neurobiologiste Jean-Philippe Lachaux, chercheur en neurosciences cognitives et directeur de recherche CNRS, nous met en garde contre tout excès de radicalisme :
« La solution qui consiste à dire : “on arrête tout, on débranche tout”, ou “le téléphone c’est pas bien”, etc., c’est trop radical. Cet outil c’est un merveilleux outil qui nous sert à plein de choses, non, il faut juste l’utiliser de façon intelligente, et maitriser, à chaque fois que je l’utilise, pourquoi je l’utilise et pour combien de temps. »
Le seul problème, selon nos ex-ingénieurs reconvertis en champions de l’éthique ? Le « business-model » des entreprises. Qu’il faudrait changer. Il faut plus de régulations. Il faut changer notre « façon de concevoir les réseaux sociaux », « changer les réseaux sociaux et leur fonctionnement ». (Pire encore du côté d’Élise Lucet, qui se contente de blâmer les utilisateurs des technologies modernes : il leur faut « reprendre le contrôle » sur lesdites technologies, en se prenant en main eux-mêmes, en acquérant une certaine discipline. Ne nous faudrait-il pas surtout, chère Élise, « reprendre le contrôle » sur les organisations sociales qui nous réduisent au rang de « ressources humaines » ?)
Et afin de changer le « business-model » des « entreprises de la Tech », plusieurs ex-employés des plus célèbres d’entre elles ont, sous l’impulsion de Tristan Harris (ex-employé de Google), formé une ONG, le Center for Humane Technology, ou « Centre pour une technologie humaine », avec pour objectif d’inciter les compagnies à se moraliser, à concevoir des produits plus décents, moins addictifs, plus gentils, moins méchants. Financée par l’Omidyar Network (réseau fondé en 2004 par le fondateur de eBay et milliardaire Pierre Omidyar et son épouse Pam), la Fondation Ford, l’Open Society Foundations du milliardaire George Soros, la Silicon Valley Community Foundation (elle-même financée par divers magnats et firmes de la Silicon Valley, dont Mark Zuckerberg lui-même), et d’autres organismes du même acabit, c’est-à-dire, au moins en partie, financée par les GAFA, dans l’optique de « peser contre les GAFA » (selon la formule d’un journaliste du magazine technologiste Usbek&Rica), autant dire que cette ONG, qui a tout d’une mauvaise blague, s’apprête instamment, selon toute probabilité, à ne rien changer, ou si peu, au désastre socio-écologique en cours.
Cela étant, on comprend parfaitement, bien entendu, que du point de vue des ingénieurs, des neurobiologistes, des présentateurs télé, etc., du point de vue des classes dominantes, des bourgeois, le smartphone (et son monde) soit effectivement génial. L’affirmer avec aplomb est d’autant plus aisé qu’on occulte tranquillement toutes les implications socio-écologiques du système techno-industriel nécessaire à sa production, qu’on ne dit rien des extractions minières, des infrastructures qui constituent le système technologique mondialisé (routes, autoroutes, usines, etc.), de leurs impacts sur les milieux naturels et les populations du monde ; qu’on évite soigneusement « de penser et de qualifier les rapports sociaux qui l’ont rendu possible » (René Riesel, Aveux complets), de discuter des incidences du capitalisme sur la liberté des humains (contraints de vendre leurs temps de vie en échange d’un salaire), des coercitions et des violences physiques sur lesquelles repose l’existence et le fonctionnement de l’État (qui, lui, impose et encadre le système capitaliste), des États modernes, (y compris des faussement « démocratiques »).
Il devrait pourtant être évident que si de tels macro-systèmes sociotechniques se sont mis en place, ont pu être mis en place, c’est en raison de l’absence de démocratie ; c’est parce que les gens n’ont aucun droit de regard, aucun contrôle sur le fonctionnement, au niveau international, de la civilisation industrielle capitaliste mondialisée et, plus localement, sur celui de l’État qui règne sur le territoire où ils se trouvent ; c’est parce que ces gigantesques organisations ne sont pas à taille humaine, ne peuvent pas être gouvernées selon le principe démocratique. En s’inquiétant des effets nuisibles des technologies qu’ils ont développées sur les démocraties, nos ignares surdiplômés de chez Facebook, Apple, etc., confondent la cause et l’effet. C’est parce que les soi-disant « démocraties » n’en sont absolument pas qu’ils ont pu développer des technologies aussi nuisibles. Dans la mythologie de nos insiders de chez Google, Instagram, etc. : « Avant, on se souciait du bien-être des enfants. Quand ils regardaient les dessins animés le samedi matin, ils étaient protégés ». (Tristan Harris) Avant internet, les réseaux sociaux et les smartphones, c’était le bon temps, le temps de la démocratie et du bien-être des enfants.
En réalité, pas du tout. L’exploitation, par certains individus, des sentiments, de la psychologie humaine, en vue de faire d’accumuler des richesses et d’engranger du pouvoir, est sans doute aussi vieille que l’État, que les premières sociétés stratifiées en classes. Le capitalisme ne s’est jamais soucié du bien-être des enfants. D’ailleurs, pour donner, comme image d’un soi-disant souci de leur bien-être, celle d’enfants scotchés devant la télévision un samedi matin, là encore, il fallait toute la sagesse mobilisable par un ingénieur de chez Google. La plupart (sinon toutes) les civilisations (au sens étymologique et historique du terme) ne se sont pas souciées du bien-être des enfants. Celle qui, aujourd’hui, a métastasé sur la planète entière, ne fait pas exception.
Le réseau internet, et toutes les technologies et infrastructures sur lesquelles il repose, au même titre que le smartphone, l’ordinateur, la télévision et toutes les hautes technologies, sont des produits du système technocapitaliste, des technologies autoritaires en ce qu’elles impliquent, de leur conception à leur production en série, une organisation sociale complexe, stratifiée en classes, avec une importante division du travail, y compris à l’échelle internationale (obtention des matières premières obligeant), d’importantes spécialisations (et l’utilisation de machines requérant elles-mêmes toutes ces choses), le tout ne pouvant être agencé qu’au moyen de structures sociales autoritaires (non-démocratiques).
En occultant toute réflexion approfondie, sérieuse, radicale, sur les tenants et aboutissants du système technologique et des macro-systèmes qui le composent, sur les toujours plus nombreuses et envahissantes technologies modernes, le documentaire de Netflix et l’émission d’Élise Lucet servent pleinement la continuation, pour l’essentiel, des dynamiques technocapitalistes, qu’il s’agirait simplement de réformer, ci et là, pour que tout continue d’aller pour le mieux dans le Meilleur des mondes. Cette défense du statu quo, de l’essentiel du système techno-industriel et de ses dynamiques, s’exprime d’ailleurs de manière on ne peut plus flagrante dans la vive condamnation des destructions d’antennes 5G par le documentaire produit par Netflix, lesquelles seraient uniquement l’œuvre de quelques abrutis désorientés par des « fake news » ou quelque « théorie conspirationniste ».
Ceux que les dégâts de ces technologies inquiètent et qui cherchent à comprendre sérieusement de quoi tout cela retourne feraient mieux de lire les enquêtes et les textes que produisent les Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre (PMO) depuis des années (www.piecesetmaindoeuvre.com), de consulter les ouvrages des éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, les analyses des anti-industriels et autres technocritiques qui ne passent pas sur Netflix et ne sont pas célébrés dans les médias de masse (et qui, pourtant, anticipent les désastres technologiques actuels depuis bien avant la naissance des insiders susmentionnés — désormais plus ou moins repentis — de la Tech).
Nicolas Casaux
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