Pour alimenter davantage la critique de la civilisation développée dans différents articles publiés sur notre site, voici quelques brèves citations de Marx et Engels traitant de l’idée de civilisation, qui permettront de mettre en lumière deux, trois choses — et par exemple qu’ils percevaient bien un certain nombre des problèmes liés à la civilisation (mais, pour eux, cela s’inscrivait simplement dans l’ordre des choses). D’abord, deux citations tirées du Manifeste du Parti communiste :
- « Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. »
- « La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs [ahhh, l’amour des marxistes pour la paysannerie]. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident. »
Engels, dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État :
- « L’arc et la flèche ont été, pour l’état sauvage, ce qu’est l’épée de fer pour l’âge barbare et l’arme à feu pour la civilisation : l’arme décisive. »
- « Stade supérieur [de la barbarie]. — Il commence avec la fonte du minerai de fer et passe à la civilisation avec l’invention de l’écriture alphabétique et son emploi pour la notation littéraire. Ce stade qui, nous le répétons, ne connaît que dans l’hémisphère oriental un développement autonome, est plus riche, quant aux progrès de la production, que tous les stades précédents pris ensemble. C’est à ce stade qu’appartiennent les Grecs de l’époque héroïque, les tribus italiotes quelque temps avant la fondation de Rome, les Germains de Tacite, les Normands de l’époque des Vikings. »
- « Pour l’instant, nous pouvons généraliser comme suit la classification établie par Morgan : État sauvage : Période où prédomine l’appropriation de produits naturels tout faits ; les productions artificielles de l’homme sont essentiellement des outils aidant à cette appropriation. Barbarie : Période de l’élevage du bétail, de l’agriculture, de l’apprentissage de méthodes qui permettent une production accrue de produits naturels grâce à l’activité humaine. Civilisation : Période où l’homme apprend l’élaboration supplémentaire de produits naturels, période de l’industrie proprement dite, et de l’art. »
Il associe la civilisation à la monogamie (« à la civilisation, la monogamie complétée par l’adultère et la prostitution »). Et :
- « tout ce que crée la civilisation est à double face, équivoque, à double tranchant, contradictoire »
- « Dans la famille conjugale, — dans les cas qui gardent l’empreinte de son origine historique et font clairement apparaître le conflit entre l’homme et la femme tel qu’il se manifeste par l’exclusive domination de l’homme, — nous avons donc une image réduite des mêmes antagonismes et contradictions dans lesquels se meut la société divisée en classes depuis le début de la civilisation, sans pouvoir ni les résoudre, ni les surmonter. »
- « À l’époque où les Grecs entrent dans l’histoire, ils sont au seuil de la civilisation ; entre eux et les tribus américaines dont il a été question précédemment s’étendent près de deux grandes périodes de développement ; elles représentent l’avance que les Grecs des temps héroïques ont sur les Iroquois. C’est pourquoi la gens grecque n’est plus du tout la gens archaïque des Iroquois ; l’empreinte [du mariage par groupe] commence à s’effacer considérablement. Le droit maternel a cédé la place au droit paternel ; par cela même, la propriété privée naissante a percé la première brèche dans l’organisation gentilice. »
- « Les Iroquois étaient encore fort loin de dominer la nature, mais, dans les limites naturelles qui leur étaient données, ils étaient maîtres de leur propre production. À part les mauvaises récoltes dans leurs petits jardins, l’épuisement des ressources de leurs lacs et de leurs fleuves en poisson, de leurs forêts en gibier, ils savaient ce que pouvait leur rapporter leur façon de se procurer ce qu’il leur fallait pour vivre. Ce que cela devait rapporter nécessairement, c’était leur subsistance, qu’elle fût maigre ou abondante ; mais ce que cela ne pouvait jamais amener, c’étaient des bouleversements sociaux qui ne fussent pas intentionnels : rupture des liens gentilices, division des membres de la gens et de la tribu en classes antagonistes qui se combattent mutuellement. La production se mouvait dans les limites les plus étroites ; mais… les producteurs étaient maîtres de leur propre produit. Tel était l’immense avantage de la production barbare ; il se perdit avec l’avènement de la civilisation ; la tâche des générations prochaines sera de le reconquérir, mais sur la base de la puissante maîtrise obtenue aujourd’hui par l’homme sur la nature et de la libre association, possible de nos jours. »
Où l’on voit, très schématiquement, l’idée maîtresse de Marx et Engels : combiner le meilleur de la civilisation, c’est-à-dire les forces productives développées par le capitalisme, c’est-à-dire les machines, les technologies complexes (qui permettent « la puissante maîtrise obtenue aujourd’hui par l’homme sur la nature »), avec le meilleur des sociétés primitives, c’est-à-dire l’autonomie, l’égalité, l’absence de classes, l’absence « d’appareil administratif, vaste et compliqué ». Un rêve, un fantasme, une impossibilité (une contradiction dans les termes). Qui plus est, basé sur une perspective absurde, fausse, concernant les sauvages et les barbares (l’idée selon laquelle l’être humain non-civilisé est comme prisonnier de la nature, soumis à sa tyrannie, comme à celle de sa communauté ; l’idée selon laquelle l’objectif de l’être humain devrait être de s’extirper de la nature, de s’élever au-dessus du règne animal et de conquérir la nature). Engels, toujours dans le même ouvrage :
- « Nous sommes arrivés maintenant au seuil de la civilisation. Elle s’ouvre par un nouveau progrès dans la division du travail. Au stade le plus bas, les hommes ne produisaient que directement pour leurs besoins personnels ; les échanges qui se produisaient à l’occasion étaient isolés, ne portaient que sur le superflu dont on disposait par hasard. Au stade moyen de la barbarie, nous constatons que, chez des peuples pasteurs, le bétail est déjà une propriété qui, si le troupeau prend une certaine importance, fournit régulièrement un excédent sur les besoins personnels ; nous trouvons en même temps une division du travail entre les peuples pasteurs et les tribus retardataires ne possédant pas de troupeaux : d’où deux stades de production différents, existant l’un à côté de l’autre ; d’où encore les conditions d’un échange régulier. Le stade supérieur de la barbarie nous apporte une nouvelle division du travail entre l’agriculture et l’artisanat, et par suite la production directe pour l’échange d’une portion toujours croissante des produits du travail ; d’où encore, élévation de l’échange entre producteurs individuels au rang d’une nécessité vitale de la société. La civilisation consolide et accroît toutes ces divisions du travail déjà existantes, notamment en accentuant l’antagonisme entre la ville et la campagne (la ville pouvant dominer économiquement la campagne, comme dans l’antiquité, ou la campagne dominer la ville, comme au Moyen Age), et elle y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et dont l’importance est décisive : elle engendre une classe qui ne s’occupe plus de la production, mais seulement de l’échange des produits — les marchands. Jusqu’alors, tous les rudiments de la formation des classes se rattachaient exclusivement à la production ; ils divisaient ceux qui participaient à la production en dirigeants et exécutants, ou encore en producteurs sur une échelle plus ou moins vaste. Ici, pour la première fois, entre en scène une classe qui, sans participer de quelque manière à la production en conquiert la direction dans son ensemble [et s’assujettit] économiquement les producteurs ; une classe qui s’érige en intermédiaire indispensable entre deux producteurs et les exploite tous les deux. »
- « […] mais le prince le plus puissant, le plus grand homme d’État ou le plus grand chef militaire de la civilisation peuvent envier au moindre chef gentilice l’estime spontanée et incontestée dont il jouissait. C’est que l’un est au sein même de la société, tandis que l’autre est obligé de vouloir représenter quelque chose en dehors et au-dessus d’elle. »
- « D’après ce que nous avons exposé précédemment, la civilisation est donc le stade de développement de la société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les individus et la production marchande qui englobe ces deux faits parviennent à leur plein déploiement et bouleversent toute la société antérieure. À tous les stades antérieurs de la société, la production était essentiellement une production commune, de même que la consommation se faisait par une répartition directe des Produits au sein de collectivités communistes plus ou moins vastes. Cette communauté de la production avait lieu dans les limites les plus étroites ; mais elle impliquait la maîtrise des producteurs sur le processus de production et sur leur produit. Ils savent ce qu’il advient du produit : ils le consomment, il ne sort pas de leurs mains ; et tant que la production est établie sur cette base, son contrôle ne peut échapper aux producteurs, elle ne peut faire surgir devant eux le spectre de forces étrangères, comme c’est le cas, régulièrement et inéluctablement, dans la civilisation. »
- « Avec l’esclavage, qui prit sous la civilisation son développement le plus ample, s’opéra la première grande scission de la société en une classe exploitante et une classe exploitée. Cette scission se maintint pendant toute la période civilisée. L’esclavage est la première forme de l’exploitation, la forme propre au monde antique ; le servage lui succède au Moyen Age, le salariat dans les temps modernes. Ce sont là les trois grandes formes de la servitude qui caractérisent les trois grandes époques de la civilisation ; l’esclavage, d’abord avoué, et depuis peu déguisé, subsiste toujours à côté d’elles. »
- « Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l’introduction : 1. de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l’intérêt et de l’usure ; 2. des marchands, en tant que classe médiatrice entre les producteurs ; 3. de la propriété foncière privée et de l’hypothèque et 4. du travail des esclaves comme forme dominante de la production. La forme de famille correspondant à la civilisation et qui s’instaure définitivement avec elle est la monogamie, la suprématie de l’homme sur la femme et la famille conjugale comme unité économique de la société. Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée. Sont également caractéristiques pour la civilisation : d’une part, la consolidation de l’opposition entre la ville et la campagne, comme base de toute la division sociale du travail ; d’autre part, l’introduction des testaments, en vertu desquels le propriétaire peut disposer de ses biens, même au-delà de la mort. »
- « Avec cette organisation pour base, la civilisation a accompli des choses dont l’ancienne société gentilice n’était pas capable le moins du monde. Mais elle les a accomplies en mettant en branle les instincts et les passions les plus ignobles de l’homme, et en les développant au détriment de toutes ses autres aptitudes. La basse cupidité fut l’âme de la civilisation, de son premier jour à nos jours, la richesse, encore la richesse et toujours la richesse, non pas la richesse de la société, mais celle de ce piètre individu isolé, son unique but déterminant. Si elle a connu, d’aventure, le développement croissant de la science et, en des périodes répétées, la plus splendide floraison de l’art, c’est uniquement parce que, sans eux, la pleine conquête des richesses de notre temps n’eût pas été possible. »
- « Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente. Chaque progrès de la production marque en même temps un recul dans la situation de la classe opprimée, c’est-à-dire de la grande majorité. Ce qui est pour les uns un bienfait est nécessairement un mal pour les autres, chaque libération nouvelle de l’une des classes est une oppression nouvelle pour une autre classe. L’introduction du machinisme, dont les effets sont universellement connus aujourd’hui, en fournit la preuve la plus frappante. Et si, comme nous l’avons vu, la différence pouvait encore à peine être établie chez les Barbares entre les droits et les devoirs, la civilisation montre clairement, même au plus inepte, la différence et le contraste qui existe entre les deux, en accordant à l’une des classes à peu près tous les droits, et à l’autre, par contre, à peu près tous les devoirs. »
Engels cite, enfin, le jugement de Lewis Henry Morgan sur la civilisation dans son livre Ancient Society de 1877 :
- « Depuis l’avènement de la civilisation, l’accroissement de la richesse est devenu si énorme, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si habile dans l’intérêt des propriétaires que cette richesse, en face du peuple, est devenue une force impossible à maîtriser. L’esprit humain s’arrête, perplexe et interdit, devant sa Propre création. Mais cependant, le temps viendra où la raison humaine sera assez forte pour dominer la richesse, où elle fixera aussi bien les rapports de l’État et de la propriété qu’il protège, que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent absolument avant les intérêts particuliers, et les uns et les autres doivent être mis dans un rapport juste et harmonieux. La simple chasse à la richesse n’est pas le destin final de l’humanité, si toutefois le progrès reste la loi de l’avenir, comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis l’aube de la civilisation n’est qu’une infime fraction de l’existence passée de l’humanité, qu’une infime fraction du temps qu’elle a devant elle. La dissolution de la société se dresse devant nous, menaçante, comme le terme d’une période historique dont l’unique but final est la richesse ; car une telle période renferme les éléments de sa propre ruine. La démocratie dans l’administration, la fraternité dans la société, l’égalité des droits, l’instruction universelle inaugureront la prochaine étape supérieure de la société, à laquelle travaillent constamment l’expérience, la raison et la science. Ce sera une reviviscence — mais sous une forme supérieure — de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des antiques gentes. »
Cette croyance de Morgan est aussi celle d’Engels et de Marx : le Progrès et la Civilisation, bien que gros de contradictions, vont aboutir à un avenir meilleur, où le (prétendument) meilleur de la civilisation sera associé au meilleur des stades antérieurs de l’humanité. Outre l’absurdité et le racisme assez flagrant de cette perspective finaliste (le développement de l’humanité divisé en stades, partant du sauvage et jusqu’au civilisé, les peuples indigènes constituant une étape primitive, un stade peu évolué de ce développement, etc.), plus de 150 ans après Morgan, Engels ou Marx, force est de constater qu’on ne se rapproche pas le moins du monde de cette « reviviscence », que les inégalités n’ont fait que croître, ne font que croître, de même que l’aliénation et la dépossession, et la destruction du monde. Ethnocide et écocide allaient et continuent d’aller de pair. Quelques observations élémentaires concernant les « forces productives », la technologie, la technique, développées par le capitalisme, par la civilisation, l’État, nous permettent de comprendre pourquoi il était et est à peu près logique que les choses se déroulent ainsi.
Aujourd’hui, heureusement, de fiers socialistes se réclamant de Marx et fricotant sans vergogne avec divers laudateurs du capitalisme (d’un « capitalisme viable », par exemple, à la Gaël Giraud), s’attèlent à l’importante tâche d’assurer au bon peuple qu’il est possible de préserver et de verdir l’aviation industrielle et marchande et donc les emplois qui la constituent, et qu’il s’agit là d’une des batailles les plus cruciales pour la préservation de la civilisation industrielle, de l’emploi, de la grandeur nationale, de la nation, et, finalement, du capitalisme.
Nicolas Casaux
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