Le mot civilisation est apparu tardivement, d’abord dans le vocabulaire français, pour être adopté ensuite par les principales langues européennes : civilization en anglais, Zivilisation en allemand, civilizazzione en italien, civilizacion en espagnol, etc. Le plus souvent, on associe son apparition au texte L’Ami des hommes, paru en 1756, dans lequel le mot « civilisation » est employé, deux fois, par le marquis de Mirabeau, sans que son sens soit véritablement précisé : « La Religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de l’humanité : c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche et nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre cœur. » Mirabeau définit le terme en 1766 dans L’Amy des Femmes ou Traité de la civilisation :
« La civilisation d’un peuple est l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de loix de détail […]. La civilisation ne fait rien pour la société si elle ne luy donne le fond et la forme de la vertu. C’est du sein des sociétés adoucies par tous ces ingrédients qu’on vient de citer, qu’est née la conception de l’humanité. »
Son sens commence à prendre forme. En 1767, dans la Théorie des lois civiles de l’avocat Linguet, civilisation est défini comme le « stade idéal d’évolution matérielle sociale et culturelle auquel tend l’humanité ».
Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré de 1873 définit la civilisation comme suit : « Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé, c’est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences. » Et précise : « Civilisation n’est dans le Dictionnaire de l’Académie qu’à partir de l’édition de 1835 [erreur soulignée par Lucien Febvre[1], le terme était déjà présent avant cette date], et n’a été beaucoup employé que par les écrivains modernes, quand la pensée publique s’est fixée sur le développement de l’histoire. » Le Littré de 1873 propose deux définitions du terme « civiliser ». Une ancienne, de moins en moins usitée : « Autrefois rendre civile une matière criminelle. Civiliser un procès. Civiliser une matière criminelle. » Et celle qui va de pair avec la prolifération de l’emploi du substantif « civilisation », à savoir : « Polir les mœurs, donner la civilisation. Le commerce des Grecs a civilisé les barbares. »
Le Dictionnaire de l’Académie de 1835 définissait effectivement déjà la civilisation comme : « Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé. Retarder la civilisation d’un pays. Les progrès de la civilisation. » En ce qui concerne le verbe « civiliser » : « Il signifiait autrefois, Rendre civile une matière criminelle à une procédure ordinaire et civile. Civiliser un procès. Civiliser une cause criminelle. » Mais désormais : « Il signifie, Rendre civil et sociable ; polir les mœurs. Le commerce des Grecs a civilisé les barbares. »
Avance Rapide. Le Grand Larousse de la langue française de 1989 définit la « civilisation » comme suit :
n. f. (de civiliser ; 1732, Trévoux, au sens de « transformation d’un procès criminel en procès civil » ; sens 1–2, 1756, V. de Mirabeau ; sens 3, 1828, Guizot).
1. Action de civiliser, de perfectionner les conditions matérielles, morales et culturelles dans lesquelles vit un peuple : La civilisation de la Gaule par Rome fut rapide.
2. État de haute évolution matérielle, intellectuelle, morale et artistique auquel sont parvenues certaines sociétés, considéré comme un idéal à atteindre par toute société : Je savais, bien avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, Part, la philosophie, la civilisation (Renan). C’est ainsi qu’ils portèrent la civilisation jusqu’aux extrémités du monde connu (France). La civilisation est tout entière dans l’éducation, dans la tradition, tout entière dans nos livres, dans nos bibliothèques, dans nos méthodes (Duhamel).
3. État de développement des conditions matérielles de vie, des connaissances, des mœurs et des arts d’une société à une époque déterminée de son histoire : Eugène […] n’en était qu’à sa première journée sur le champ de bataille de la civilisation parisienne (Balzac). Là, on voit […] des ustensiles de toutes sortes recueillis dans les nécropoles de cette énorme civilisation disparue {l’ancienne Égypte] (Gautier). À présent, je sais que notre civilisation occidentale (j’allais dire : française) est non point seulement la plus belle : je crois, je sais qu’elle est la seule — oui, celle même de la Grèce dont nous sommes les seuls héritiers (Gide).
Syn. : 2 culture. — Contr. : 2 barbarie, sauvagerie.
Et « civiliser », comme suit :
[sivilize] v. tr. (de civil, adj. ; 1568, I. Le Roy, aux sens 1,1–2 ; sens II, lin du XVIe s.).
I.1. Amener une société, un peuple d’un état primitif à un état supérieur d’évolution matérielle, intellectuelle, artistique et morale : Souvenez-vous, Quintius, que vous commandez à des Grecs qui ont civilisé tous les peuples (Chateaubriand).
2. Fam. Adoucir, polir le caractère, les manières de quelqu’un : L’enfant est un petit sauvage qu’il s’agit de civiliser sans qu’il s’en aperçoive (Sand). Parviendra-t-on à civiliser cet ours mal léché ?
II. Vx. En termes de droit, transformer en procès civil une affaire pénale.
Syn. : I, 1 éduquer, élever, humaniser, policer ; 2 affiner, apprivoiser, dégrossir.
Aujourd’hui, le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales) définit ainsi la « civilisation » :
« Fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées. »
Ou :
« État plus ou moins stable (durable) d’une société qui, ayant quitté l’état de nature, a acquis un haut développement. »
Étymologiquement, le terme civilisation vient du latin civitas qui signifie cité, et renvoie donc aussi à l’État : le Larousse rappelle que « de façon générale, on entend par “cité” un État constitué par une ville et son territoire, de taille modeste, où les hommes s’organisent en un ensemble politique et économique cohérent ». C’est pourquoi, archéologiquement, le phénomène urbain, l’urbanisation, est fréquemment associé à la civilisation. C’est pourquoi on peut souvent lire des choses comme « Mésopotamie : le berceau des premières civilisations » (dans ce récent article de Géo, par exemple), c’est pourquoi le numéro d’octobre-décembre 2015 du magazine Histoire comporte un article intitulé « Le berceau des civilisations », commençant par : « C’est en Mésopotamie que l’humanité est entrée dans l’histoire. Là naissent l’écriture, l’État et la religion. »
Bon, très bien, me direz-vous. Mais pourquoi nous ennuyer avec toutes ces définitions de dictionnaire et autres remarques étymologiques ? Eh bien, pour exposer deux ou trois évidences concernant la glorieuse civilisation. À commencer par ceci que le terme « civilisation » est historiquement et toujours officiellement (Cf. les définitions ci-avant) indissociable d’un certain hubris, d’un certain « suprémacisme », dans le sens où il relève d’une « idéologie de supériorité ou de domination » : la « civilisation », c’est une action (le fait de « civiliser »), mais c’est aussi une condition humaine supérieure, supérieure à un « état de nature », à une « condition primitive », celle des sauvages et autres peuples « primitifs ». Cette idéologie de supériorité est directement liée à l’idée de « Progrès » qui informe la civilisation occidentale depuis le XVIIIe siècle, environ, c’est-à-dire à peu près depuis l’époque où le terme « civilisation » est employé pour la première fois, et dont l’hégémonie est quasi totale désormais que la civilisation industrielle est planétaire, mondialisée.
La civilisation, c’est le Progrès, la progression vers une condition sociale supérieure grâce au « développement », à l’État, au commerce (et aujourd’hui, en plus : grâce au développement techno-industriel). C’est la croyance selon laquelle l’être humain est naturellement (par nature) belliqueux, violent, agressif ; selon laquelle tous les peuples dits primitifs, sauvages, etc., vivent dans un état de guerre permanent, sont violents (barbares), et qu’il faut aller contre la nature, et notamment contre la nature humaine, pour parvenir à former des sociétés pacifiques, pacifiées, policées, où il fait bon vivre, en organisant les humains de manière étatique, hiérarchique, en leur inculquant les bonnes mœurs.
Au risque de rappeler une évidence : nous savons désormais que tout ceci est faux, que l’être humain n’est pas intrinsèquement (par nature) belliqueux, que les peuples dits primitifs ou sauvages n’étaient et ne sont pas nécessairement violents (et certainement pas plus que la civilisation), qu’il pouvait et peut faire bon vivre en leur sein, avec leurs mœurs ; que les mœurs de la civilisation sont d’ailleurs plutôt synonymes de mal-être généralisé (en témoigne le caractère épidémique de la dépression, cette maladie de civilisation, de divers troubles psychiques, de la solitude, etc.).
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En 1963, dans un discours intitulé « Techniques autoritaires et techniques démocratiques », le sociologue Lewis Mumford définissait « la civilisation, sans en faire l’éloge », comme le mode de vie issu de cette « nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de contrôle politique centralisé » qui prend forme « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère ». Dans son livre Les transformations de l’homme, il soulignait, par ailleurs, que :
« la civilisation a entraîné l’assimilation de la vie humaine à la propriété et au pouvoir : en fait, la propriété et le pouvoir ont pris le pas sur la vie. Le travail a cessé d’être une tâche accomplie en commun ; il s’est dégradé pour devenir une marchandise achetée et vendue sur le marché : même les “services” sexuels ont pu être acquis. Cette subordination systématique de la vie à ses agents mécaniques et juridiques est aussi vieille que la civilisation et hante encore toute société existante : au fond, les bienfaits de la civilisation ont été pour une large part acquis et préservés — et là est la contradiction suprême — par l’usage de la contrainte et l’embrigadement méthodiques, soutenus par un déchaînement de violence. En ce sens, la civilisation n’est qu’un long affront à la dignité humaine. […]
Esclavage, travail obligatoire, embrigadement social, exploitation économique et guerre organisée : tel est l’aspect le plus sinistre des “progrès de la civilisation”. Sous des formes renouvelées, cet aspect de négation de la vie et de répression est encore bien présent aujourd’hui. »
Dans Le Mythe de la machine, il écrivait :
« L’étude de l’époque des Pyramides que je fis pour me préparer à la rédaction de La Cité à travers l’histoire me révéla de manière inattendue qu’il existait un étroit parallélisme entre les premières civilisations autoritaires du Proche-Orient et la nôtre propre, bien que la plupart de nos contemporains continuent de considérer la technologie moderne, non seulement comme le sommet du développement intellectuel de l’homme, mais comme un phénomène entièrement neuf. Au contraire, je m’aperçus que ce que les économistes ont récemment nommé l’Age de la machine ou l’Age de la puissance avait son origine, non dans la prétendue révolution industrielle du XVIIIe siècle, mais au tout début dans l’organisation d’une machine archétypique, formée d’éléments humains. »
Cette machine archétypique impliquait et implique :
« une enrégimentation et une dégradation correspondantes d’activités humaines autrefois autonomes : la “culture de masse” et le “contrôle des masses” firent leur première apparition. Non sans un mordant symbolisme, les produits suprêmes de la mégamachine, en Égypte, furent des tombes colossales, habitées par des cadavres momifiés ; tandis que plus tard en Assyrie, ainsi que de façon répétée dans chaque autre empire en expansion, le témoignage principal de son efficience technique était un désert de villages et de villes détruits, et de sols empoisonnés : le prototype de semblables atrocités “civilisées” d’aujourd’hui. Quant aux grandes pyramides égyptiennes, que sont-elles sinon les exacts équivalents statiques de nos propres fusées spatiales ? Deux inventions pour assurer, contre un prix extravagant, un passage en paradis au petit nombre des favorisés.
Ces égarements colossaux d’une culture déshumanisée, centrée sur la puissance, souillent avec monotonie les pages de l’histoire, du viol de Sumer à la destruction de Varsovie, de Rotterdam, Tokyo et Hiroshima. Tôt ou tard, à ce que suggère cette analyse, nous devons avoir le courage de nous demander : cette association d’une puissance et d’une productivité peu communes avec une violence et une destruction tout aussi peu communes est-elle purement accidentelle ? […]
La réglementation bureaucratique faisait en réalité partie de la plus vaste réglementation de la vie, introduite par cette civilisation centrée sur le pouvoir. »
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Dans son livre intitulé Inventing Western Civilization (« Inventer la civilisation occidentale », pas encore traduit à ce jour), l’archéologue Thomas C. Patterson de l’université de Berkeley, en Californie, aux USA, discute de l’origine et du sens du mot « civilisation » :
« L’idée de civilisation constituait une partie importante de l’idéologie qui accompagna et appuya l’avènement de l’État européen moderne. L’État moderne émergea durant la crise du féodalisme — caractérisée par des revenus décroissants au sein de la classe dirigeante, même en période d’expansion économique. La formation de l’État moderne débuta à la Renaissance et s’accéléra avec l’arrivée, dans les années 1500, d’importantes ressources obtenues lors de pillages dans les Amériques. À cette époque, les États européens présentaient déjà des formes variées de gouvernements : monarchies absolues en Espagne, en France et en Angleterre ; États dominés par des corporations cléricales dans le Saint Empire Romain — à savoir, un bout de ce qui est aujourd’hui l’Allemagne et l’Italie centrale ; et républiques avec assemblées parlementaires dans ce qui est aujourd’hui le Nord de l’Italie et la Suisse.
La formation des États modernes est également liée à l’émergence des classes sociales indiquant de nouvelles relations entre les monarques, les nobles et leurs sujets. Dans les régimes féodaux, les nobles tiraient leurs moyens de subsistance de terres acquises par la guerre, et du labeur et des biens extorqués à leurs sujets ; ils représentaient aussi l’autorité judiciaire de leur propre domaine. Durant la Renaissance, les princes et les rois commencèrent à embaucher des hommes de lettres — des intellectuels — afin qu’ils les aident à gérer leur propriété et à engranger les bénéfices de la centralisation d’un gouvernement d’État. Au sein des monarchies absolues apparues au début du XVIe siècle, les monarques usaient de l’État comme d’une entreprise personnelle, potentielle extension lucrative de leur propre domaine, même s’ils partageaient souvent ses richesses avec d’autres.
Au début des années 1500, les souverains d’Espagne, de France et d’Angleterre avaient commencé à consolider leur pouvoir politique afin d’acquérir des revenus qu’ils utiliseraient pour les guerres, la diplomatie, le commerce et la colonisation. Ils vendaient des postes politiques à des nobles lettrés, des bourgeois et des hommes d’église, et exigeaient un paiement monétaire de la part des citadins et des agriculteurs. Ce fut le début de la bureaucratie d’État, dont les représentants s’inquiétaient principalement de la collecte de taxes et du recensement. Ces nouveaux administrateurs tiraient également profit de leurs postes, les nobles qui en avaient achetés recevaient des revenus en espèces à la place des paiements féodaux sous forme de labeur et d’apports en nature.
L’intervention d’État constituait la composante la plus importante de la politique économique de cette période. Les nouveaux États centralisés étaient en mesure de promouvoir le développement de marchés internes, afin d’encourager l’exportation de marchandises, tout en en tirant profit. De nombreux États — notamment l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre et la Hollande — finançaient des entreprises coloniales outremarines qui créaient des marchés pour leurs marchands et leurs fabricants, et fournissaient des revenus à leurs souverains. Ils interdisaient également l’exportation de lingots d’or, qu’ils considéraient comme la principale source de richesse.
Peu après, les souverains des nouveaux États engagèrent des avocats, de formation universitaire, pour explorer et spécifier la nature des nouvelles relations sociales qui se développaient en conséquence de ces changements. Ces hommes avaient étudié la loi romaine, laquelle permettait d’établir des distinctions entre les citoyens et les sujets, décrivait leur relation à l’État, et régulait les activités économiques et les relations entre individus. Ce furent eux qui commencèrent à élaborer l’idée de civilisation.
Dans les années 1560, des juristes français comme Jean Bodin et Loys (Louis) Le Roy, descendants de riches familles de marchands dont la notoriété et la fortune reposaient sur leurs liens étroits avec le roi, commencèrent à établir ces standards. Ils usèrent des mots “civilité” et “civilisé” pour décrire des gens, qui, comme eux, appartenaient à certaines organisations politiques, dont les arts et lettres faisaient montre d’un certain degré de sophistication, et dont les manières et la morale étaient considérées comme supérieures à celles des autres membres de leur propre société ou d’autres sociétés. Ils ne considéraient pas les paysans de leur propre société comme sociables, courtois, civils ou lettrés. Ils pensaient la même chose des indigènes qui vivaient dans la nature sauvage des nouvelles colonies. Dès le XIe siècle, ces individus “incivilisés” étaient souvent décrits comme “rustiques/paysans” — comme des campagnards qui, du fait de leur rang social inférieur, étaient considérés comme stupides, grossiers et mal élevés.
Ces intellectuels proches de la Couronne, imprégnés d’études de l’ancienne loi romaine, connaissaient les racines latines civilis, civis, et autres déclinaisons. Dans leur contexte historique, ces mots latins possédaient un éventail de significations interconnectées, dont : association de citoyens ; la loi telle qu’appliquée et respectée par les citoyens ; le comportement d’une personne ordinaire ou d’un citoyen ; le domaine juridique par opposition au domaine militaire ; la politique ; l’association avec l’administration d’État ; et une communauté organisée à laquelle on appartient en tant que citoyen d’un État. La civilisation, en d’autres termes, se base sur l’État, sur la stratification sociale et sur le règne de la loi ; ses lettrés appartiennent soit à la classe dirigeante, soit occupent d’importantes positions dans l’appareil d’État. »
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Ce caractère anti-démocratique du type de société correspondant à l’idée de « civilisation » n’avait rien d’un secret. Sigmund Freud, par exemple, le comprenait et l’exprimait sans ambages :
« La civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition[2]. »
On notera, au passage, que cette caractérisation de la civilisation est également une très bonne qualification de l’État (ce qui n’a rien d’étonnant, les deux étant liés).
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Manifestement, le mot et l’idée de civilisation ont été inventés afin, d’une part, de qualifier une action, un processus, le fait de civiliser, et d’autre part de désigner et glorifier un type de société humaine très spécifique (et même, au tout début, une classe sociale spécifique, la classe sociale dominante au sein de cette société), et aussi un idéal. Le terme servait à distinguer ceux qui sont civilisés (qui ont atteint l’état de civilisation), de ceux qui ne le sont pas (barbares ou sauvages), à marquer une dichotomie. C’est pourquoi, initialement, et le plus souvent, on n’employait le terme qu’au singulier : la civilisation. Ce n’est que plus tard, relativement récemment, après que la Science ait récusé le racisme qu’elle avait participé à propager, que le terme de civilisation a commencé à devenir synonyme de société, voire de « groupe humain ». Tous les peuples du monde et toutes les sociétés humaines ayant jamais existé sont désormais considérés comme civilisés. Il paraîtrait désormais politiquement incorrect de parler de personnes ou de peuples non civilisés (ou incivilisés). Ironique renversement, voire ironique non-sens. Dénier, à un groupe humain, le qualificatif de « civilisation », terme historiquement et toujours officiellement (dans sa définition) caractérisé par un racisme flagrant, serait faire preuve de racisme.
En revanche, il ne semble pas venir à l’esprit de ceux qui utilisent le mot à toutes les sauces qu’employer un terme conçu pour désigner un type de société spécifique afin de les désigner toutes, c’est, en quelque sorte, parler de marteau pour faire référence à n’importe quel outil. C’est absurde. Ce faisant, c’est la raison d’être du terme civilisation qu’on occulte ; on interdit la compréhension de tant d’années de « mission civilisatrice », on ne permet plus de saisir le sens du verbe « civiliser ». Si tout être humain est et a toujours été « civilisé », pourquoi ce verbe ? Pourquoi la « mission civilisatrice » ? Pourquoi cette étymologie ? Pourquoi le(s) « berceau(x) de la civilisation » ? Pourquoi les « maladies de civilisation » ?
Comment comprendre, alors, les nombreux propos s’inscrivant dans la veine de cette remarque de Crazy Horse[3] :
« Vous nous dites que pour vivre il faut travailler… Vous autres, hommes blancs, vous pouvez travailler si vous le voulez, nous ne vous gênons nullement ; mais à nouveau vous nous dites : “Pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ?” Nous ne voulons pas de votre civilisation ! »
Ou du Lakota John Fire Lame Deer[4] :
« Avant que nos frères blancs n’arrivent pour faire de nous des civilisés, nous n’avions pas de prison. Ainsi, nous n’avions pas de criminels. Sans prison, il ne peut y avoir de criminels. Nous n’avions ni serrures ni clés, donc parmi nous, point de voleurs. Lorsque quelqu’un était pauvre au point de ne pas pouvoir s’offrir un cheval, une tente ou une couverture, on les lui donnait. Nous étions trop peu civilisés pour accorder une grande importance à la propriété privée. Nous ne connaissions aucune sorte d’argent et, par conséquent, la valeur d’un être humain n’était pas déterminée par sa richesse. Nous n’avions pas de lois écrites, pas d’avocats, pas de politiciens, ainsi, nous ne pouvions pas nous tromper et nous escroquer les uns les autres. Nous étions vraiment mal en point avant l’arrivée de l’homme blanc et je ne saurais expliquer comment nous avons réussi à nous débrouiller sans ces choses fondamentales qui sont si nécessaires à une société civilisée. »
Ou de Luther Standing Bear :
« C’est cette perte de foi qui a laissé un vide dans la vie indienne, un vide que la civilisation ne remplit pas. La vie d’avant s’établissait sur les rythmes de la nature, mystiquement liée au soleil, à la lune et aux étoiles ; aux herbes dansantes, aux rivières et aux souffles des vents[5]. »
Lequel déplorait par ailleurs : « Enfant, je comprenais comment donner. J’ai oublié cette grâce depuis que je suis civilisé. »
Comment comprendre ces définitions officielles toujours clairement dichotomiques, racistes, suprémacistes, avalisant toujours ostensiblement l’idée de Progrès, d’une sortie de quelque « état de nature », ou le dépassement de quelque « condition primitive » ?
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Selon Freud, la civilisation « désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres[6] ». Une qualification que ne renieraient pas les premiers utilisateurs du terme, ainsi qu’un certain nombre de ceux qui l’emploient encore actuellement, et qui correspond assez bien à la définition toujours officielle du terme. L’état de nature, l’état primitif, c’est un état animal. La civilisation nous fait sortir de l’animalité, elle hisse l’humain au-dessus du (misérable, pathétique) règne animal, elle le place au sommet de la scala naturæ, la « grande chaîne des êtres ». Éric Zemmour n’est pas un vulgaire primate.
L’idée de civilisation va de pair avec un mépris certain pour les formes de vies non-humaines. Freud lui-même le remarquait dans Totem et tabou :
« La relation de l’enfant à l’animal ressemble beaucoup à celle du primitif à l’animal. L’enfant, ne présente pas encore la moindre trace de l’orgueil qui, par la suite, pousse l’homme civilisé adulte à séparer sa propre nature de tout le règne animal par une ligne de démarcation tranchée. Sans hésiter, il accorde à l’animal d’être pleinement un égal, reconnaissant sans inhibition ses besoins ; il se sent sans doute davantage parent de l’animal que de l’objet, qui est vraisemblablement énigmatique pour lui. »
Racisme et mépris pour les animaux, pour les formes de vie non humaines, sont deux caractéristiques liées entre elles de l’idée de civilisation. Ainsi que le formule Thomas Lepeltier, résumant une réflexion d’Adorno, dans un article présentant une étude l’avalisant[7] :
« si une personne trouve légitime d’abattre sans nécessité des animaux, elle ne verra pas de problème moral à ce que l’on agisse de même envers tout groupe d’humains rabaissés au rang de l’animalité. »
Rosa Amelia Plumelle-Uribe le souligne dans son livre La Férocité blanche :
« On ne peut pas attribuer les qualités les plus nobles et l’intelligence la plus développée à ceux qu’on doit écraser ou qu’on est déjà en train d’anéantir. C’est l’inverse qui est indispensable et c’est ainsi que s’établissent les rapports d’asservissement. »
D’où le mépris (ou, a minima, la dépréciation) des animaux et des formes de vies non humaines ; d’où le mépris des « races inférieures » (Jules Ferry) ; d’où le mépris des femmes[8]. Éric Zemmour n’est pas un vulgaire primate, mais il n’est pas non plus un vulgaire Pygmée, ou une pauvre femmelette.
Mépris — idéologie de supériorité, suprémacisme humain ou racial —, inhérent à l’idée de civilisation, qui a eu et qui continue d’avoir des conséquences désastreuses, comme Claude Lévi-Strauss le faisait éloquemment remarquer :
« On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.
J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme [l’homme civilisé, ou, du moins, une certaine ou certaines cultures humaines : rendons à César ce qui lui revient, évitons d’attribuer à “l’homme” ce qui caractérise certaines cultures, certaines sociétés, certains hommes] a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité [la civilisation] à l’autodestruction.
Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. »
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Dans son livre Le credo de l’homme blanc, l’historien Alain Ruscio rapporte ce propos, de 1901, du président de la Chambre de commerce de Lyon, Jules Isaac : « Civiliser les peuples, au sens que les modernes donnent à ce mot, c’est leur apprendre à travailler pour pouvoir acquérir, dépenser, échanger ». Et Alain Ruscio de commenter : « Civilisation, l’autre mot pour dire Capitalisme ». Le propos de Jules Isaac nous rappelle également que civilisation et colonisation étaient des notions étroitement liées. La civilisation servait de justification à la colonisation. La colonisation apportait la civilisation.
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Le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Oscar Bloch et Walther von Wartburg de 1932 précisait, concernant l’origine du terme « civilisation », que « l’excès de sens de police et l’enrichissement des idées se rapportant au progrès de l’homme en société ont fait rechercher un mot nouveau ». Le même dictionnaire stipule que jusqu’alors, la notion de civilisation « était exprimée par police (et l’adjectif policé) ». Le nom police conserve en effet, jusqu’aux alentours du XVIIe siècle, le sens d’organisation étatique, avant d’acquérir, par métonymie, le sens moderne qui prévaut aujourd’hui. Dans le Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts rédigé par Antoine Furetière, en date de 1727, à l’entrée « Police », on lit : « Lois, ordre & conduite à observer pour la subsistance et l’entretien des États et des Sociétés. En général, il est opposé à barbarie. Les Sauvages de l’Amérique n’avaient ni lois, ni police, quand on en fit la découverte. Les États différents ont diverses sortes de police. » Civilisation, l’autre mot pour dire « police ».
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Les atrocités commises au nom de l’idée de « civilisation » incitent désormais les civilisés à tenter de changer son sens, et même à l’inverser. Ils s’imaginent, de la sorte, en finir avec toutes les horreurs du passé, tous les problèmes pourtant étymologiquement et historiquement associés à l’idée. Mais on n’efface pas des siècles d’histoire comme ça, d’autant que tout ce qui caractérise l’idée de « civilisation », c’est-à-dire aussi l’idée de Progrès, le finalisme de l’évolutionnisme anthropologique (l’idée selon laquelle toutes les sociétés sont engagées sur une seule et même voie, celle de la civilisation (européenne), en direction d’une seule et unique fin, la présente civilisation industrielle, plus seulement européenne, désormais mondialisée), tout ce qui avait présidé à l’invention et l’emploi du terme civilisation continue d’exister et de nuire. L’urbanisation et l’expansion du Léviathan continuent inexorablement. L’ethnocide perpétré au nom de la civilisation est toujours en cours. La « mission civilisatrice » se prolonge en effet sous diverses formes, d’autres appellations — « développement », « modernisation », « industrialisation », etc. Et l’ethnocide planétaire se double d’un écocide.
Plutôt que d’assimiler le terme à celui de « culture », de « société », de « groupe » ou de « peuple », passant ainsi sous silence les caractéristiques spécifiques du type de société qui lui correspondent, amalgamant n’importe comment toutes sortes de sociétés éminemment distinctes, ceux qui se soucient de justice et d’émancipation feraient bien d’exposer et de dénoncer la lourde sémantique étymologiquement, historiquement, et toujours officiellement propre au mot et à l’idée de « civilisation ».
Sur le plan écologique, il est tout aussi regrettable d’assimiler la civilisation à toute forme de vie humaine. Ce n’est pas par hasard que les premiers utilisateurs de l’idée de civilisation établissaient des rapprochements entre les « grandes civilisations » (égyptienne, grecque, romaine, etc.), auxquelles ils attribuaient ainsi de la grandeur, du prestige, et la civilisation occidentale, ou européenne (désormais, la civilisation industrielle mondialisée). C’est parce qu’il existe bel et bien des caractéristiques communes entre elles, une filiation. En qualifiant tout groupe humain de civilisation, on s’empêche de réaliser que toutes les civilisations, c’est-à-dire, selon l’étymologie, la définition et l’usage historique du terme, toutes les sociétés étatiques basées sur des formes de vies urbaines et sur l’agriculture, ont ravagé leurs environnements, ce qui a inlassablement participé à précipiter leur effondrement — on s’empêche de réaliser les caractéristiques intrinsèquement nuisibles de la civilisation.
Le poète écologiste Wendell Berry a écrit que : « Nous servons mieux la civilisation en nous opposant à ce pour quoi elle passe habituellement[9] ». Plus honnête que beaucoup d’autres, la formule de Berry n’en demeure pas moins un énième subterfuge discursif visant à éviter, pour les raisons habituelles (pour la raison habituelle : parce qu’on nous a fructueusement inculqué qu’au-delà de sa définition, l’idée de civilisation correspondait au bien, par opposition au mal), de critiquer la civilisation en l’assimilant explicitement à l’inverse de ce qu’elle désigne usuellement, et à juste titre (car historiquement, et étymologiquement). Pourquoi ne pas admettre, tout simplement, plus simplement, plus logiquement, que la civilisation était et est une très mauvaise idée, un très mauvais concept se rapportant à une idéologie suprémaciste, raciste, à la mythologie du Progrès, à l’État, instituant une dichotomie n’ayant aucune raison d’être, désignant un phénomène particulièrement nuisible, à combattre ?
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Conscient du caractère destructeur et autodestructeur des civilisations, Lewis Mumford écrivait, dans Les Transformations de l’homme, que face à leur « échec chronique, […] une seule issue a jusqu’ici conduit à un développement ultérieur : celle qui conteste les axiomes de la civilisation et refonde la vie humaine sur des bases nouvelles ».
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Récapitulons. Pourquoi est-il important de continuer à associer le mot civilisation à sa définition, son étymologie et son usage historique ?
- Parce que le substantif civilisation renvoie à l’action, au verbe « civiliser », lequel implique par définition une dichotomie entre civilisé et non civilisé (ou incivilisé). Associer « civilisation » à « peuple », « société », « groupe », ou autre chose ne fait pas disparaître cette dichotomie. Cela rend simplement la réflexion absurde, voire impossible.
- Parce qu’étymologiquement, et donc littéralement, civilisation découle de civitas et est donc lié à la cité, et à l’État. Pas à n’importe qui ou n’importe quoi.
- Parce que le terme civilisation ayant été créé avec et dans le sens susmentionné, et utilisé ainsi jusqu’aujourd’hui (et encore aujourd’hui, au moins en partie), lui en conférer un autre, qui plus est contraire à son sens initial, littéral, ne nous aidera pas à penser l’histoire et la situation présente.
- Parce que si l’on se met à changer totalement voire à inverser le sens des mots juste parce que cela nous arrange, bientôt plus rien n’aura de sens.
Si nous ne sommes pas capables de remettre en question l’usage d’un mot, d’un simple mot, pour la seule raison que l’on nous a profondément conditionnés à l’apprécier, à l’exalter, à l’associer, envers et contre toute logique, au bien, comment pourrions-nous remettre en question les nombreuses calamités qui le définissent aussi bien littéralement qu’historiquement ?
La civilisation, c’est l’hubris et le racisme de la mythologie du Progrès, c’est l’État, c’est le capitalisme, c’est l’urbanisation, c’est l’agriculture, c’est le suprémacisme humain et son mépris pour l’animalité (y compris humaine), pour toutes les formes de vie non humaines.
Toutes ces choses — autant de nuisances — sont à combattre, non à passer sous silence en assimilant « civilisation » à n’importe quel groupe humain.
Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
- Civilisation, le mot et l’idée, exposés par Lucien Febvre, Émile Tonnelat, Marcel Mauss, Alfredo Niceforo et Louis Weber (1929) ↑
- Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1921). ↑
- Pieds nus sur la terre sacrée. Textes rassemblés par T. C. McLuhan. 1974. ↑
- “Lame Deer. Seeker of Visions” by John (Fire) Lame Deer and Richard Erdoes. New York : Pocket Books, 1994. Copyright 1972. ↑
- “The Tragedy of the Sioux”, American Mercury 24, n. 95 (novembre 1931) ↑
- Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929). ↑
- https://www.scienceshumaines.com/mepris-des-animaux-et-racisme-une-meme-logique_fr_30430.html ↑
- Lire, à ce sujet, le texte « Animal, femme, indigène : trois figures pour une même peur », d’Ana Minski : https://www.partage-le.com/2018/04/29/9258/ ↑
- Wendell Berry, A Continuous Harmony : Essays Cultural and Agricultural. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage