Sous la roche de Skylla

Sous la roche de Skylla

Johann Heinrich Füssli : Odysseus vor Scilla und Charybdis (1794-1796) – détail.

ALLAN ERWAN BERGER  —  « Nous partîmes le 2 de mai 1778 de Reggio, à midi, par un temps calme ; une heure et demie après nous découvrîmes la tour du phare, à une hauteur que l’on prétend qui fait la moitié du chemin de la traversée. À deux milles de Messine, cette ville se développe de la plus grande manière, par des masses élevées en amphithéâtre sur de grandes bases, ce qui rend tout juste l’idée que l’on se fait de ces viles qu’on trouve dans les fonds des tableaux de Poussin, et de ceux du grand genre de l’histoire. Nous dirigeâmes sur le château de la Lanterne, et passâmes sur la fameuse Charybde sans éprouver la moindre oscillation. L’effet de ce gouffre ne se fait sentir que dans les seuls instants où les courants du nord et du midi, venant à se rencontrer à cette pointe, roulent l’un contre l’autre, soulèvent l’eau, et y occasionnent du tournoiement. Dans le cas où il n’y a pas de vent, la plus petite barque n’y éprouve que du ballottement : mais lorsque les ouragans ajoutent aux courants, les plus gros vaisseaux y sont attirés, et peuvent échouer à la pointe appellée pointe sèche, qui par sa dureté équivaut à un écueil ; ou peuvent être poussés par le courant vers Scylla, sur la côte de Calabre, à dix milles de là, écueil plus dangereux encore, et hors de portée de tout secours. » (Dominique Vivant Denon :Voyage en Sicile, Paris, 1788).

Sous la roche de Skylla« Nous entrons dans la passe et voguons angois­sés. Nous avons d’un côté la divine Charybde et, de l’autre, Skylla. Quand Charybde vomit, toute la mer bouillonne et retentit comme un bassin sur un grand feu : l’écume en rejaillit jusqu’au haut des écueils et les couvre tous deux. Quand Charybde engloutit à nouveau l’onde amère, on la voit, dans son trou, bouillonner tout entière ; le rocher du pourtour mugit terriblement ; tout en bas, apparaît un fond de sables bleus… Ah ! la terreur qui prit et fit verdir mes gens ! Mais, tandis que nos yeux regardaient vers Charybde, d’où nous craignions la mort, Skylla nous enlevait dans le creux du navire six compagnons, les meilleurs bras et les plus forts : me retournant pour voir le croiseur et mes gens, je n’aperçois les autres qu’emportés en plein ciel, pieds et mains battant l’air, et criant, m’appelant ! et ré­pétant mon nom, pour la dernière fois : quel effroi dans leur cœur ! Sur un cap avancé, quand, au bout de sa gaule, le pêcheur a lancé vers les petits poissons l’appât trompeur et la corne du bœuf champêtre, on le voit brusquement rejeter hors de l’eau sa prise frétillante. Ils frétillaient ainsi, hissés contre les pierres, et Skylla, sur le seuil de l’antre, les mangeait. Ils m’appelaient encore ; ils me tendaient les mains en cette lutte atroce !… Non ! jamais, de mes yeux, je ne vis telle horreur, à travers tous les maux que m’a valus sur mer la recherche des passes. » (Homère :Odyssée chant XII).

Aujourd’hui, Scilla est un port de la province de Reggio de Calabre, à l’entrée nord du détroit de Messine, qui sépare la péninsule italienne de la Sicile. Le toponyme proviendrait du phénicien skoula qui signifie « rocher ». Et c’est bien la première chose que l’on distingue de Scilla quand on arrive par la mer : le rocher, que couronne un château aux fondations sans âge, accroché à l’emplacement même du fameux oppidum Scyllaeum où se réfugièrent les esclaves guidés par Spartacus lors de la révolte de -73.

Si cette roche peut être dangereuse pour la navigation, elle commande à un havre sûr, qui fut par exemple utilisé en -42 par la flotte d’Octavien lors de ses combats contre Pompée.

Le pays est régulièrement soumis à de très violents tremblements de terre. Le dernier en date (1908) a détruit pratiquement tout ce qui avait survécu au précédent (1783). Voici quelques coquillages trouvés au pied des denti di Skylla, les récifs qui entourent cette roche terrible. Ils ont été récoltés par 50m de fond, dans une forêt de gorgones et de corail rouge, sur laquelle pendant tant de millénaires il plut des épaves et des cadavres.

Alvania weinkauffi Schwartz in Weinkauff, 1868

Espèce endémique du sud de la Méditerranée centrale. Arnould Locard la signale comme typique des zones coralliennes (1892). Les espèces de la famille des Rissoidae sont toujours petites, et colonisent les jardins sous-marins jusqu’à de très grandes profondeurs. Cet exemplaire est assez grand puisqu’il mesure 2mm.

Cavolinia inflexa (Lesueur, 1813)

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Espèce strictement nageuse, toujours en pleine eau, et à son aise dans toutes les mers. La profondeur à laquelle on découvre ses coquilles ne signifie donc rien. Ce spécimen est mort devant Scilla, mais j’en ai un autre dont le corps s’est déposé en plein milieu du détroit de Messine, par 600m de fond. Taille : 6mm.

Creseis virgula (Rang, 1828) fait elle aussi partie de ces gastéropodes aux formes inhabituelles qui peuplent les océans du monde entier. Ces trois-ci ont fini leur nage en Corse, par 4m de fond, au pied d’un gros bloc de granite. tailles : 1-2mm.

Folinella excavata (Philippi, 1836)

Distribution : des Îles Britanniques, où elle est très rare, jusqu’en Méditerranée, où elle est assez commune. L’espèce fait partie de l’immense familledes Pyramidellidae, qui sont généralement des parasites des Échinodermes (oursins, étoiles de mer, holoturies). Taille adulte : 2mm.

Deux autres Pyramidellidae trouvées dans la gorgoneraie des Dents de Skylla. À gauche : Clathrella clathrata (Philippi, 1844) 4mm. À droite : Odostomella doliolum (Philippi, 1844) 1,75mm. Cet endroit est un milieu extrêment riche en vie de toute sorte.

Lucinoma spelæum Palazzi & Villari, 2001

Espèce endémique du détroit de Messine, vivant essentiellement sur les fonds détritiques des entrées de grottes et de ce que les Italiens nomment les Grotte semi oscure (notées GSO – cf. Angelo Vazzana : La malacofauna del Circalitorale di Scilla, 2010). Cet exemplaire a été réolté dans une de ces grottes, par 52m de fond sous les Denti. Il fait 8mm.

Pteria hirundo (Linnæus, 1758)

Des Îles Britanniques à l’Angola, des Açores à la Méditerranée. Espèce emblématique des fonds à gorgones, aux branches desquelles elle s’accroche. On la trouve aussi sur le corail rouge. Pteria hirundo fait partie de la célèbre famille des Pteriidae, les huîtres perlières. Cet adulte mesure 65mm.

Jeune spécimen dragué par 120m de fond dans le détroit de Gibraltar, en bas d’une pente colonisée par du corail rouge. 14mm. La semaine prochaine, nous irons voir quelques coquilles étranges de la Méditerranée orientale et de la côte turque.

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