ALLAN ERWAN BERGER — Rares sont les capitales qui peuvent s’enorgueillir de posséder en leur sein des cavernes ; Montréal est l’une d’entre elles, qui propose à la visite un petit bout de grotte creusé il y a dix-mille ans dans un des plus anciens calcaires du monde, au cœur du parc Pie XII. Quant aux capitales qui disposent en leur sous-sol de vastes réseaux où se transporte la vie aux périodes de contrainte, elles sont rares elles aussi ; Montréal fait encore partie de ce club-là.
Ensuite, il y a les capitales qui se sont étendues jusqu’à recouvrir les terrains sous lesquels les bâtisseurs avaient extrait les pierres nécessaires à l’édification des bâtiments. Montréal n’en fait pas partie, tandis que Rome et Paris sont indéniablement les championnes de cette catégorie. Sous les égouts et les tunnels de ces villes serpente un passé très peu connu des habitants de la surface, un passé qui ne leur est généralement perceptible qu’à travers quelques interfaces aménagées pour les touristes.
Le déroulement de l’Histoire s’y résume à de grandes enseignes mises en scène avec, généralement, du talent et de la finesse. Mais l’essentiel s’y perd quand même. Car l’essentiel est beaucoup plus nocturne. Nous parlons ici de la vie secrète d’une ville entière, de ses rêves anciens, et aussi des intuitions de quelques-uns de ses habitants, des enquêtes qu’il leur faut mener pour enfin accéder aux mystères sur lesquels, de siècle en siècle, s’est construite l’histoire que leur ville se raconte. Une histoire très peu écrite, dont le derme seul est ordinairement évoqué, en un éparpillement de faits divers où l’insolite tient évidemment la vedette.
Ayant arpenté depuis mon adolescence ces lieux fossiles où tout ce qui est mondain s’anéantit dès l’entrée, j’en ai retiré une teinture, un caractère, et un regard. Je vous propose de partager avec vous quelques-uns de ces voyages, par l’entremise de petit récits dont le caractère fictif n’est ébauché que pour masquer et protéger les réalités qu’il recouvre. Il s’agit de mon recueil Histoires de ténèbres et de lumière, où les ténèbres sont au pluriel car elles sont légion, diverses, bonnes ou mauvaises, et complexes ; et la lumière y est au singulier, car elle est universelle, simple, et toujours tranquille comme la flamme douce d’une bougie dans le silence des pensées.
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Introduction de l’ouvrage
Seul ce soir, je repense à mon enfance, qui fut moche. J’étais un étranger au milieu des racistes. Mais, dans la zone de transition entre la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, il m’est arrivé des tas de choses que je suis allé arracher aux coffres-forts de la vie. Les gouffres et les forêts en font partie, ainsi que la mer et ses mystères. Mais il y eut aussi des rencontres avec des gens qui existaient de travers. Entre tous, je me souviens d’une dame qui vivait, avec sa vieille mère et des générations de petits chiens astucieux, dans une maison remplie de merveilles issues de la nature. Il y avait dans des tiroirs des diamants bruts énormes, laids mais d’une valeur astronomique, mélangés à des cristaux de sel gemme sales, des crottes de lion fossilisées, des trilobites, de l’or en dendrites et des coquillages.
Assis dans les sofas profonds du “petit salon”, le dos contre un bar en teck et en rotin orné de figures de pirates, j’écoutais mon hôtesse discourir sur un chanteur célèbre qui s’était produit au cabaret de Momus, au dix-neuvième siècle naissant ; et tandis que ma vieille amie parlait et fumait et toussait et parlait encore tout en ingurgitant force cognacs, je lisais les paroles des chansons du bonhomme dans un livre minuscule, intitulé Les soupers de Momus, que je tenais en équilibre au sommet d’un genou, tandis que mes mains étaient occupées à peigner la tête d’une jeune princesse jivaro morte un siècle auparavant.
J’ai souvent peigné la princesse, et c’est devenu même une expression, pour signifier que je venais tenir conversation dans le petit salon aux merveilles. Tandis que je dépoussiérais la longue chevelure, mes yeux s’attardaient sur des gueules de requins, des dos de tortues marines, et sur d’énormes cristaux de quartz en provenance des puits de Madagascar. Oh que je les ai regardés, ces cristaux magnifiques !
Des papillons morts tournaient lentement sous les lampes, et la princesse, qui n’avait plus un gramme d’os, me faisait la grimace. Mais elle était mignonne quand même, à travers son visage en cuir ancien. Je suis désolé qu’un jour un voleur se soit emparé de ce petit butin. J’aurais tant aimé continuer à peigner ma jolie princesse. Car j’en aurais peut-être hérité.
Ce soir je regarde dans la vitrine à ma gauche luire les ormeaux géants qui me viennent de cette dame, et je soupire. La nuit barbare pèse sur le monde. Je ne regrette rien de chacune des heures passées dans tous ces endroits improbables où je fus jadis, et qui aujourd’hui encore me nourrissent.
Les six textes de ce recueil illustrent, sans doute assez maladroitement, ce que j’ai retiré de certains de mes voyages aux lisières des royaumes immenses où rien n’est véritablement interprétable qu’à travers le rêve et ses dialogues, dans l’opacité des ténèbres.
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Les extraits
Je vous mets les segments introductifs de chacune de ces histoires.
Sous la vieille ville
Esprit coincé dans un corps mâle ou femelle, tu es soumis au regard des autres et à toutes leurs attentes. Si tu es une fille, on exige que tu prennes soin de tes fesses, qui doivent être aussi appétissantes qu’une pêche ; si tu es un garçon, il te faudra poser tes couilles sur la table, et montrer que ce sont des pastèques. Mais les squelettes n’ont plus de sexe. Abandonnés au fond du silence, loin des regards, dans leur nuit humide les squelettes sont sans enjeu ; ce qui fait qu’ils sont vertigineusement francs. Aussi, lorsqu’on les rencontre dans l’ombre d’un souterrain, ces grands dénudés te sautent au cœur.
La carrière serpentait sous les rues et les maisons du centre ancien de L***. Ses galeries, disposées la plupart du temps sur deux niveaux, dataient du Moyen Âge. Le niveau supérieur, le plus proche des caves, était creusé dans le calcaire. La cathédrale sous laquelle nous nous tenions cette nuit-là tirait ainsi ses pierres de quelques vastes salles qui faisaient, sous la nef et ses cryptes, comme un second vaisseau. Quatre-vingt-seize piliers de calcaire brut, alignés en quatre rangées, y montaient la garde. Ici aussi avait été rendu un culte : une figure dans la roche présentait un jeune homme souriant, les mains pleines de flammes.
Le voyage aux Kerguelen
Parfois, au creux d’une anse perdue au fin fond des terres australes, quelques restes saisis par le froid signalent un pauvre campement de naufragés anciens, ou de scientifiques en mission. Préservés de l’érosion propre à la célébrité et au commerce des humains, ces fossiles dorment, pratiquement intacts, témoins d’une activité cuisinière ou bricoleuse, et rien ne se passe pendant des demi-siècles entiers, sinon l’éternel piétinement des manchots en promenade.
Cela faisait vingt ans que mon camarade n’avait plus mis les pieds dans les catacombes. Je vous parle d’une époque où les carrières sous Paris étaient encore pratiquement désertes, et où seuls les secteurs situés intra muros voyaient affluer, le vendredi soir, quelques centaines de fêtards qui tous, du reste, allaient s’agglutiner sous le Val-de-Grâce ou dans les tailles creusées du côté de la rue Dareau. Très rares étaient les gens qui exploraient pour explorer, et encore plus rares ceux qui, comme les deux que nous étions à cette heure, inspectant mètre à mètre les galeries inondées sous le boulevard Jourdan, cherchaient le passage qui les mènerait hors de Paris, dans le Sud sauvage et pour ainsi dire immaculé où, à l’écart des couloirs principaux, attendaient les vestiges des temps enfuis, endormis dans la pureté cristalline d’un oubli plusieurs fois séculaire.
e connaissais, de là-bas, des histoires très anciennes, et belles à frissonner. Je savais qu’il existait un puits dont les parois étaient décorées de bien étranges objets : des grenades, lancées là-dedans depuis la surface pour s’en débarrasser, et dont certaines s’étaient retrouvées accrochées aux saillies de la maçonnerie, à laquelle lentement la calcite les avait soudées. Je connaissais aussi l’existence, sous le Kremlin-Bicêtre, d’un gouffre aux profondeurs effarantes, que des plongeurs rêvaient de sonder. On m’avait dit que des explorateurs, dans les années quarante du siècle dernier, avaient découvert des ateliers d’extraction encore en état, comme s’ils avaient été désertés la veille, outils abandonnés sur les blocs à peine détachés.
La Faction
Un jour, un vieil homme qui exploitait une champignonnière souterraine vers Pontoise m’a dit une chose étrange, une sorte d’adage que l’on se transmet dans sa profession : toujours les galeries tremblent à midi et à minuit.
J’étais très jeune quand j’ai reçu cette information, mais je ne l’étais déjà plus assez pour me contenter d’ignorer cette remarque, et la mettre au compte des colportages de ces fadaises que toute population un peu spéciale aime à sécréter pour surpimenter son statut particulier. Non, quand ce vieil homme a parlé des galeries de carrières qui bougent à midi et à minuit, j’ai tout de suite cherché une explication. Je me doutais bien que, sous cette formalisation symétrique, gisait un fait que les gens de l’ombre avaient reconnu depuis des siècles.
J’ai pensé à la dilatation des roches au milieu du jour, à leur rétraction au cœur de la nuit. J’ai encore pensé aux marées, comme phénomène secondaire venant s’additionner. Dans le silence des souterrains, j’ai à mon tour épié les petits bruits de la pierre qui s’effrite. Midi, minuit : un caillou se décolle de la paroi, un éclat tombe du plafond, une fente remue un peu, lâche une pincée de sable, et se tait. Comme un meuble qui craque, et se rendort.
La rivière du Géant
Le paysage, au débouché du col, était encadré par quatre vieux moulins effilés, arc-boutés de pied ferme, qui faisaient face au sud et lui présentaient leurs fronts bombés. Les buissons trapus aux branches rabattues vers le col, les herbes couchées même à cette heure calme, tout indiquait qu’ici les pierres pourraient bien s’envoler sous la puissance du souffle qui s’engouffrait dans le passage aux heures chaudes, façonnant les pentes, lissant les roches. Je retournai à mon tout-terrain et le garai contre le flanc d’une ruine, à l’abri du soleil et des quotidiennes fureurs éoliennes. J’ouvris le coffre, je pris mon sac à dos, fermai le véhicule et m’engageai dans la pente.
Vingt minutes plus tard, le chemin me fit traverser une étrave de calcaire qui jaillissait de la montagne. Sur ce petit replat, des arrachements de murailles dessinaient les restes de ce qui devait avoir été une vigie. Je m’avançai jusqu’au vide et regardai en bas le village. Il était toujours aussi minuscule, perdu au milieu des immensités austères. Je repris mes jumelles et inspectai de nouveau ce que je pensais être la taverne, adossée à cet étonnant cap effilé jeté dans la mer.
De l’autre côté de la pointe, une échancrure dans les roches attira mon regard. Elle semblait avoir été comme taillée à coup de hache. Une eau profonde y tournoyait, d’un bleu nocturne. Un courant en sortait, qui assombrissait la mer en une courbe indolente incurvée vers l’ouest, et que le large diluait. C’était, flottant sur l’étendue calme de la Méditerranée, une algue alanguie, un fouet paresseux : la trace en surface d’une rivière sous-marine d’eau douce.
Je me souviendrai longtemps de cette vision qui fut mon premier contact avec ce que l’on nommait Το ποτάμι Γίγαντου : la rivière du Géant. J’étais venue ici pour elle.
L’Équinoxe
À l’équinoxe jour et nuit sont d’identique longueur. À la surface, la ville attentive guette ce moment précis où le Soleil, au zénith de sa course, tranche cette journée particulière en deux parts symétriques faites d’ombre, de crépuscule et de lumière, puis de lumière, de crépuscule et d’ombre. De minuit à midi, de midi à minuit. Le jour de l’équinoxe, midi est important.
Nous avions passé la soirée précédente, et toute la nuit, à prendre des photographies des statues, des inscriptions et des hauts-reliefs des catacombes du secteur Saint-Laurent de notre bonne ville de T***. C’est un fourmillant réseau d’anciennes carrières dont certaines datent de plus de mille cinq cent ans, creusées sur deux niveaux, qui toutes ont été abandonnées au minimum il y a quatre siècles. Pendant l’exploitation comme après, des confréries et des sectes en ont utilisé les parties reculées pour y établir des lieux de cultes et de rituels, soit gastronomiques, soit ésotériques. Il y eut même trois associations de savants pour y tenir des réunions, et bien des artistes y ont fait bombance. C’est la raison pour laquelle notre échevinage a toujours tenu à conserver les traces et les souvenirs de ces diverses occupations, en ouvrant dans certains labyrinthes des circuits touristiques, des espaces publics (une salle de concert s’étend sous le Palais de justice), et deux galeries d’art éphémère qui ne ferment jamais.
Vers onze heures du matin, nous avions quitté le banquet nocturne des Amis de l’Équinoxe pour nous diriger vers le quartier des Emblèmes à travers les tortueux tunnels du premier niveau, coupés et recoupés maintes fois par les galeries d’inspection, et balafrés des profonds coups de scies typiques du clan Michel, qui avait fait jadis la « profession » pour tous les édifices publics de la cité. J’avais laissé mon sac dans une discrète fissure, en compagnie de deux bouteilles de champagne mises à rafraîchir dans le ruisselet qui chantait là. Puis, avec mon camarade d’équipée, nous nous étions dirigés vers la sortie du square de Galilée, près du commissariat de police.
La seconde nef de Vaucroix
« Bon, voilà ce que je sais : Vaucroix aurait été fondée en 904 par le comte Hervé le Tourmenté. En 1068, l’endroit serait devenu prieuré, sous la dépendance de l’abbaye de Sainte Jacotte. Ceci s’accompagna bientôt, dit-on, de l’adoption de la règle de Cluny ; et cette adoption n’aurait pas du tout plu aux moines valcruciens. Rébellion, puis révolte ouverte. Dès lors, les grosses huiles de Jacotte parachutées à Vaucroix auraient toutes été corrompues les unes à la suite des autres jusqu’à ce que, sous Englebert le Matois, qui était aussi un matheux, le prieuré soit maté. Et alors là, boum !
― Procès en sorcellerie, incarcérations, démolitions.
― Vaucroix disparaît des paperasses.
― Vaucroix n’a jamais existé.
― Et d’ailleurs, à Vaucroix, il n’y a rien. Mais on raconte qu’il y a, dans les parages de ce rien, une seconde nef, que l’on présume souterraine, où des cultes atroces auraient été rendus. »
L’ouvrage est disponible en Mobi et en Epub sur 7switch, Amazon et divers autres distributeurs. Cliquez sur l’image pour accéder à la page du recueil sur le site de l’éditeur.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec