Nous vous proposons, ci-après, trois traductions de textes portant sur le rôle de Gandhi et de sa non-violence dans l’Indépendance de l’Inde. Pour commencer, un premier texte écrit par l’auteur et journaliste indien Anuj Dhar, initialement publié, en anglais, le 14 avril 2016, sur le site d’opinion DailyO :
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Netaji, et non Gandhi, a fait fuir les Britanniques. Ambedkar aurait été d’accord
Les dirigeants coloniaux ont eu la sagesse de comprendre ce qui se jouait après avoir organisé le procès des hommes de l’INA au Fort Rouge.
Il était étrange que l’establishment indien donne le coup d’envoi des célébrations nationales du 125e anniversaire de la naissance de Babasaheb Bhimrao Ramji Ambedkar. La perspective d’Ambedkar sur la manière dont l’Inde a obtenu son indépendance contredit pleinement la sienne.
L’histoire officielle de la fin du régime colonial, en 1947, a été résumée de manière succincte dans une chanson de Bollywood datant de 1954, qui demeure encore aujourd’hui un mégasuccès.
L’idée selon laquelle l’indépendance aurait été obtenue uniquement ou principalement grâce au mouvement de non-violence dirigé par le Mahatma Gandhi est en confrontation directe avec la perspective argumentée d’Ambedkar.
Si vous pensez qu’affirmer cela revient à déformer un propos d’Ambedkar, écoutez vous-mêmes ce qu’il avait à en dire, ses paroles sont sans ambiguïté — claires et nettes. Impossible de mal interpréter ou de distordre son discours. Nul besoin de faire appel à quelque historien vulgarisateur pour nous le faire comprendre. Ambedkar s’est chargé lui-même de l’explication. La BBC a eu la gentillesse de l’enregistrer pour la postérité.
Pour les innombrables personnes dont le cerveau a été lavé et délavé par le narratif officiel au service des présentes réalités politiques, les paroles d’Ambedkar seront choquantes. Soyez attentifs à chacune d’elles.
« Je ne sais pas pourquoi M. Attlee a soudainement accepté de donner son indépendance à l’Inde », s’interroge Ambedkar lors d’une interview avec le journaliste britannique Francis Watson en février 1955.
L’homme auquel Ambedkar fait référence, le premier ministre britannique de l’époque, est l’homme qui a octroyé à l’Inde son indépendance. Sir Clement Attlee était donc le mieux placé pour savoir pourquoi le Royaume-Uni agissait ainsi. « C’est un secret qu’il dévoilera dans son autobiographie. Personne ne s’attendait à ce qu’il le fasse », poursuit Ambedkar avec une pointe d’étonnement.
Deux mois, à peine, après la mort d’Ambedkar, en août 1956, Attlee divulgua ce secret lors d’une conversation privée avec le gouverneur du Bengale occidental, le juge en chef de la Haute Cour de Calcutta, à l’époque. Cette révélation est désormais un secret de Polichinelle, que le gouvernement indien répugne à reconnaître pour des raisons politiques et diplomatiques, ayant utilisé toutes ses ressources, au cours des décennies, à construire la marque Gandhi, à vendre le miracle de l’ahimsa.
Deux décennies après qu’Attlee se soit débarrassé de ce secret, le juge P..B Chakravorty rassembla son courage afin de rendre publics les détails de ce dîner-débat mouvementé, dans la vaste résidence du gouverneur à Calcutta.
« Je lui posais [à Attlee] directement la question suivante : puisque le mouvement “Quittez l’Inde” (Quit India) de Gandhi avait pris fin il y a déjà quelques années et qu’en 1947 aucune contrainte spéciale ne nécessitait ou n’imposait un départ précipité des Britanniques, pourquoi avait-il été décidé de donner son indépendance à l’Inde à ce moment-là ?
Dans sa réponse, Attlee cita plusieurs raisons, et notamment l’érosion, au sein du personnel de l’armée et de la marine indiennes, de la loyauté envers la Couronne britannique, découlant des activités militaires de Netaji [Subhash Chandra Bose].
Vers la fin de notre discussion, je lui demandais quelle était l’importance de l’influence de Gandhi sur la décision britannique de quitter l’Inde. Les lèvres d’Attlee se mirent alors à afficher un sourire sarcastique tandis qu’il épelait lentement le mot “m‑i-n-i-m-a-l‑e !”[1] »
On pourrait croire qu’il s’agit d’une exagération rhétorique de la part d’un Bengali, mais Ambedkar n’aurait pas été surpris par l’aveu d’Attlee. Il avait confié à Watson, en février 1955, « son propre point de vue » sur ce qui avait poussé Attlee à prendre cette décision capitale de libérer l’Inde, après la victoire de la Grande-Bretagne lors de la Seconde Guerre mondiale.
Selon les mots d’Ambedkar :
« L’armée nationale organisée par Subhas Chandra Bose. Les Britanniques dirigeaient le pays avec la ferme conviction que quoi qu’il puisse arriver ou quoi que fassent les politiciens, la loyauté des soldats ne changerait jamais. Il s’agissait d’un des piliers sur lesquels ils s’appuyaient pour diriger l’administration. Mais cette idée a été complètement démentie. Ils ont découvert que les soldats pouvaient être amenés à former un parti — un bataillon pour faire tomber les Britanniques. Je pense que les Britanniques étaient arrivés à la conclusion que s’ils devaient continuer gouverner l’Inde, ils devraient recourir à l’armée britannique. »
Écoutez-le vous-même.
Depuis qu’Ambedkar a dit cela, en 1956, un certain nombre de documents et de témoignages — dont certains sont liés aux hauts fonctionnaires de l’ère du Raj — ont été publiés qui avalisent sa thèse.
Le fait est que l’assaut militaire « ratée » de l’Armée nationale indienne (INA) et les procès du Fort Rouge de 1945–1946 eurent plus d’influence sur la décision britannique de quitter l’Inde que le « pacifique » mouvement Quit India (« Quittez l’Inde »). Les dirigeants coloniaux eurent la sagesse de comprendre ce qui se jouait après avoir organisé le procès des hommes de l’INA au Fort Rouge.
Le maréchal Archibald Wavell, alors vice-roi des Indes, reçut une lettre du chef des Provinces Unies en novembre 1945. On y lisait que « des tracts auraient été trouvés dans un hôtel, stipulant que si un soldat de l’INA était tué, les Britanniques seraient assassinés. Il s’agit peut-être d’une simple anecdote, mais celle-ci illustre bien le sens du vent. »
Pour comprendre l’importance de ces mots à l’époque, il faut les lire dans le contexte de la tactique gandhienne courante qui consiste à tendre la joue gauche après que l’autre ait été enfoncée jusqu’à l’oreille.
Le directeur du Bureau des renseignements, Sir Norman Smith, nota dans un rapport secret de novembre 1945, déclassifié dans les années 1970, que : « La situation, avec l’armée nationale indienne, est préoccupante. Rarement une affaire a suscité autant d’intérêt et, on peut le dire, de sympathie de la part de l’opinion publique indienne […]. La menace que pose l’armée indienne, pour notre sécurité, est une menace qu’il serait imprudent d’ignorer. »
Le procès des hommes de Bose stimula la ferveur nationaliste au point que, pour une fois, la division communale entre les hindous et les musulmans fut mise de côté.
Le 17 février 1946, dans le New York Times, on pouvait lire le texte suivant :
« En dépit de la lutte sans merci entre les deux factions la semaine dernière, pour la première fois depuis 1921, les musulmans et les hindous ont organisé ensemble des manifestations de rue et des émeutes contre les Britanniques à Calcutta, Bombay et New Delhi. L’agent catalyseur, dans cette affaire, était l’Armée nationale indienne, dirigée par un collaborateur japonais nommé Subhas Chandra Bose… »
D’ailleurs, le 12 février 1946, le commandant en chef de l’armée britannique en Inde, Sir Claude Auchinleck, fut contraint d’expliquer à ses supérieurs, dans une lettre « strictement personnelle et secrète », les raisons pour lesquelles les Britanniques se devaient de laisser les « criminels de guerre » et les « traîtres » de l’INA s’en tirer à bon compte :
« Ayant examiné toutes les preuves et évalué au mieux la tendance générale de l’opinion publique indienne et le sentiment de l’armée indienne, il me paraît évident qu’en proclamant la peine d’emprisonnement uniquement sur la base de l’accusation de “guerre contre le roi”, nous aurions eu des résultats désastreux. Cela aurait probablement précipité une flambée de violence dans tout le pays et créé une désaffection active et généralisée dans l’armée, en particulier parmi les officiers indiens et les soldats les plus instruits. »
L’historien britannique Michael Edwardes rapporta tout cela lucidement en 1964. Dans son livre The Last Years of British India (« Les dernières années de l’Inde britannique »), il écrit : « Le gouvernement de l’Inde s’est lentement rendu compte que l’épine dorsale de la domination britannique, l’armée britannique en Inde, n’était peut-être plus digne de confiance. Le fantôme de Subhas Bose, comme le père de Hamlet, déambulait sur les remparts du Fort Rouge (où les soldats de l’INA étaient jugés), et sa silhouette soudainement amplifiée influença la conférence qui devait mener à l’Indépendance. »
Quelque 30 ans après l’indépendance, le lieutenant général SK Sinha rapporta une autre histoire interne dans un article d’opinion. Je crois savoir qu’il reste fidèle à son point de vue. En tant que jeune capitaine, aux côtés du lieutenant-colonel Sam Manekshaw et du major Yahya Khan, le futur gouverneur de l’Assam et du Jammu-et-Cachemire était le seul autochtone affecté à la direction des opérations militaires britanniques qui, en 1946, était à peu près exclusive.
« L’impact réel de l’INA s’est fait sentir davantage après la guerre que pendant la guerre », convient Sinha, ajoutant : « Il y avait une sympathie considérable pour l’INA au sein de l’armée […]. Je suis convaincu que bien plus de 90 % des officiers de l’époque éprouvait une telle sympathie. »
« En 1946, je suis tombé accidentellement sur un document très intéressant […] rédigé par le directeur du renseignement militaire. Il s’agissait d’un document classé “Top Secret. À ne pas transmettre aux Indiens” […] Le document faisait référence à l’INA, aux mutineries de Bombay et de Jabalpur et aussi à l’effet “négatif” des défaites humiliantes infligées par les Japonais aux nations blanches, au début de la guerre, sur les officiers et les hommes indiens. Sa conclusion était que l’on ne pouvait plus considérer l’armée indienne comme un loyal instrument de préservation de la domination britannique en Inde. »
C’est une chose, mais ne serait-ce pas occulter un aspect essentiel du sujet ? N’est-il pas également vrai que ce sont les dirigeants du Congrès qui ont stimulé la ferveur nationaliste en faveur de l’INA ?
Tandis qu’il défendait le rejet arbitraire (que je considère comme un péché) par le gouvernement du Congrès du rapport de la Commission Mukherjee sur le sort de Bose en 2006, Shivraj Patil, alors ministre de l’Intérieur de l’Union, affirma au Parlement que l’ancien Premier ministre Jawaharlal Nehru avait « revêtu le manteau et la robe noirs et s’était rendu au Fort Rouge pour défendre » les hommes de l’INA.
Malheureusement pour Patil, son ministère ne l’avait pas tenu au courant des faits.
Grâce à des documents déclassifiés par le gouvernement britannique dans les années 1970, nous savons maintenant les raisons pour lesquelles les dirigeants du Congrès, qui désavouaient pourtant la violence, soutinrent l’INA de Netaji.
Il y a, par exemple, ce rapport secret accablant que le Brigadier TW Boyace des renseignements militaires envoya au Secrétaire d’État à l’Inde, à Londres, le 23 octobre 1945. Pour comprendre le plan du Congrès, les services de renseignements militaires avaient utilisé une de leurs taupes.
Le capitaine Hari Badhwar avait d’abord rejoint l’INA, puis changé de camp, et enfin avait témoigné contre les hommes de l’INA lors des procès du Fort Rouge. Fournissant des informations à Asaf Ali, un membre important de la commission de travail du Congrès, le capitaine Badhwar indiqua qu’avant de prendre position sur la question de l’INA, le haut commandement du Congrès avait envoyé Ali en mission d’évaluation de l’opinion publique.
Ali voyagea à travers l’Inde et découvrit que les gens soutenaient massivement l’INA. « Ce sentiment enflammé força le Congrès à prendre position comme il le fit », rapporta Badhwar à son supérieur. Dans ses entretiens libres avec Badhwar, Ali nota que « les dirigeants du Congrès avaient réalisé que ceux qui avaient rejoint l’INA étaient loin d’être innocents », c’est pourquoi Nehru s’est toujours efforcé de les qualifier « d’hommes malavisés », même dans ses discours publics. Ali était convaincu qu’au fur et à mesure que le Congrès prendrait le pouvoir, il « n’hésiterait pas à évincer tous les hommes de l’INA des services gouvernementaux ».
Badhwar, qui aurait mené une vie confortable dans l’Inde libre en tant que général, demanda alors à Ali pourquoi le Congrès ne pouvait pas « révoquer son soutien de l’INA » étant donné qu’ils connaissaient « les faits réels ». Ali lui répondit qu’ils « n’osent pas adopter cette position parce qu’elle leur ferait perdre beaucoup de terrain dans le pays ».
Le commentaire de Boyace, à l’attention du secrétaire d’État, était le suivant : « En d’autres termes, la politique actuelle (le soutien de l’INA par le Congrès) est une politique d’opportunisme politique ».
Anuj Dhar
Le second texte que nous vous proposons est un extrait du livre Modernization of Islam and the Creation of a Multipolar World Order (« La modernisation de l’Islam et la création d’un ordre mondiale multipolaire »), publié en 2008 par l’auteur indien Susmit Kumar. La version originale, en anglais, se trouve sur le site de l’auteur.
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C’est à Hitler, et non à Gandhi, qu’il faut attribuer l’indépendance de l’Inde en 1947
La Seconde Guerre mondiale eut un effet profond sur les puissances coloniales, notamment en ce qu’elle détruisit leurs économies.
Bien qu’Hitler ait commis des crimes contre l’humanité, c’est à lui — plutôt qu’à Gandhi — qu’il faut attribuer l’indépendance de l’Inde obtenue immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Hitler anéantit les économies de la Grande-Bretagne et de la France, au point qu’elles n’étaient plus en mesure de continuer de financer leurs forces militaires, et se trouvèrent donc incapables de contenir les mouvements de libération qui florissaient dans leurs colonies.
Il convient de noter que la Grande-Bretagne était dans un tel état qu’elle reçut environ un quart de l’aide totale accordée dans le cadre du plan Marshall. Indépendamment de Gandhi ou de tout autre leader charismatique, la Grande-Bretagne aurait quitté l’Inde en 1947 pour des raisons purement financières, en raison de l’effondrement total de son économie.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne quittera non seulement l’Inde, mais aussi presque toutes ses autres possessions, y compris la Jordanie en 1946, la Palestine en 1947, le Sri Lanka en 1948, le Myanmar en 1948, l’Égypte en 1952 et la Malaisie en 1957. Pour la même raison, la France dut également accorder l’indépendance au Laos en 1949 et au Cambodge en 1953, et quittera le Vietnam en 1954 ; les Pays-Bas renoncèrent également à la plupart de leurs colonies appelées Indes orientales néerlandaises, principalement l’Indonésie en 1949. Sans Hitler et la Seconde Guerre mondiale, il aurait très probablement fallu encore 30 ans, ou plus, pour que l’Inde et d’autres colonies obtiennent leur indépendance.
La Seconde Guerre mondiale eut donc pour effet d’accélérer grandement l’indépendance politique de l’Inde. La Mission Cripps, qui prit place en Inde en 1942 et qui fit beaucoup parler d’elle, était essentiellement un stratagème politique approuvé par Churchill afin de gagner du temps, et tenter d’apaiser les sentiments anticolonialistes aux États-Unis[2].
Les historiens britanniques P.J. Cain et A.G. Hopkins décrivent ainsi la situation désespérée des Britanniques en Inde :
« À la fin de la guerre, on observait une perte de sens au centre même du système impérial. Les administrateurs qui dirigeaient le Raj n’avaient plus le cœur à imaginer de nouvelles initiatives contre vents et marées, notamment parce qu’après 1939, la majorité des fonctionnaires en Inde étaient eux-mêmes indiens. En 1945, le nouveau vice-roi, Wavell, déplora : “la faiblesse et la lassitude de l’instrument dont nous disposons encore sous la forme de l’élément britannique dans le service civil indien”. La ville était favorable aux opposants au Raj ; la campagne échappait à tout contrôle. Le mécontentement général de l’armée fut suivi en 1946 par une mutinerie dans la marine. C’est alors que Wavell, le malheureux messager, rapporta à Londres que l’Inde était devenue ingouvernable [ce qui conduisit finalement à l’indépendance de l’Inde][3]. »
On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. L’un des plus grands mythes, concernant l’Inde, propagé pour la première fois par le Parti du Congrès indien en 1947 lors du transfert de pouvoir des Britanniques, puis par les historiens de la Cour, soutient qu’elle obtint son indépendance grâce au mouvement de non-violence initié par le Mahatma Gandhi. Il s’agit d’une des plus importantes inexactitudes de l’histoire indienne, car s’il n’y avait eu ni Hitler ni la Seconde Guerre mondiale, le mouvement de Gandhi se serait lentement éteint, et l’Inde n’aurait obtenu son indépendance que plusieurs décennies plus tard. Gandhi aurait disparu depuis longtemps, et serait entré dans l’histoire comme un des grands combattants indiens du passé ayant œuvré pour la libération, aux côtés de Bal Gangadhar Tilak, Lala Lajpat Rai, Motilal Nehru, Dada BhaiNaoroji et C.R. Das. Son mouvement non-violent n’aurait jamais bénéficié de l’incroyable notoriété dont il jouit aujourd’hui.
L’indépendance politique de l’Inde n’a pas été obtenue par le Mahatma Gandhi, mais plutôt par Hitler, qui mit l’Empire britannique en faillite. En réalité, la popularité de Gandhi auprès des masses avait déjà considérablement diminué dans les années 1930. Peut-être en partie parce que le Mahatma n’avait, au bout du compte, aucune idée de la manière de parvenir à l’indépendance de l’Inde.
Lors de la session du Congrès de Madras en 1927, lorsque le Pandit Jawaharlal Nehru et Subhas Chandra Bose, deux autres leaders du mouvement de libération, parvinrent à faire adopter une résolution déclarant l’indépendance complète de l’Inde, Gandhi s’y opposa. Il en résultat que — dans l’unique but de satisfaire le Mahatma — la résolution de Madras fut amendée l’année suivante (lors de la session du Congrès de Calcutta en 1928), afin de ne viser qu’un statut de dominion sous contrôle britannique.
Subhas Chandra Bose était un génie doté d’un impressionnant dossier académique. Après seulement six mois de préparation, il arriva quatrième au prestigieux examen de l’Indian Civil Services (ICS) qui, à l’époque, était organisé à intervalles réguliers en Grande-Bretagne.
Dans son livre The Indian Struggle (« La lutte indienne »), Bose décrit sa première rencontre avec Gandhi, en 1921 :
« Je commençais à enchainer les questions […]. Sa réponse à ma première question me satisfaisait […]. Sa réponse à ma deuxième question était décevante et sa réponse à ma troisième n’était pas meilleure […].Je percevais clairement […] un manque de clarté déplorable dans le plan que le Mahatma avait formulé, et que lui-même n’avait aucune idée précise des étapes successives de la campagne qui amènerait l’Inde à sa libération[4]. »
Bose fut élu à l’unanimité président du Parti du Congrès en 1938. L’année suivante, il décida avec le parti de lancer un mouvement de désobéissance civile à l’échelle nationale, en donnant aux Britanniques un préavis de six mois. Avec cet objectif en tête, il tenta de se présenter pour être réélu président du Parti. Cette décision était tout à fait conforme au règlement (juste avant son mandat, Nehru avait également été président du Parti du Congrès pendant deux mandats). Gandhi, cependant, s’y opposa. Il apporta tout son soutien à Sitaramayya, un autre haut dirigeant du Congrès. Malgré cela, Bose l’emporta. Gandhi déclara publiquement que la défaite de Sitaramayya était sa propre défaite. Il manipula ensuite ses partisans lors des réunions du comité exécutif qui s’ensuivirent, de manière à contraindre Bose à démissionner.
Aurobindo Ghose, célèbre combattant de la liberté devenu méditant, déclara à ce sujet :
« Le Congrès, au stade actuel — qu’est-ce sinon une organisation fasciste ? Gandhi est dictateur comme Staline, je ne dirai pas comme Hitler : ce que Gandhi dit, ils l’acceptent et même la Commission de travail le suit ; ensuite, cela va à la Commission du Congrès qui l’approuve, et ensuite au Congrès. Il n’y a aucune possibilité de divergence d’opinion, sauf pour les socialistes qui y sont autorisés à condition que ce ne soit pas bien sérieux. Les résolutions qu’ils adoptent sont obligatoires pour toutes les provinces, qu’elles leur conviennent ou non. Il n’y a pas de place pour une opinion indépendante. Tout est fixé d’avance et le peuple n’a le droit que de discuter de faits accomplis — comme au Parlement de Staline[5]. »
Finalement, Gandhi et le Parti du Congrès optèrent pour un mouvement Quit India (« Quittez l’Inde ») contre les Britanniques en 1942. Le Mahatma répandit le slogan « Do or Die » (« Faire ou mourir »), que Subhas avait déjà proposé en 1938. Le gouvernement britannique arrêta tous les principaux dirigeants du Parti du Congrès, les gardant incarcérés jusqu’en 1945. Des violences sporadiques à petite échelle prirent place dans tout le pays, mais s’éteignirent en quelques mois en raison d’une faible coordination et de l’absence d’un programme d’action précis.
Il est intéressant de noter que le Mouvement de 1974–1975 dit : Mouvement de la révolution totale (ou JP du nom de son dirigeant socialiste gandhien Jai Prakash Narayan) contre la mauvaise gouvernance et la corruption d’Indira Gandhi, (des dizaines de millions de personnes prirent part à ce mouvement dans tout le nord de l’Inde) connut le même sort que le mouvement Quit India de 42 : Indira Ghandi imposa l’état d’urgence en 1975 et arrêta tous les principaux dirigeants du mouvement. Ainsi, comme le mouvement Quit India, le Mouvement JP disparut.
Lorsque le Japon se rendit, les Britanniques accusèrent 20 000 hommes de l’INA ((Indian National Army) de trahison. Ils décidèrent d’organiser un procès public au Fort Rouge (Red Fort) de Delhi. Les trois premiers officiers de Bose à être jugés étaient un hindou, un musulman et un sikh. Cela eut pour effet immédiat d’unir les Indiens des trois religions contre les Britanniques. Alors que la Muslim League luttait à l’époque contre le Parti du Congrès et réclamait un État séparé pour les musulmans, elle rejoignit le Congrès sur cette question, au sein d’un mouvement désormais national contre le procès des officiers de l’INA. La plupart des cadres de l’armée de Bose étaient musulmans.
Ainsi, bien que l’Armée nationale indienne (Indian National Army, INA) de Bose — dont les cadres étaient issus des prisonniers de guerre indiens dans les camps japonais ayant combattu aux côtés des forces japonaises sur le front oriental de l’Inde, vers la fin de la guerre —échoua dans sa mission ultime, elle triompha indirectement, dans le sens où elle eut une influence sur l’indépendance de l’Inde.
Les 21 et 23 novembre 1945, des manifestations massives eurent lieu à Calcutta (Kolkata). Parmi les participants figuraient des membres du Parti du Congrès, du Parti Communiste et de la Ligue Musulmane. La police tira sur plus de 200 personnes, dont 33 moururent. Les Britanniques décidèrent alors de ne juger que les hommes de l’INA accusés d’avoir commis des meurtres ou des brutalités contre d’autres prisonniers de guerre.
Calcutta s’embrasa littéralement lorsque, en février 1946, Abdul Rashid Khan (un musulman) de l’INA fut condamné à sept ans de prison ferme pour meurtre. La protestation débuta pacifiquement, par une marche des étudiants de la Ligue Musulmane, mais ensuite, des étudiants du Parti du Congrès et du Parti Communiste se joignirent à eux par solidarité. La police et l’armée furent appelées à réprimer ce qui fut qualifié de « quasi révolution ». Cette fois, près de 400 personnes furent blessées par balle, et près de 100 tuées.
La discrimination raciale sévissait dans la Marine royale indienne et le procès de Khan fournit à des milliers d’Indiens une occasion de se mutiner. À partir du point d’éruption initial à Bombay, la révolte s’étendit et trouva du soutien à travers toute l’Inde britannique, de Karachi à Calcutta, et finit par impliquer 78 navires, 20 établissements terrestres et 20 000 marins. En raison de cette mutinerie navale, la Grande-Bretagne décida précipitamment de quitter l’Inde, craignant que la mutinerie ne s’étende à l’armée et à la police, et que des Britanniques ne soient alors massacrés dans tout le pays. Ainsi la Grande-Bretagne organisa-t-elle à la hâte un transfert du pouvoir.
Les raisons de l’indépendance de l’Inde sont bien résumées par l’historien indien très apprécié Ramesh Chandra Majumdar :
« L’affirmation selon laquelle le mouvement de désobéissance civile conduisit directement à l’indépendance n’est cependant pas fondée. Les campagnes de Gandhi […] se terminèrent misérablement environ quatorze ans avant que l’Inde n’obtienne son indépendance. […] Pendant la Première Guerre mondiale, les révolutionnaires indiens cherchèrent à profiter de l’aide allemande sous forme de matériel de guerre en vue de libérer le pays par la révolte armée. Cette tentative échoua. Durant la Seconde Guerre mondiale, Subhas Bose suivit la même méthode et créa l’INA. Malgré une planification brillante et un succès initial, les violentes campagnes de Subhas Bose échouèrent. […]
La bataille pour la libération de l’Inde du joug de la Grande-Bretagne se jouait également, bien qu’indirectement, en Europe et en Asie au travers du conflit dans lequel le Royaume-Uni combattait Hitler et le Japon. Aucun de ces conflits ne remporta de succès direct, mais il est assez largement admis que c’est l’effet cumulatif de ces trois affrontements qui permit à l’Inde d’obtenir son indépendance. Les révélations lors du procès de l’INA, en particulier, et la réaction qu’il suscita en Inde, firent comprendre aux Britanniques, déjà éreintés par la guerre, qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer sur la loyauté des sepoys [soldats indiens de bas rang, sous commandement britannique] pour conserver leur autorité en Inde. Cela eut probablement l’influence la plus décisive sur leur décision finale de quitter l’Inde[6] »
Sans les sepoys loyaux (soldats indiens de bas rang), le Royaume-Uni ne pouvait contrôler l’Inde. Il lui était impossible d’y faire venir suffisamment de britanniques pour réprimer tout mouvement nationaliste.
On rappellera que la Grande-Bretagne parvint à réprimer la rébellion indienne de 1857, également appelée Première Guerre d’Indépendance de l’Inde, grâce principalement au soutien des sikhs et des pathans. Les grands États princiers d’Hyderabad, de Mysore, de Travancore et du Cachemire, ainsi que les plus petits du Rajputana, ne se joignirent pas à la rébellion. Les princes sikhs appuyèrent les Britanniques en leur fournissant des soldats et du soutien. En 1857, l’armée britannique du Bengale comptait 86 000 hommes, dont 12 000 étaient européens et 16 000 sikhs. Les Sikhs et les Pathans du Pendjab et de la province de la frontière du Nord-Ouest aidèrent les Britanniques à reprendre Delhi. S’ils n’avaient pas soutenu les Britanniques à cette époque, la Grande-Bretagne aurait dû quitter l’Inde en 1857.
D’ailleurs, le premier ministre britannique Clement Attlee déclara, en accordant l’indépendance à l’Inde, que le mouvement de non-violence de Gandhi n’avait eu pratiquement aucun effet sur cette décision. C’est ce que rapporte le juge en chef P.B. Chakraborty de la Haute Cour de Calcutta (Kolkata) — auparavant gouverneur par intérim du Bengale occidental —, dans une lettre adressée à l’éditeur du livre de Ramesh Chandra Majumdar, A History of Bengal (« Une histoire du Bengale ») :
« Vous avez accompli une noble tâche en persuadant le Dr Majumdar d’écrire cette histoire du Bengale et de la publier. […] Dans la préface du livre, le Dr Majumdar écrit qu’il ne peut accepter la thèse selon laquelle l’indépendance de l’Inde fut obtenue uniquement ou principalement grâce au mouvement de désobéissance civile non-violente de Gandhi. Lorsque j’étais gouverneur par intérim, Lord Attlee, qui nous a octroyé l’indépendance en mettant un terme à la domination britannique de l’Inde, passa deux jours dans le palais du gouverneur à Calcutta, au cours de sa tournée dans le pays. À cette occasion, j’eus une longue discussion avec lui au sujet des facteurs ayant réellement incité les Britanniques à quitter l’Inde. Je lui posais directement la question suivante : puisque le mouvement “Quittez l’Inde” (Quit India) de Gandhi avait pris fin quelques années auparavant, et qu’en 1947 aucune contrainte spéciale ne nécessitait ou n’imposait un départ précipité des Britanniques, pourquoi avait-il été décidé de donner son indépendance à l’Inde à ce moment-là ? Dans sa réponse, Attlee cita plusieurs raisons, et notamment l’érosion, au sein du personnel de l’armée et de la marine indiennes, de la loyauté envers la Couronne britannique, découlant des activités militaires de Netaji [Subhash Chandra Bose]. Vers la fin de notre discussion, je lui demandais quelle était l’importance de l’influence de Gandhi sur la décision britannique de quitter l’Inde. Les lèvres d’Attlee se mirent alors à afficher un sourire sarcastique tandis qu’il épelait lentement le mot “m‑i-n-i-m-a-l‑e !”[7]. »
Susmit Kumar
Enfin, un dernier texte, un commentaire publié anonymement sur quora, que j’ai légèrement reformulé :
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Je ne vais pas m’étendre sur ce que Clement Attlee a dit ou n’a pas dit à propos de Gandhi. Et je ne répondrai pas directement à la question de savoir si c’est vrai que Gandhi n’a contribué que de façon « minime » à l’indépendance de l’Inde. Cependant, quelques éléments d’information peuvent peut-être permettre d’y voir plus clair :
- Surya Kumar Sen (Master Da, comme l’appelaient ses amis et ses disciples) naquit en 1894. Combattant pour la liberté de l’Inde et révolutionnaire influent, avec un groupe d’amis et de partisans, il entreprit un raid de l’Armurerie de la police britannique à Chittagong. Après l’incident, il se cacha pendant un certain temps et vécut déguisé. Les Britanniques finirent cependant par le retrouver, l’incarcérer et le torturer brutalement. Ses dents furent cassées, les articulations de ses membres fracturées et brisées à l’aide d’un marteau, ses ongles arrachés. Enfin, le 12 janvier 1934, ils le pendirent. Dans un rapport rédigé par le secrétaire d’État britannique à l’Inde (1931–35), Sir Samuel Hoare, à l’attention du gouvernement britannique, on pouvait lire : « Dans la bataille pour la libération de l’Inde, le soulèvement de Chittagong de 1930 renversa la vapeur, et entraina dans son sillage une ferveur croissante pour une indépendance immédiate[8]. »
- En avril 1919, un groupe de Punjabis, principalement des Sikhs, organisait une discussion et une protestation pacifiques contre les atrocités de la domination britannique en Inde, à Jallianwala Bagh, un jardin au cœur d’Amritsar. Une ordure appelée Général Dyer verrouilla la seule entrée et sortie du jardin et fit ouvrir le feu sur les Indiens. Parmi les plus de 379 morts, des enfants et des jeunes femmes.
- En 1922, le mouvement de non-coopération contre le Raj britannique (le régime colonial britannique en Inde) était à son apogée ; la libération semblait imminente ; l’Inde refusait, à tous les niveaux, de coopérer avec les Britanniques. Gandhi était jusque-là considéré comme un héros national pour sa vision et son rôle dans l’organisation de ce mouvement. Le 4 février 1922, à Chauri Chaura, dans l’Uttar Pradesh actuel, des policiers ouvrirent le feu sur une manifestation du mouvement de non-coopération. En guise de représailles, des manifestants en colère poussèrent un groupe de vingt-deux policiers à se réfugier dans un chowki (poste de police) auquel ils mirent le feu, les tuant tous. Horrifié par ce massacre, Gandhi le non violent, par le biais du Congrès national indien, fit stopper le mouvement de non-coopération au niveau national. Nehru, de même que nombre de membres du Congrès, qui étaient en prison lorsque Gandhi prit cette décision, et que nombre de révolutionnaires et de nationalistes, estimèrent qu’il s’agissait d’une mauvaise décision, que la nation s’unissait enfin et parvenait à s’opposer à la puissance du gouvernement britannique en Inde.
Surya Sen fut brutalement torturé à mort ; des milliers de révolutionnaires furent torturés et tués à la prison de Kala Pani dans les îles Andaman et Nicobar ; plus de trois-cents Punjabis, dont des femmes et des enfants, furent brutalement tués par le Raj en 1919 ; Chandra Shekhar Azad se tira une balle dans la tête afin d’éviter d’être fait prisonnier par les Britanniques et d’affaiblir la révolution ; Subhash Bose risqua sa vie en s’échappant de l’Inde pour aller chercher les prisonniers de guerre indiens de la Seconde Guerre mondiale et ainsi former l’Armée nationale indienne ; etc. ; il est donc à la fois injuste et criminel d’appeler Gandhi « père de la Nation » et « l’homme qui a obtenu la liberté de l’Inde ». Il est faux, à bien des égards, d’affirmer que l’Inde obtint son indépendance grâce à la non-violence, alors que tous ces révolutionnaires violents et courageux ont joué un rôle dans sa libération, au moins autant sinon plus important que celui de Gandhi.
D’ailleurs, peut-être devrait-on considérer que l’Inde obtint sa liberté non pas grâce à Gandhi mais malgré lui.
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Traductions : Nicolas Casaux
Note du traducteur : Outre la question violence / non-violence, la falsification de l’histoire au profit des dominants, ces textes ont en commun de ne pas discuter de la nature de l’indépendance octroyée à l’Inde en 1947. Si la domination des Britanniques a formellement pris fin, le technocapitalisme qu’ils avaient apporté avec eux (que Gandhi honnissait) leur a emboîté le pas. Désormais, le territoire contrôlé par l’Etat indien est entièrement soumis, comme le reste du globe, aux diktats de l’économie mondialisée. Les Indiens ont été asservis, au même titre que les Malais, les Vietnamiens, les Français et les Britanniques (etc.), aux lois du système marchand.
Notes
- Majumdar, R. C., Jibanera Smritideepe, Calcutta, General Printers and Publishers, 1978, pp. 229–230, (quotation translated from original Bengali). ↑
- Cain, P.J. and Hopkins, A.G., British Imperialism 1688–2000, 2nd Ed., Pearson Education, Harlow, U.K., 2002, p. 560.[NdT : Et aussi : « Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, et au moins jusqu’en 1947, le gouvernement américain se rangea derrière les mouvements d’indépendance asiatiques, en particulier ceux qui défiaient les empires britannique et français. A. Guy Hope, un ancien agent du service extérieur, a retracé l’évolution de la politique officielle des États-Unis à l’égard de l’autonomie des Indiens — du Swaraj. L’intérêt actif des Américains pour l’indépendance de l’Inde débute avec la Charte de l’Atlantique d’août 1941. Contrairement à Churchill, Roosevelt prit au sérieux la promesse de libération faite pendant la guerre. Les recherches de Hope révèlent que de nombreux groupes au sein des États-Unis — organisations religieuses, résidents indiens, dirigeants noirs, membres de la communauté universitaire, membres du Congrès, rédacteurs en chef, ainsi que des fonctionnaires du département d’État — se sont engagés dans la cause indienne. » Source : Chronique du livre America and Swaraj : The U.S. Role in Indian Independence, écrit par A. Guy Hope, par Norman A. Graebner, dans la revue Washington, D. C.: Public AffairsPress. 1968.] ↑
- Ibid., pp. 560–1. ↑
- “Netaji and Gandhi, 2 Titans of the Independence Struggle”, India Abroad (India), January 24, 1997. ↑
- https://www.esamskriti.com/e/History/Great-Indian-Leaders/SRI-AUROBINDO-on-GANDHI‑1.aspx ↑
- Majumdar, Ramesh Chandra, Three Phases of India’s Struggle for Freedom, BhartiyaVidyaBhavan, Bombay, India, 1967, pp. 58–59. ↑
- RanjanBorra, “Subhas Chandra Bose, The Indian National Army, and The War of India’s Liberation,” Journal of Historical Review, Vol. 20 (2001), No. 1, reference 46. ↑
- https://www.thebetterindia.com/135249/surya-sen-revolutionary-freedom-struggle-chittagong/ ↑
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