À coeurs ouverts

À coeurs ouverts

Le Devoir a fait appel à ses lecteurs pour connaître leurs souvenirs de la capitale libanaise ravagée cette semaine par des explosions meurtrières. Visiteur ou ancien résident, vous nous avez livré vos souvenirs émus et émouvants de Beyrouth avant la grande meurtrissure. À eux la parole.

Ma ville, mon cœur

Je suis née à Beyrouth. Mes parents sont partis pendant la guerre civile, comme des milliers de Libanais. Ma grand-mère, étant veuve, demandait à mes parents de m’envoyer au Liban passer les étés de mon enfance avec elle, pour lui tenir compagnie. On se faisait réveiller tous les matins au son du vendeur de melons d’eau qui criait « batikh ya batikh ! » (« melon d’eau, qui veut du melon d’eau ! ») et à l’odeur des manakish de la boulangerie d’en face, avec le bruit emblématique des klaxons de la capitale. Puis, je passais la journée à jouer dans la rue avec les voisines, parce que dans ma ville, le bonheur est facile. Lorsqu’on naît à Beyrouth, on ne coupe jamais vraiment le cordon ombilical qui nous y relie. Mardi, une partie de mon cœur s’est éteinte avec ma ville. Combien de fois est-ce que notre cœur peut se briser pour notre pays ?

Nicole Chalhoub, Plateau, Montréal

La féerique

Beyrouth, la meurtrie d’aujourd’hui, le fut par le passé le théâtre d’une guerre sauvage et interminable sur quinze années d’enfer.

Mais Beyrouth la fière et la coquette, cette cité qui regarde à l’horizon la Méditerranée et qui aspire comme jamais à prendre son élan à l’image de l’albatros qui plane au-dessus de ses plages dorées, cette dame jadis courtisée par les empereurs et les conquérants ne renoncera pas à se refaire une beauté afin de ravir de nouveau les cœurs de ses soupirants.

Je l’ai connue toute petite lorsque mes parents nous emmenaient chez mes grands-parents maternels, qui y habitaient, afin d’y passer les fêtes de Noël et du jour de l’An.

Dans mes yeux d’enfant, c’était l’occasion d’entrer dans un monde féerique : les rues décorées et les sapins illuminés, les vitrines scintillantes exposant fièrement leurs marchandises, les piétons qui se promenaient en couple, en famille ou en solitaires, se hâtant à s’engouffrer dans un centre commercial, dans un restaurant ou dans une de ces salles de cinéma si joliment conçues avec faste et goût.

On entendait çà et là les cris des marchands ambulants poussant leur charrette où ils avaient entassé les fruits et les légumes de saison. Le meilleur pour moi fut l’odeur alléchante des marrons grillés et tout brûlants que le vendeur nous servait dans un cône de papier improvisé avec de vieux journaux. Quel bonheur pour la petite fille que j’étais !!

Il régnait en tout temps une atmosphère fébrile partout où l’on se trouvait dans Beyrouth : qu’on soit dans le cœur de la ville (lbalad), sur la corniche en bordure de la mer face à la grotte aux Pigeons, ou El Raouché, ou dans la rue Hamra, la plus célèbre et la plus fréquentée pour ses cafés, ses salons de thé et ses boutiques très chics, partout une joie de vivre nous collait à la peau.

Beyrouth, pour moi, fut le synonyme de liberté, d’ouverture sur le monde, de grande bouffée de culture, de savoir et de bonheur.

C’était enfin là où on revoyait ceux de notre famille qu’on aimait chaque fois qu’arrivaient les vacances de Noël et les grandes vacances d’été.

Beyrouth revivra, elle ne meurt pas. Elle se repose en espérant un avenir meilleur.

Mon cœur bat pour toi ma Beyrouth !

Mahiba Kimaz, Pierrefonds, Montréal

La locomotive et la montagne

Sur une murale de la rue Adam, dans le quartier d’Hochelaga, une locomotive noire transperce le paysage parmi la végétation en friche. Je m’arrête net. Cette image me fait voyager dans le temps.

Me voilà chez nous, dans l’appartement familial d’Achrafieh, à Beyrouth, un quartier résidentiel niché tout en hauteur sur une colline où poussent néfliers, figuiers de barbarie, ficus, jacaranda, ailantes, flamboyants et autrefois le sycomore (Gemmayz), qui a donné son nom au quartier de Gemmayzé, connu le jour pour le brouhaha de ses commerces et la nuit pour sa vie nocturne trépidante.

Depuis le balcon, qui surplombe à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau l’ancienne gare située aux environs du palais de justice, dès qu’on entendait les premiers sifflements du train, c’était le coude à coude entre frères et sœurs à qui s’arracherait le meilleur emplacement pour voir passer la locomotive. Je pouvais, la tête collée aux barreaux de la balustrade, apercevoir cette survivante du passé glorieux des chemins de fer de la ligne Beyrouth-Tripoli surgir d’entre les ronces, roseaux ployés et talus touffus de boutons d’or, la suivre des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse entre les immeubles qui bordaient la voie ferrée.

Il y a quelques années, ces vues imprenables vers la montagne libanaise m’avaient inspirée, ces vers :

« De mon balcon je vois le temps passer,

C’est l’heure du café, des galettes à l’anis

Du sirop à la fleur d’oranger

[…]

Le jasmin embaume la terrasse

Il y a comme un parfum de liberté

De mon balcon je vois le temps passer,

Un train surgit d’entre les roseaux et les talus de boutons d’or

[…] Qu’il est beau le bleu méditerranée. »

Méditerranée, là où, sur l’autre flanc de la colline, se dresse le port de Beyrouth.

Danielle Aznavourian, Montréal

Soirées inoubliables

Que dire de Beyrouth, cette ville magique qui vous charmera dès le premier instant? Mes meilleurs souvenirs sont à Beyrouth, les tonnes de soirées inoubliables, les dîners au bord de l’eau ou les simples promenades au centre-ville. Les sentiments d’impuissance et de chagrin sont partagés au sein de la diaspora libanaise à travers le monde. J’ai rapidement appelé ma famille au Liban, heureusement, les blessures corporelles sont mineures. Cependant, moralement et économiquement, les citoyens ont besoin de beaucoup de soutien. Le pays souffrait déjà de la pire crise économique de son histoire, à cela s’ajoute la catastrophe de cette semaine. Comment le peuple va-t-il passer à travers cela ? Une chose est sûre, le peuple libanais est résilient. Les citoyens militent maintenant plus que jamais pour la démocratie et la justice indépendante. La négligence du gouvernement a mené à cette explosion et cela est inexcusable. La démission de la classe politique entière est justifiée. Mes pensées vont aux victimes, ainsi qu’à leurs familles.

Michael Habib, Ottawa

Un rêve tué

Depuis quelques mois, j’évite de lire les nouvelles de Beyrouth, du Liban. Je ne reconnaissais plus le pays qui m’a vu naître, que j’ai habité. Je ne reconnaissais plus ma ville, mon quartier. Mon quartier aujourd’hui pulvérisé. Lorsque j’appelais ma grand-mère, avant la déflagration, elle me disait qu’elle ne dort plus. Elle passe ses nuits à pleurer sur le sort de son pays. Aujourd’hui, sa maison, comme tant d’autres, a perdu ses fenêtres et a subi des dégâts matériels. « Ce n’est pas grave, ce ne sont que des dégâts matériels. » Combien faut-il avoir vécu de supplices pour que ce peuple ne désespère pas lorsque maisons et souvenirs sont anéantis ? Le désespoir, c’est tout ce qu’il nous reste après l’événement de mardi. Et pourtant… Un siècle plus tôt, en 1920, fut proclamé le Grand Liban. L’espoir et les fantasmes de grandeur, on y a cru. Il a fallu 100 ans pour tuer un rêve. Pour ma part, j’ai le Québec, une patrie dont les valeurs ressemblent aux miennes et à laquelle je m’identifie. Mais eux ? Ceux qui ont perdu leurs proches, leur maison et leur Beyrouth, sur quel espoir peuvent-ils encore s’accrocher ?

Philippe Berbari, Montréal

Je pleure pour toi

Liban. Ce pays qui pour moi est mon origine, ma famille, mes racines ; je ne pourrai pas trouver les mots pour exprimer mon angoisse en ce moment. J’ai pitié pour la nation qui pleure, pour la nation qui est divisée par son identité manquante, pour la nation qui meurt de faim à cause d’un gouvernement corrompu, pour la nation qui vient de perdre une des plus belles richesses qu’elle avait : Beirut. Je pleure pour toi Beirut. Je pleure pour mon pays, pour les morts, pour les vivants, pour les coupables et pour les innocents. Je vois mon pays souffrir d’année en année. Que restera-t-il de notre pays ? Arrêtez de faire du mal à notre pays.

Sophia Salami, Laval

Tomber amoureux

Lors des premiers jours de mon séjour à Beyrouth, j’ai fait l’erreur de la limiter à une grosse ville avec de gros gratte-ciel, de grosses autos et de gros magasins. Bref, une capitale comme une autre. Or, Beyrouth est bien plus complexe. Parce que Beyrouth est aussi vestige d’une guerre civile de 15 longues années, de tensions intemporelles avec Israël et d’une révolution qui laisse aujourd’hui place à une jeunesse en ébullition. Loin de moi l’idée d’entrer dans les détails sociopolitiques qui peignent le quotidien des Libanais, mais il faut comprendre que la ville est jonchée de traces de balles, de bâtiments complètement détruits depuis des années, que la pauvreté est flagrante dans certains quartiers. Le tout se mêlant aux boutiques de Rolex et de Porsche seulement accessibles à une infime partie de la population ou aux étrangers venant pour la plupart du golfe Persique. Pour tomber amoureux de la ville, il faut avoir le temps de s’y perdre et d’y découvrir tous les détails qui font son charme. Ce sont les rues qui vont dans tous les sens et les étals de fruits et légumes qui débordent de partout. Ce sont les chats errants qu’on reconnaît durant nos marches quotidiennes, les Nescafés beaucoup trop sucrés des stands de coin de rue, les cigarettes que l’on se fait offrir par tous les hommes jouant entre eux au Tawla. Ce sont les chicanes de famille dehors à la Michel Tremblay, les vieilles dames en jaquette qui passent leur journée sur leur balcon ou encore la chanteuse Fairouz qui semble jouer dans tous les taxis où les ceintures de sécurité n’existent pas. Ce sont toutes ces petites scènes qui s’imbriquent l’une dans l’autre pour composer un tout autre Beyrouth que celui des cartes postales. Je retournerai à Beyrouth un jour, car je m’ennuie de cet endroit où chaque regard est accompagné d’un sourire et d’un ahlan (bienvenue). À tous mes sœurs et frères libanais, j’espère que la résilience et le courage qui coulent dans vos veines sauront mettre fin à cette année qui semble ne plus finir pour vous.

Fanny Boutrouille, Montréal

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À propos de l'auteur Le Devoir

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