Ci-après, l’intervention de Renaud Garcia (professeur de philosophie et auteur, notamment, du Désert de la critique et du Sens des limites, parus chez l’Échappée, que je vous recommande) lors des rencontres d’été de l’association Crise & Critique, au sujet de la collapsologie. Intervention dans laquelle il présente pour partie le contenu de son prochain livre, La collapsologie ou l’écologie mutilée, à paraître fin octobre, toujours chez l’Échappée.
Une observation très simple permet, à mes yeux, de dégager un des principaux problèmes de la collapsologie : le commentaire le plus plébiscité (« liké »), et de loin, sous la vidéo YouTube de l’interview de Pablo Servigne dans la web-série Next (S01E07), se termine par : « Oh putain ce que j’aimerai que ce monde perdure avec sa technologie, sa médecine, ses services etc… »
En comparant cette affirmation à la fameuse citation de Walter Benjamin : « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe », on note un contraste radical.
La collapsologie, très loin du biocentrisme ou de l’écocentrisme, est en (bonne) partie une lamentation face à la perspective d’effondrement de la société industrielle (lamentation qui peut être récupérée de diverses manières par le capitalisme, par la société industrielle, ou juste mener à diverses impasses narcissiques, autocentrées) ; tandis que de bien des manières, la catastrophe, c’est son (bon) fonctionnement, sa continuation.
À ce propos, je repense souvent à la phrase, tirée de la Bhagavad-Gita, prononcée par un Grand Homme des plus civilisés, par le « père » de la bombe atomique, Monsieur Robert Oppenheimer, lors du premier essai nucléaire de l’Histoire, effectué dans le désert du Nouveau-Mexique : « Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes. »
En découvrant que la civilisation détruit le monde (ou les mondes) et que ce n’est pas viable, pas soutenable, et qu’elle risque donc de s’écrouler, la réaction de nombre de « collapsologues », qui serait aussi celle, sans doute, de bon nombre de civilisés, consiste à se lamenter sur le sort de la civilisation. Que cela nous dit-il des valeurs qu’on leur a inculquées ? Eh bien que le monde naturel, l’ensemble du monde vivant, importe moins que la civilisation qui, en apparence, s’en est dissociée, et à laquelle les civilisés sont totalement identifiés et attachés, la percevant sous un jour éminemment positif. La survie de leurs proches, et la leur propre (dépendant de celle de la civilisation), leur importe plus que la prospérité de la vie sur Terre, que le sort de toutes les autres espèces vivantes, de toutes les communautés biotiques, de toutes les autres cultures humaines restantes, que leur civilisation adorée anéantit de jour en jour. Ce qui témoigne d’un sens des priorités particulièrement insoutenable (à l’image de la civilisation qui le produit et s’en nourrit). La prospérité des communautés biotiques, la santé de la biosphère, dont dépendent tous les êtres humains, devraient être primordiales.
La civilisation encourage un terrible narcissisme plaçant la survie de l’individu considéré isolément, aveuglement, hors du monde, uniquement dans le cadre artificiel de la civilisation, avant toute chose.
Peut-être faut-il alors rappeler, ou expliquer, que la si formidable civilisation est une organisation antisociale, psychopathique, réduisant tout au statut de « ressources » à exploiter, utiliser ou consommer ; où les humains eux-mêmes sont réduits à l’état de « ressources humaines », rouages impuissants d’une machinerie capitaliste mondialisée, sujets d’oligarchies technocratiques elles-mêmes assujetties à l’inertie du système qu’elles perpétuent, condamnés à vendre leurs temps de vie à l’Entreprise-monde, à s’entr’exploiter les uns les autres, intégralement dépossédés de leur aptitude à forger leurs propres cultures, à former eux-mêmes le genre de société dans lequel ils souhaitent vivre, à organiser eux-mêmes leur propre subsistance, leurs relations entre eux et avec la nature, la reproduction de leur vie quotidienne. Rappeler, encore, que la civilisation est une termitière humaine où les femmes et les enfants sont systématiquement abusés, battus, violentés, ou violés ; où l’abêtissement est généralisé et croissant ; où les inégalités vont pareillement croissant ; où les troubles psychiques (stress, angoisses, dépressions, burnouts, bore-outs, etc.), toujours plus nombreux, sont aussi épidémiques que les également toujours plus nombreuses « maladies de civilisation », dont ils semblent faire partie, et que les addictions et toxicomanies en tous genres ; où nombre d’autres animaux sont quotidiennement maltraités, torturés, tués ; qui n’a de cesse d’étendre son empire mortifère, sa technosphère, son urbanisation, ses pollutions de tout (des eaux, de l’atmosphère, des sols, des corps, etc.), ses ravages, et dont le seul horizon perceptible est un empirement inexorable de toutes ces tendances.
Comment ne pas souhaiter l’anéantissement de la civilisation, dont tout nous indique qu’elle est « la mort, le destructeur des mondes », et ce depuis ses origines ?
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La position de Pablo Servigne sur cette question, avec les années, n’a pas vraiment changé. Elle demeure assez ambiguë, ce qu’elle était déjà dans la Bible collapso (Comment tout peut s’effondrer), dans laquelle Servigne et Stevens expliquaient grosso modo que certaines personnes considèrent que l’effondrement de la société industrielle serait une bonne chose, tout en évitant de prendre eux-mêmes position. Selon où il s’exprime (sur LCI, chez France Culture, ou à la ZAD), Pablo Servigne dit des choses très différentes à ce sujet. Parfois la catastrophe, la chose à éviter à tout prix, c’est l’écroulement de la civilisation. Parfois c’est la destruction du monde par la civilisation. Parfois les deux sont étrangement amalgamés comme s’il s’agissait de deux conséquences d’une cause externe, voire surnaturelle, en quelque sorte. Alors que l’effondrement ou plutôt la destruction du monde naturel, découle — est la conséquence — du bon fonctionnement, de la prospérité de la civilisation (industrielle) ; alors que l’effondrement de la civilisation industrielle signifierait le recouvrement de la santé pour le monde naturel, peut-être pas sur le court terme, mais sur le moyen ou le long. Autrement dit : les objectifs de sauver la civilisation et de sauver le monde naturel sont foncièrement contradictoires, antinomiques. D’où l’absurdité de soutenir parfois l’un et parfois l’autre.
Nicolas Casaux
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