Des multinationales irresponsables

Des multinationales irresponsables

À Cerro de Pasco, au Pérou, l’eau et l’air sont empoisonnés par les métaux lourds. La coupable : une mine géante appartenant à la société Volcán, contrôlée par la multinationale suisse Glencore.

Le coup de sifflet initial a retenti pour le match final. La dernière étape de la campagne de l’« Initiative pour des multinationales responsables » a commencé. Le dimanche 29 novembre le peuple suisse se rendra aux urnes pour voter sur une question sensible qui, selon le résultat, pourrait avoir des répercussions internationales.

Si elle est acceptée, la nouvelle norme constitutionnelle s’appliquera à environ 1’500 grandes entreprises. Les 580’000 petites et moyennes entreprises (PME) suisses de moins de 250 employé-e-s seront exonérées.

Cela permettra de résoudre une question qui, il y a moins de dix ans encore, était taboue dans la vie nationale. Aujourd’hui, elle dépasse les Alpes et est présente dans une grande partie de l’Europe, suscitant un véritable débat social continental.

Loin d’ici, tout est permis

À Cerro de Pasco, au Pérou, l’eau et l’air sont empoisonnés par les métaux lourds. La coupable : une mine géante appartenant à la société Volcán, contrôlée par la multinationale suisse Glencore. 70’000 personnes vivent dans la région. Les conséquences touchent principalement les enfants. De nombreux cas d’anémie, de paralysie et différents types de handicaps sont courants parmi la population enfantine.

A des milliers de kilomètres de là, à Yavatmal, dans le centre de l’Inde, 800 ouvriers agricoles ont été empoisonnés par les pesticides utilisés dans les plantations de coton, en quelques semaines seulement. Le « Polo », l’un des produits chimiques utilisés dont la substance active est le diafenthiuron, provient de Suisse. En 2017, la transnationale Syngenta, sous pavillon suisse, en a exporté 75 tonnes. Bien que sa vente soit interdite en Suisse et dans l’Union européenne, ce pesticide est toujours commercialisé dans de nombreux pays d’Amérique latine (Colombie, Équateur, Pérou, Mexique, Costa Rica…). Syngenta elle-même reconnaît qu’elle est « toxique par inhalation » (https://www.syngenta.com.co/product/crop-protection/insecticida/polo-250-ec).

Un récent reportage de la télévision nationale suisse a révélé le drame de « La Rinconada » à Puno (Pérou), où des milliers de mineurs artisanaux, dans des conditions sanitaires et sociales inhumaines, recherchent de l’or qui sera vendu pour quelques centimes à la raffinerie Metalor, dont le siège se trouve dans le canton suisse de Neuchâtel. Les ONG suisses affirment que 60 à 70 % du commerce international de l’or passe par quatre raffineries suisses, dont Metalor.

L’exploitation des enfants dans les plantations de café guatémaltèques – café destiné à la société Nespresso (propriété de la transnationale suisse Nestlé) – a été documenté dans un rapport de Channel 4 en Angleterre. Le reportage révèle des violations systématiques des droits humains.

Les exemples de violations des droits humains et environnementaux sont nombreux dans la presse nationale et internationale. Les dénégations formelles, les déclarations insipides ou rhétoriques sont la ligne prédominante adoptée par de nombreuses multinationales suisses critiquées.

Obligation universelle

L’Initiative populaire fédérale « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement » (appellation officielle) exige des grandes entreprises suisses et de leurs filiales étrangères – principalement en Amérique latine, en Afrique et en Asie – qu’elles respectent les droits humains et environnementaux, selon les normes qu’elles doivent respecter en Suisse même. En d’autres termes, cette initiative cherche à leur imposer un cadre juridique planétaire, conformément aux canons actuels définis entre autres par les Nations unies (https://initiative-multinationales.ch/).

Si l’initiative est acceptée, l’article 101a de la Constitution fédérale sera modifié, établissant que « La Confédération prend des mesures pour que l’économie respecte davantage les droits de l’homme et l’environnement… La loi règle les obligations des entreprises qui ont leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur établissement principal en Suisse ». L’article énumère ensuite les normes internationales en matière de droits humains et environnementaux, l’obligation de faire preuve d’une « diligence raisonnable » ainsi que d’assumer les dommages que ces entreprises ou leurs filiales engendrent.

La violation des droits humains et des normes internationales en matière d’environnement devrait entraîner des sanctions pour les transnationales contrevenantes. Les promoteurs de l’initiative insistent sur le fait que « lorsqu’une multinationale pollue l’eau potable ou détruit des pans entiers de terres, elle doit être tenue responsable ».

En pratique, si l’initiative populaire était approuvée par le public lors du vote de novembre prochain, les victimes de ces violations, où qu’elles se trouvent dans le monde, seraient légalement en droit de demander réparation, en Suisse même. Les parties lésées – nécessairement avec le soutien d’ONG et d’avocats solidaires – devraient prouver les dommages subis devant les tribunaux suisses. Les multinationales pourraient démontrer qu’elles ont suivi toutes les instructions et effectué tous les contrôles nécessaires. Enfin, un tribunal national devrait juger.



Respecter la législation internationale

L’initiative, officiellement enregistrée le 10 octobre 2016 avec le soutien de 120’000 signatures, a subi d’interminables allers et retours entre l’exécutif national et les deux chambres parlementaires. Elle reprend comme concept essentiel celui de « diligence raisonnable », assumé par le Conseil des droits humains en juin 2011, lorsqu’il a adopté les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». (https://www.ohchr.org/documents/publications/guidingprinciplesbusinesshr_fr.pdf)

La diligence raisonnable met en évidence le devoir des États, la responsabilité des entreprises et l’accès des victimes à la justice pour obtenir réparation des dommages subis. Elle comporte trois volets : l’identification des risques, l’activité en réponse à ces risques et l’information publique et transparente sur ces analyses de risques et les mesures prises pour les éviter.

Dans le cas spécifique des multinationales et de leurs filiales, celles-ci doivent, avant même de commencer à opérer dans un pays donné, procéder à une étude approfondie des violations potentielles des droits humains et environnementaux que leur activité peut entraîner. Elles doivent appliquer cette méthode tout au long de leur activité.

Dans cet exercice, elles doivent tenir compte de la Déclaration universelle des droits humains des Nations unies, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte II des Nations unies), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ainsi que des huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT).

Chances de succès ?

Un sondage réalisé au cours de la deuxième semaine de mai a indiqué que 78% des citoyens voteraient en faveur de l’initiative. Comment expliquer un tel niveau de sympathie pour une question aussi sensible, dans ce pays qui compte la plus forte concentration de multinationales par habitant ? Et ceci malgré la contre-campagne intense et ingénieuse, promue essentiellement par Economie Suisse ?

Les clés d’interprétation sont diverses. La première est le travail intense de sensibilisation et d’information que d’importants acteurs de la société civile ont réalisé sur cette question depuis des années. Ce processus, commencé fin 2011 avec le lancement de la pétition populaire « Droit sans frontières », a été un premier grand succès d’étape. Elle a récolté plus de 135’000 signatures en seulement sept mois et a soulevé la nécessité de réglementer la présence des multinationales helvétiques partout dans le monde.

En outre, 114 organisations des domaines de la coopération, des droits humains, du féminisme, de l’environnement, des églises, des syndicats, des coopératives ou encore des unions d’actionnaires soutiennent désormais l’initiative populaire. L’éventail va d’Amnesty International Suisse à Alliance Sud – qui regroupe les six ONG de coopération au développement les plus connues – en passant par UNITERRE (branche locale de Via Campesina) et le WWF, ainsi que les syndicats UNIA (le plus important), SYNDICOM (communication), Travail suisse (chrétien-social), SYNA et l’Union syndicale suisse, principale confédération nationale de travailleurs.

Près d’un demi-millier de comités locaux fonctionnent dans tout le pays. Parmi eux, plus de 20 à Zurich, une douzaine dans la capitale Berne, sept à Genève et cinq à Lausanne. Ces comités ont assuré une présence active même pendant la période de pandémie, avec un travail constant de sensibilisation, de stands de présentation, de discussions publiques, y compris virtuellement. A partir de fin août, ils lanceront le sprint final du travail politique.

La diversité des entités engagées est une autre spécificité de cette initiative. Outre les partis socialistes, verts et de la gauche extraparlementaire, qui ont soutenu la proposition dès le début, un comité de soutien bourgeois a été mis en place, réunissant quelque 160 personnalités politiques du centre et de la droite, un groupe de représentants religieux en faveur de la justice et de l’éthique des affaires, ainsi qu’un grand groupe de l’« Économie pour un commerce responsable ».

Des personnalités de premier plan soutiennent également la proposition. Parmi eux figurent les anciennes conseillères fédérales Ruth Dreifuss et Micheline Calmy-Rey, l’ancien président de la Croix-Rouge internationale Cornelio Sommaruga, le prix Nobel de chimie 2017 Jacques Dubochet ainsi que le prix Nobel de physique 2019 Michel Mayor. Les coprésidents du comité d’initiative sont un ancien sénateur national progressiste du Parti libéral radical (droit des affaires) Dick Marty et la professeure de droit Monika Roth.

Une réalité européenne

Si l’initiative aboutit le 29 novembre, elle impliquera une modification de la Constitution. Cela nécessite la double majorité du peuple et des cantons, ce qui rend ce type de consultation populaire plus complexe. Une victoire en Suisse (avec 21 multinationales dans le top 1000) renforcerait un débat plus global qui existe déjà dans plusieurs pays européens.

En 2017, la France, qui compte 40 des 1000 premières multinationales, a adopté une « loi de vigilance » qui intègre la responsabilité civile des multinationales qui violent les droits humains. Cette loi, l’une des plus ouvertes du secteur, est le résultat d’une intense mobilisation des syndicats et des acteurs sociaux, après la catastrophe de Frog Square, en avril 2013 à Dakha, capitale du Bangladesh. En raison de l’irresponsabilité des entreprises, l’effondrement d’un bâtiment de neuf étages qui abritait une méga-industrie textile avait coûté la vie à 1’138 personnes et en a blessé au moins 2’000.

Au Royaume-Uni (39 entreprises dans le top 1000), la responsabilité de ces grandes entreprises au niveau des droits essentiels a été reconnue en 2012. Même la Cour suprême a approuvé en 2019 une action en justice contre le groupe minier Vedanta pour ses actions en Zambie. Tout comme en Allemagne (35 dans le top 1000), une loi de régulation encourage la discussion parlementaire.

En Hollande (17 dans le top 1000), une loi a été adoptée pour punir le travail des enfants. Une extension de cette loi à la violation de tous les droits humains est à l’étude. Les Pays-Bas reconnaissent diverses formes de responsabilité civile des multinationales. En 2019, un tribunal a approuvé le procès contre Shell pour ses actions anti-écologiques au Nigeria.

Une commission de l’Union européenne (regroupant 235 des 1000 premières multinationales) étudie la question. Toutefois, si le Parlement européen est favorable à l’amélioration de l’accès des victimes à une indemnisation, il définit la responsabilité civile comme une compétence de chaque État membre.

Les multinationales, dont l’essence et le but ne sont que le profit, peuvent-elles être tenues responsables ? Au-delà des changements réels qu’une proposition de cette nature peut apporter, le débat et la prise de conscience qu’elle suscite ont déjà des impacts positifs. Exiger une bonne conduite des transnationales (est-ce une philosophie, une perspective réformiste d’une société fortement consumériste ?) vise, en somme, à démasquer l’un des rouages du système hégémonique mondial actuel.

Sergio Ferrari Journaliste RP/periodista RP


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