GLAT 1975-01b : Profits et marchés (I-IV)

Lutte de classe – Janvier 1975 / p. 3 – 16.  Réédité le 6 février 2012 par cmclGLAT 1975-01b : Profits et marchés (I-IV).

L’aggravation évidente (sauf pour quelques aveugles volontaires) de la crise du capitalisme a remis à l’ordre du jour les théories destinées à l’expliquer. Ces théories sont essentiellement de deux sortes : l’une cherche l’origine de la crise dans l’impossibilité pour les capitalistes de réaliser la plus-value, par suite d’une insuffisance des débouchés offerts par le marché ; l’autre voit dans ces phénomènes la conséquence d’un blocage de l’accumulation du capital, lui-même entraîné par une insuffisance du taux de profit.

Le premier type d’interprétation est centré sur la sphère de la circulation de la valeur, et en dernière analyse sur les rapports entre capitalistes. Il réduit le prolétariat au rôle d’objet inerte, attendant passivement que la saturation du marché amène l’effondrement du capitalisme, pour alors seulement se mettre à bâtir le communisme sur les ruines de la société actuelle.

La seconde théorie met au premier plan de l’analyse la sphère de la production et de la valorisation du capital, c’est-à-dire en définitive les rapports entre classe capitaliste et prolétariat. Dans cette optique, la lutte des classes est effectivement le moteur de l’histoire, et notamment celui du développement du capitalisme ; le prolétariat est un participant actif de ce processus dont sa lutte co-détermine le déroulement ; le communisme n’est plus une société idéale qu’il s’agit de construire, mais un contenu de l’activité présente du prolétariat.

Se prononcer pour l’une ou l’autre théorie n’est donc pas une simple question de « science économique » à l’usage des seuls experts, mais présente des implications politiques certaines, même si elles ne sont pas toujours perçues des théoriciens. La première théorie a pour base une orientation directiviste vis-à-vis du prolétariat, supposé incapable de se diriger lui-même dans sa lutte contre le capital. La seconde théorie implique qu’à la base de la crise, comme du passage du capitalisme au communisme, il y a avant tout l’activité propre du prolétariat.

Les notes qui suivent n’ont pas pour objet de présenter une théorie de la crise mais de montrer que celle-ci doit être élaborée à partir de l’évolution du taux de profit, et non d’une prétendue saturation du marché en tant que phénomène indépendant du déroulement de la lutte des classes.

I – Cadre de l’analyse

Le problème sera traité dans le cadre d’un schéma très simplifié de la reproduction élargie du capital [1].

Soit une société capitaliste absolument « pure », c’est-à-dire composée uniquement de travailleurs salariés et de capitalistes, et sans commerce extérieur [2]. On suppose, en outre, que la consommation personnelle des capitalistes est négligeable, et que la part du produit social qui leur revient ne peut trouver d’autre débouché que l’accumulation du capital sous peine de ne pouvoir être réalisée. Autrement dit, on fait abstraction de toutes les utilisations improductives de la plus-value ou, plus exactement, on les intègre à la part du produit social destinée à la reproduction de la force de travail (certains aspects de la question des dépenses improductives seront cependant traités dans la suite du texte).

Le produit social comprend donc deux éléments : la production du Département I, composée de moyens de production ne pouvant servir qu’à l’accumulation (désignée ici par investissement ou I) et la production du Département II, composée de biens de consommation ne pouvant servir qu’à la reproduction de la force de travail (consommation ou C).

D’autre part, les revenus correspondant à ces productions se partagent en salaires versés à la force de travail (S) et profits appropriés par les capitalistes (P).

La somme des revenus étant obligatoirement égale à la valeur totale du produit, on a l’identité :

C + I = S + P  (identité fondamentale de la comptabilité nationale) [3].

Cependant, cette identité n’implique nullement l’absence de problèmes de réalisation [4]. Pour que les composantes du produit total puissent être réalisées, c’est-à-dire vendues sur le marché, il faut en effet que soient respectées deux égalités supplémentaires : C = S et I = P.

En effet, il n’est pas question de vendre des moyens de production aux travailleurs en échange de leurs salaires, ni des biens de consommation aux capitalistes en échange de leurs profits (rappelons que nous avons supposé, pour simplifier, des capitalistes « désincarnés », sans besoins personnels). Mais compte tenu de l’identité fondamentale énoncée plus haut, il suffit que l’une des égalité (C = S ou I = P) soit satisfaite pour que l’autre le soit également.

Pour des raisons qui seront explicitées ultérieurement (voir notamment la section IV), nous nous attacherons ici à l’égalité I = P, en posant la question : dans quelles conditions la totalité du profit capitaliste (déduction faite, naturellement, de la part destinée à des usages improductifs) sera-t-elle investies (accumulée), et dans quelles conditions ne le sera-t-elle pas ? La première possibilité définit une situation d’expansion régulière de l’économie capitaliste, caractérisée par le plein emploi de la capacité productive (dans les limites compatibles avec le mode de production capitaliste). La seconde possibilité caractérise une crise (dite « de surproduction ») avec son cortège de faillites et de chômage.

Il saute aux yeux que la condition décisive, du point de vue qui nous préoccupe, n’est autre que le niveau du taux de profit, c’est-à-dire du rapport entre le profit total et la valeur du capital engagé dans la production. Il est, en effet, de notoriété publique que les capitalistes n’investissent que lorsque cette opération leur semble de nature à garantir un taux de profit suffisant (critère de la rentabilité d’un investissement). Ce n’est pas ici le lieu d’analyser les raisons de ce comportement, ni les facteurs qui définissent le « seuil » de la rentabilité [5]. Mais on peut tenir pour acquise l’existence d’un tel seuil éventuellement variable selon la période historique).

Ramenée à l’essentiel, la position ici défendue est qu’aussi longtemps que le taux moyen de profit est suffisant, les capitalistes investiront (accumuleront) toute la plus-value disponible, ce qui exclut toute possibilité de surproduction, et donc tout problème de réalisation de la plus-value [6]. Inversement, pour peu que le taux de profit devienne insuffisant, la plus-value réduite (qui, malgré tout, subsistera) ne parviendra pas à se réaliser, plongeant du coup toute l’économie dans la crise.

Pour démontrer cette thèse, il est nécessaire et suffisant de prouver que les conditions du maintien du taux de profit sont celles-là mêmes qui assureraient des débouchés stables à la totalité du produit social.

II – Taux de profit et équilibre des marchés

Les conditions de la production capitaliste sont fondamentalement au nombre de deux : valeur du capital constant engagé dans la production et masse totale du travail vivant venant s’incorporer à cette production, autrement dit créer une valeur nouvelle. Ces deux grandeurs s’analysent en heures de travail : d’une part, nombre d’heures de travail socialement nécessaires pour reproduire la totalité du capital constant (valeur de remplacement du stock de capital, désignée ici par K) ; d’autre part, nombre d’heures de travail socialement nécessaires pour assurer la production actuelle (valeur de la production courante, égale à P + S [7]). Nous appelons coefficient de capital le rapport de la valeur du capital constant à la valeur de la production d’une période déterminée (une année par exemple) : K / ( S+P ) [8].

On a vu par ailleurs que la valeur de la production courante se partage en salaires (S) et profits (P), ce qui permet de définir un taux de plus-value, ou rapport du profit à la production courante : PS+P. Le taux de profit P/K apparaît dès lors comme le quotient du taux de plus-value par le coefficient de capital. Il s’en suit que pour un taux de plus-value donné (c’est-à-dire pour un partage déterminé du produit social entre prolétariat et capital), la stabilité du taux de profit exige celle du coefficient de capital.

Or le capital tend à s’accroître, au cours de chaque période, de la somme de la plus-value accumulée (égale à I, valeur de la production des moyens de production). Si l’on suppose une population active stationnaire, la sommes des heures de travail fournies au cours de la période reste constante, autrement dit la valeur de la production courante ne saurait s’accroître. À tout accroissement de la valeur du capital correspondrait donc une hausse du coefficient de capital et (sous réserve d’une hausse équivalente du taux de plus-value) une baisse du taux de profit. En tout état de cause, la population active augmente normalement moins vite que la masse du capital constant ; le développement du capitalisme s’accompagne donc le plus souvent d’un accroissement du capital constant par tête d’ouvrier (élévation de la composition technique du capital).

Ce qui empêche cette évolution de conduire à une chute verticale du taux de profit, c’est l’accroissement de la productivité du travail, lui-même en partie résultat direct de l’accumulation. Celle-ci augmente bien la quantité physique des moyens de production utilisés par chaque travailleur (leur valeur d’usage) mais simultanément l’augmentation de la productivité réduit le nombre d’heures de travail socialement nécessaires pour reproduire le capital précédemment accumulé. Celui-ci subit donc une baisse de valeur, une dépréciation, égale au taux d’accroissement de la productivité dans le Département I [9].

Le coefficient de capital restera donc stable dans la mesure où la productivité du travail augmente exactement au même rythme que la composition technique du capital, autrement dit dans la mesure où le taux d’accroissement de la productivité est égal au taux d’accumulation (rapport I/K diminué du taux d’accroissement de la force de travail). Dans ces conditions en effet la valeur d’échange du stock de capital constant par tête n’augmente pas, la valeur qui s’y ajoute (I divisé par l’effectif employé) étant exactement compensée par la dépréciation.

Mais de ce fait la production du Département I (I) trouvera sa limite naturelle dans le montant du profit total (P). Chaque investissement nouveau fournissant en moyenne un supplément de profit correspondant au taux moyen de celui-ci, chaque capitaliste aura intérêt à investir au maximum de ses possibilités, qui sont limitées par son profit propre (auto-financement) augmenté de ses possibilités d’emprunt. Au niveau du capital social tout entier, les possibilités d’emprunt elles-mêmes sont déterminées par la masse du profit disponible.

À moyen terme, par conséquent (c’est-à-dire en faisant abstraction des oscillations temporaires de l’offre et de la demande) l’accumulation ne sera ni inférieure au profit total – dans la mesure où chaque capitaliste recherche le profit maximum – ni supérieure à celui-ci (étant donné qu’il n’est pas possible d’accumuler ce qui n’existe pas) [10].

Illustrons cette démonstration à l’aide d’un exemple chiffré. Soit un capital constant qui représente 400 milliards d’heures de travail social, et une force de travail pouvant fournir annuellement 100 milliards d’heures (quantité que l’on supposera constante). Le produit net a donc une valeur de 100 milliards d’heures, se partageant en 80 pour les salaires et 20 pour les profits (ces proportions sont ici choisies arbitrairement ; on verra plus loin dans quelles conditions leur modification peut avoir une incidence sur le fonctionnement de l’économie capitaliste).

Le coefficient de capital est donc égal à 4 (400 : 100), le taux de plus-value à 20 % (20 en pourcentage de 100) et le taux de profit à 5 % (20 en pourcentage de 400, ou encore – en divisant le taux de plus-value par le coefficient de capital – 20 : 4). On constate que le taux de profit sera maintenu si la productivité du travail s’accroît de 5 % comme suite à l’investissement de toute la plus-value disponible.

Dans ce cas, en effet, la dépréciation du stock de capital (5 % de 400, soit 20) sera égale à la valeur des nouveaux moyens de production entrant dans l’accumulation (I = 20) ; la valeur du capital, à chaque période, sera égale à celle de la période précédente, le coefficient de capital ne variera pas, pas plus que le taux de profit, et l’équilibre du marché sera perpétuellement assuré, chaque type de production se réalisant sans difficulté dans le revenu correspondant, et réciproquement. En résumé on a donc le schéma suivant :

Schéma 1

K

S (= C)

P (= I)

S + P (= C + I)

400

80

20

100

Mais, dire-t-on, où diable est dans tout cela la croissance ? Il semble, en effet, que l’on ait affaire à une économie stationnaire. Pour une faible partie, cela provient de l’hypothèse d’une force de travail elle-même stationnaire. Mais si l’on remplace cette hypothèse par celle d’un taux d’augmentation réaliste de la population (de l’ordre de 1 % par an dans les pays capitalistes avancés, jusqu’à l’actuelle période de baisse du taux de natalité) l’impression de stagnation n’en sera que faiblement corrigée, le reste demeurant en l’état. Concrètement, on obtiendrait l’évolution retracée au schéma 2 (pour un accroissement de la productivité égal à 4 % par an, ce qui correspond à l’élévation de la composition technique du capital pour un taux d’accumulation de 5 % et un accroissement de la force de travail de 1 % par an).

Schéma 2

Période

K

S (= C)

P (= I)

S + P (= C + I)

1

400

80

20

100

2

404

80,8

20,2

101

3

408

81,6

20,4

102

4

412

82,4

20,6

103

Pour l’essentiel, en effet, la stagnation apparente provient de ce que l’analyse en valeur ne tient compte de l’accroissement de la productivité du travail (valeur d’usage créée par heure de travail social) que pour en déduire une dépréciation du capital social. Au contraire, la statistique capitaliste – compromis entre valeur d’échange et valeur d’usage, le tout médiatisé par les rapports s’établissant sur le marché – fait très largement apparaître l’augmentation de la productivité dans la mesure de l’évolution de la production, et ce notamment dans les calculs « à prix constants » (c’est-à-dire éliminant l’effet de l’inflation sur les grandeurs mesurées en monnaie) qui servent de base à toutes les études de la croissance capitaliste.

Si nous reprenions l’exemple du schéma 2 sur la base de la comptabilité nationale habituelle (en négligeant toutefois la différence entre valeur et prix de production, ou encore en supposant que les capitaux des deux départements de la production sociale ont la même composition organique), nous trouverons, dans l’hypothèse d’un accroissement de la population au taux de 1 % l’an, et de la productivité du travail au taux de 4 %, les résultats représentés au schéma 3 (exprimés, par exemple, en milliards de francs de pouvoir d’achat constant).

Schéma 3

Période

K

S (= C)

P (= I)

S + P (= C + I)

1

400

80

20

100

2

420

84

21

105

3

441

88,2

22

110,2

4

463

92,6

23,1

115,7

Au cours de chaque période, la production totale augmente de 5 % (1 % par suite de la croissance de la force de travail qui représente un accroissement de valeur d’échange, et 4 % par suite de l’accroissement de la productivité qui n’augmente que la valeur d’usage du produit). Cette production se partageant dans des proportions fixes entre salaires et profits, ces deux revenus augmentent au même rythme que la production totale, et il en est de même pour les produits des deux grands départements de la production sociale dans lesquels ces revenus se réalisent. En même temps, le capital constant augmente, au cours de chaque période, de la somme correspondant à la production du Département I au cours de la période précédente, qui a été accumulée au cours de cette période. En effet, il n’est pas tenu compte de la dépréciation du stock de capital par suite de l’accroissement de la productivité. Mais on remarquera que la mesure du coefficient de capital, comme celle du taux de profit, ne sont pas affectés par ce changement de présentation car les deux termes du rapport ont été gonflés dans les mêmes proportions. Autrement dit, la statistique capitaliste permet de mesurer des rapports alors même que les grandeurs absolues ont subi de notables déformations.

L’évolution retracée au schéma 3 ressemble de très près à celle d’une économie capitaliste connaissant une période d’expansion régulière, sans fluctuations ni crises. C’est en fait un modèle de ce genre qui sous-tend la « démonstration » de l’impossibilité des crises dans le capitalisme moderne, proposée par Cardan dans Socialisme ou Barbarie en 1961/1962 [11]. Mais cette démonstration vaut exactement ce que vaut l’hypothèse qui lui sert de fondement, à savoir que le taux de profit ne saurait tomber durablement au-dessous du seuil minimum acceptable pour les capitalistes. Il reste donc à voir ce qui se passe lorsque cette hypothèse est abandonnée.

III – Les conséquences d’une baisse du taux de profit

Il résulte de l’exposé ci-dessus que le taux de profit est susceptible de baisser pour deux sortes de raisons : une baisse du taux de plus-value, ou une hausse du coefficient de capital. Bien que ces deux facteurs puissent se combiner, il est préférable d’examiner leurs effets séparément.

Pour ne pas surcharger inutilement l’analyse, nous nous en tiendrons à l’hypothèse d’une force de travail stationnaire, et nous mènerons le raisonnement exclusivement en valeur d’échange, comme dans le schéma 1. En outre, pour pouvoir mettre en évidence ce qui nous intéresse, nous admettrons que les revenus de chaque période sont dépensés (le cas échéant) au cours de la période suivante. Cette convention ne correspond pas entièrement à la réalité (bien qu’il y ait forcément un décalage entre la perception d’un revenu et se dépense), et encore moins aux normes de la statistique capitaliste où revenu et dépense coïncident toujours moyennant un certain nombre d’astuces techniques. Mais elle nous permettra de tenir compte de la dimension temporelle des phénomènes économiques avec un minimum de complications.

  1. a) Baisse du taux de plus-value

Selon la définition retenue ici, il y a baisse du taux de plus-value lorsque s’accroît la part du produit social consacrée à la reproduction de la force de travail, ou à des dépenses improductives. Dans ce cas, pour une valeur donnée de la production courante (force de travail stationnaire) il y a baisse, non seulement du taux mais de la masse du profit [12]. Le profit total devient de ce fait inférieur à la valeur de la production du Département I dont une partie ne trouve plus preneur. En soi, cette évolution n’est pas forcément de nature à provoquer une crise car simultanément la masse des salaires et des dépenses improductives dépasse la valeur de la production du Département II. On peut donc s’attendre à une simple redistribution de la production entre les deux départements, au prix tout au plus de difficultés d’adaptation passagères.

Mais il n’en est plus de même si la baisse du taux de plus-value (consécutive, par exemple, à de violentes luttes ouvrières) est suffisante pour faire tomber le taux de profit au-dessous du niveau qui décide les capitalistes à investir. Dans ce cas, c’est toute la production du Département I qui reste invendue [13], et même si au départ la production du Département II tend à augmenter, cela ne suffit pas pour empêcher une baisse de la production totale. De ce fait, une partie de la force de travail se trouve en chômage, et la production du Département II elle-même se contracte : une spirale déflationniste est déclenchée, à chaque cycle la production se heurte à un marché de plus en plus réduit. Si aucune des conditions de base ne se modifiait, la spirale ne s’arrêterait que lorsque le profit serait tombé à zéro, entraînant avec lui la production.

Une telle situation est illustrée au schéma 4. Nous partons à nouveau d’un capital constant de 400 milliards d’heures, d’un produit net de 100 milliards, mais nous supposons qu’à partir de la deuxième période la réalisation du revenu s’est modifiée au détriment des capitalistes (S = 90, P = 10), alors que les productions des Départements I et II étaient respectivement 80 et 20.

Schéma 4

Période

K

S

P

C

I

S + P (= C + I)

1

400

80

20

80

20

100

2

400

90

10

80

20

100

3

400

81

9

90

0

90

4

400

72,9

8,1

81

0

81

5

400

65,4

7,5

72,9

0

72,9

Dans ces conditions, dès la période 3, la production du Département I ne trouve plus preneur et tombe à zéro (nous supposerons toujours une adaptation immédiate de l’offre à la demande) ; parallèlement, le Département II voit son marché s’élargir de 80 à 90 (valeur des salaires au cours de la période 2). La valeur totale de la production tombe donc de 100 à 90 qui se partagent entre salaires et profits selon les proportions nouvellement établies, soit 81 pour les premiers et 9 pour les seconds. Dans des conditions générales inchangées, la demande totale de la période 4 se limitera aux 81 distribués sous forme de salaires dans la période 3, et la production continuera de se contracter inexorablement.

Il ne pourrait en être autrement que si les capitalistes se décidaient à accumuler le profit qui, malgré tout, leur revient. Mais ce profit ne fait que diminuer et, pour que la rentabilité du capital soit rétablie, il faudrait que la valeur du capital tombe encore plus vite que celle du profit. Or, il n’y a aucune raison évidente pour admettre une telle évolution, alors que l’accumulation qui entraîne normalement une dépréciation du capital se trouve bloquée. Dans le schéma 4, nous avons admis que la productivité du travail augmentait au même rythme que l’accumulation, de sorte que la valeur du capital reste stationnaire. Le taux de profit, déjà insuffisant au cours de la période 2 (2,5 % au lieu des 5 % de la période 1) ne ferait alors que baisser davantage, enfonçant de plus en plus l’économie dans la crise.

Bien entendu, dans la réalité, les conditions que l’on a supposées constantes se modifient. Devant la chute du taux de profit, les capitalistes ne se contentent pas de cesser d’investir. Ils prennent des mesures pour rétablir la situation, à la fois en comprimant les salaires (opération facilitée par le chômage) et en s’efforçant d’accroître la productivité sans investissements nouveaux (rationalisation), ce qui a pour effet de faire baisser le coefficient de capital. Mais ce que l’on doit souligner, c’est qu’en tout cas la solution du problème se trouve au niveau de la production (y compris la répartition de cette production) et non au niveau du marché. Nous reviendrons plus loin sur ce point (cf. la section VI).

  1. b) Hausse du coefficient de capital

Cette fois, nous supposons que l’augmentation de la productivité consécutive à l’accumulation n’est plus suffisante pour ramener le capital constant à sa valeur précédente. Pour une valeur donnée de la production courante, le coefficient de capital augmente et le taux de profit diminue. Contrairement au cas précédent où cette chute était brutale, elle sera ici graduelle et, au départ, la production ne rencontrera pas de difficultés d’écoulement. Celles-ci ne surgiront que lorsque le taux de profit sera tombé au-dessous du seuil critique : à ce moment l’accumulation s’arrête, le capital cesse d’augmenter mais la production du Département I ne trouvant plus de débouchés, une spirale déflationniste se déclenche de la même manière que ci-dessus.

Repartant du schéma 1, nous admettrons cette fois que l’accroissement de la productivité ne représente que la moitié du taux d’accumulation. Autrement dit, une accumulation égale à 5 % du capital existant permet seulement d’accroître la productivité de 2,5 % (au lieu de 5 % précédemment). Il s’en suivrait l’évolution retracée au schéma 5 (en fixant à 2,5 % le taux de profit qui décourage définitivement l’investissement).

Schéma 5

Période

K

S

P

C

I

S + P (= C + I)

1

400

80

20

80

20

100

2

410

80

20

80

20

100

3

420

80

20

80

20

100

n

800

80

20

80

20

100

n+1

810

64

16

80

0

80

n+2

810

51,2

12,8

64

0

64

Jusqu’à la période n, il ne se passe apparemment rien : le coefficient de capital augmente, le taux de profit diminue, mais l’accumulation se poursuit comme si de rien n’était jusqu’à ce que le taux de profit tombe en dessous du minimum qui incite les capitalistes à investir. Ensuite, le produit total se trouve réduit, à chaque période, au niveau correspondant à la masse des salaires et des dépenses improductives de la période précédente. On remarquera que la contraction, une fois commencée, est plus rapide qu’au schéma 4, ce qui s’explique par le fait que l’on a admis ici un taux de plus-value plus élevé.

Encore une fois, ce schéma n’est pas très réaliste : il est peu probable que les capitalistes continuent à accumuler imperturbablement face à une baisse persistante du taux de profit. Des symptômes de « surproduction » apparaîtraient en fait, bien avant que le seuil fatidique des 2,5 % (ou tout autre niveau minimum) soit atteint.

En outre, la riposte des capitalistes serait du même type que dans le cas du schéma 4 : ils tenteraient, à la faveur notamment du chômage grandissant d’augmenter le taux de plus-value de manière à compenser la hausse du coefficient de capital. Mais, ce faisant, ils se heurteraient à une difficulté supplémentaire. Lorsque la crise était provoquée par une baisse du taux de plus-value, il suffisait de ramener la valeur de la force de travail à son niveau antérieur ; maintenant, il s’agit de réduire cette valeur au-dessous de ce qu’elle était normalement, ce qui est de nature à provoquer une résistance ouvrière plus énergique.

Le premier type de crise (baisse du taux de profit par suite d’une chute du taux de plus-value) est celui qui se produit périodiquement à la fin d’une phase d’expansion du cycle capitaliste (hausse des salaires sous l’effet du plein emploi). L’accroissement du chômage en pesant sur le rapport salaire-productivité suffit généralement à faire rentrer les choses dans l’ordre et à préparer le terrain pour une nouvelle période de « prospérité ». Le deuxième type de crise (tendance à la baisse du taux de profit par suite d’une élévation du coefficient de capital) est plutôt structurel que conjoncturel et signale l’épuisement des marges d’accroissement de la productivité dans le cadre d’une technologie déterminée. C’est une crise de cette espèce que le capitalisme avancé semble avoir abordé vers la fin des années 1960.

IV – Surproduction dans le Département I ou dans le Département II ?

Ayant montré le rôle du taux de profit dans l’ouverture et la fermeture des débouchés de la production, il peut être utile de montrer que le profit ne peut pas être remplacé dans ce rôle crucial par le pouvoir d’achat des salariés, contrairement à une illusion très répandue.

Il est, en effet, très fréquent d’entendre soutenir que tout le problème vient de ce que le capital n’attribue pas aux travailleurs un salaire suffisant pour écouler toute la production de biens de consommation qui serait requise pour assurer le plein emploi. L’appétit des capitalistes pour l’acquisition des moyens de production ayant des limites, le marché finirait par être trop étroit pour absorber toute la production, d’où la crise. En d’autres termes, celle-ci serait provoquée non par une insuffisance des profits mais par leur excès.

Sous sa forme la plus vulgaire, cette théorie est celle de la sous-consommation qui sert de programme aux réformistes de tout poil (cf. le Programme Commun). Les affaires ne marchent pas parce que le pouvoir d’achat des travailleurs est trop faible : augmentez les salaires et tout ira bien. En fait, si les affaires ne marchent pas c’est parce que le taux de profit est insuffisant pour stimuler l’investissement ; dans ces conditions, augmenter les salaires serait une politique de Gribouille qui achèverait de détruire la rentabilité du capital en faisant tomber le taux de plus-value – comme on peut le constater en se reportant, par exemple, au schéma 4 – et plongerait l’économie dans une crise encore plus profonde (l’échec de la politique du Front Populaire en est un exemple instructif parmi beaucoup d’autres).

Cette objection est prise en compte par la variante « révolutionnaire » de la théorie de la surproduction dans le Département II. Sachant bien que l’objectif des capitalistes n’est pas de produire mais de réaliser un profit, ceux qui (dans le sillage de Rosa Luxembourg) se réclament de cette théorie repoussent avec mépris l’idée que les capitalistes pourraient augmenter les salaires pour « élargir le marché » (à juste titre, car autant vaudrait jeter les marchandises à la mer – sous réserve toutefois d’une exception qui sera signalée plus loin). Mais du coup les luxembourgistes déduisent de la tendance indéniable du capitalisme à réduire au minimum la valeur de la force de travail, l’impossibilité de réaliser la production du Département II et, par ricochet, celle du Département I.

En effet, si la consommation ouvrière reste limitée à un niveau très bas alors que la production totale augmente, l’équilibre ne peut être maintenu que moyennant une accélération continuelle de l’accumulation suffisante pour absorber l’expansion de l’ensemble de la production (qui ne pourrait avoir lieu que dans le Département I). Or une telle évolution serait-elle concevable, alors que la production engendrée par les machines supplémentaires ne trouverait devant elle qu’un marché stagnant ?

La première réponse à cette argumentation c’est tout simplement que l’expérience des cent dernières années ne montre aucune tendance à l’accroissement de la part de la plus-value dans la valeur de la production, la hausse du salaire réel ayant été en gros parallèle à celle de la productivité du travail [14]. Quant à la part de la plus-value disponible pour l’accumulation, elle a diminué du fait de l’accroissement des dépenses improductives.

Mais si empiriquement la question posée était sans objet, il importe de comprendre que son contenu théorique était lui-même inexistant. Admettons, en effet, que, contrairement à toute réalité observable, le taux de plus-value augmente jusqu’à atteindre 80 % du produit total. Puisque l’on veut nous démontrer que le taux de profit n’est pas à la source des difficultés des capitalistes, nous sommes en droit de supposer que ce taux est élevé. Maintenons donc le coefficient de capital à 4, ce qui donne un taux de profit de 20 % et implique (en cas de population stationnaire) un taux d’accroissement de la productivité du travail de 20 % également par an.

Dans ces conditions, pour un capital initial de 400, nous aurons à chaque période :

K = 400 + 80 – 80 = 400

S = 20

P = 80

qui seront accumulés sans le moindre problème.

Il va de soi qu’avec un coefficient de capital plus élevé (qui irait généralement de pair avec un taux de plus-value supérieur), le taux de profit serait plus faible, de même que l’accroissement de productivité requis pour maintenir l’équilibre. Mais en aucun cas on ne se heurte au prétendu problème d’une accélération illimitée de l’accumulation : celle-ci se situerait tout bonnement à un niveau plus élevé correspondant à une répartition différente de la production entre Département I et Département II (le changement de répartition résultant, comme tout ajustement sectoriel, du mécanisme régulateur de la péréquation des taux de profit).

Bien entendu, si l’on remplace l’analyse en valeur par une analyse en prix de marché, l’exemple ci-dessus se traduirait par une très rapide augmentation de toutes les grandeurs en cause : capital, salaires réels, profits et produit net augmenteraient tous au rythme de 20 % par an (ce qu’a approximativement réalisée, au cours de certaines années, l’économie japonaise) mais tant que les proportions restent conservées, il n’y aurait aucun problème de réalisation, et même l’économie capitaliste serait dans ces conditions particulièrement « prospère ».

En fait, ce qui s’oppose à une bonne compréhension du problème c’est l’idée naïve qu’une production consacrée, pour l’essentiel, à fabriquer des machines qui fabriqueraient d’autres machines pour fabriquer d’autres machines ne « servirait » à rien, n’aurait aucune « utilité ».

Mais la fonction de la production capitaliste n’est pas de répondre à des « besoins », elle est uniquement de fournir de la plus-value. Tant que l’expérience montre à chaque capitaliste qu’en achetant davantage de machines il obtient davantage de profit (mesuré au prix du marché, seul étalon de valeur qu’il connaisse), il continue à en acheter, et donc à fournir des débouchés à ses collègues qui, de leur côté, en font autant. La question de savoir si la production ainsi obtenue a une « utilité » est pour lui dépourvue de sens. L’accumulation ne lui apparaîtra comme inutile que le jour où il ne pourra plus en escompter un profit suffisant.

Cependant, il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que le capitalisme ne connaît à aucun moment de problème de réalisation, y compris dans le Département II. Lorsqu’au cours d’une dépression, la masse des salaires s’effondre, la réduction des débouchés pour les industries travaillant pour la consommation est tout à fait réelle et la crise s’en trouve singulièrement aggravée. Qui plus est, dans ces conditions le rétablissement du taux de profit, quoique indispensable, n’est pas entièrement suffisant pour provoquer une reprise.

C’est dans ces termes que se posent les problèmes effectifs – et non pas imaginaires – de la réalisation vers lesquels nous allons maintenant nous tourner.


NOTES

Articles reliés :

  Seconde partie
  Appendice I : Symboles et rapports
  Appendice II : Le Luxemburgisme, fausse solution d’un faux problème

[1] Les formalistes ne manqueront pas de relever que ce schéma s’écarte quelque peu de ceux qui figurent dans les pages du Capital. On a procédé ainsi pour éliminer des complications sans rapport direct avec la question traitée. De même, les symboles utilisés ont été choisis pour leur commodité, sans égard pour « orthodoxie ». Certaines de ces « déviations » sont commentées dans l’Appendice I au présent texte.

[2] Ces restrictions ont pour objet de souligner que la réalisation de la plus-value ne doit rien, dans son principe, à l’existence de secteurs pré-capitalistes, qu’ils soient situés à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national. Le rôle qu’ont pu jouer ces secteurs au cours d’une phase déterminée de l’histoire du capitalisme sera évoqué plus loin, dans la mesure où il éclaire les thèses de Rosa Luxembourg qui en avait fait – à tort – le moteur de l’accumulation du capital (cf. Appendice II).

[3] On remarquera l’absence de tout élément destiné à la reproduction du capital constant engagé dans la production. Le raisonnement est en effet conduit en termes de produit et de revenu nets, c’est-à-dire après remplacement du capital constant incorporé dans le produit. La déduction opérée étant égale du côté produit et du côté revenu, l’identité ci-dessus n’en est pas affectée.

[4] Sur la notion de réalisation, cf. le début de la section V.

[5] Ces questions (déjà abordées dans Lutte de Classe de juin 1971) sont développées dans un texte paru en mai et juin 1975.

[6] Nous ne nous occupons pas ici des profits sectoriels qui proviennent de disproportions temporaires dans la production des diverses marchandises. Ces problèmes sont justiciables du mécanisme de la péréquation des taux de profit, et n’ont rien à voir avec les crises de surproduction généralisées.

[7] Il s’agit dans les deux cas non pas d’un nombre d’heures de travail concrètes mais d’une grandeur abstraite, résultat d’un processus social de péréquation qui n’affecte pas la présente analyse, et sera donc laissée de côté.

[8] Les rapports définis dans le cadre de cette analyse diffèrent de ceux qui avaient été retenus dans Le Capital, sur les points indiqués dans l’Appendice I.

[9] Dans ce qui suivra, nous supposerons toujours que l’accroissement de la productivité est la même dans les deux départements de la production sociale. Toute déviation par rapport à cette hypothèse serait en fait compensée par une variation automatique du taux de plus-value et ne ferait qu’introduire dans le raisonnement une complication superflue.

[10] Concrètement, l’alignement de I sur P s’opère de la même manière que tout autre ajustement de l’offre et de la demande, par les fluctuations des prix du marché. Dans les conditions de base ici définies – c’est-à-dire tant que le taux moyen de profit est suffisant pour inciter les capitalistes à investir – lorsque I est inférieur à P, le prix de marché se situe au-dessous du prix de production (coût de production plus profit moyen), encourageant de ce fait la production du Département I. Si, au contraire, celle-ci dépasse le montant de la plus-value investible (I supérieur à P), le prix du marché tombe au-dessous du prix de production, et la production du Département I est découragée. Ces déséquilibres temporaires (comme tous les autres déséquilibres sectoriels) n’ont rien à voir avec les crises de surproduction qui, comme on le verra plus loin, résultent des baisses cycliques ou autres du taux de profit : les simples fluctuations des prix du marché sont auto-correctrices, alors que la crise proprement dite a des effets cumulatifs, et ne peut être résolue que par un nouveau partage du produit social, voire un changement du système de production.

[11] Modèle formalisé dans l’édition anglaise de ces articles : « Modern Capitalism and Revolution » (Solidarity, 123 Lathom Rd., London E6).

[12] Même si la force de travail augmente, son accroissement – généralement très lent – peut difficilement compenser l’effet d’une baisse du taux sur la masse du profit.

[13] Rappelons que nous raisonnons ici en termes de produit net, c’est-à-dire sans tenir compte de la production du Département I destinée à remplacer le capital constant usé au cours de la période de production.

[14] Voir à ce sujet : E. H. Phelps Brown et M. H. Browne, A Century of Pay, Macmillan, 1968.

Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec

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