Avec de tels protecteurs, plus besoin d’ennemis

Avec de tels protecteurs, plus besoin d’ennemis

Le sinistre printemps 2020 s’estompe, laissant en héritage des multitudes hébétées. Le coronavirus n’a pas seulement suscité d’innombrables vocations de diafoirus et laissé le champ libre aux théoriciens de l’enfermement global ou aux maniaques du couvre-feu. Sa promotion au rang de tragédie du millénaire s’est faite au prix d’un matraquage médiatique insensé qui a incrusté dans les opinions mises en situation, entre autres sornettes, l’idée que le « monde d’avant » était balayé à jamais, le confinement n’étant que l’entracte permettant de changer le décor pour un « monde d’après » reconstruit sur de nouvelles bases. Les occidentalistes ont repris en boucle cette nouvelle version de la « fin de l’Histoire », relayant le pétard mouillé de Fukuyama, l’une des théories messianistes dont sont friands les intellectuels américains, soucieux de recycler sans fin un rêve hégémonique inoxydable.

Après avoir héroïquement résisté à dix ans de guerre planétaire conduite par la mal nommée communauté internationale, ce n’est pas la barbare loi américaine dite Caesar Syria Civilian Protection Act, qui entre aujourd’hui en vigueur, qui va changer la donne sur le terrain. Une loi inique, impossible à appliquer, entrée en vigueur alors que la pandémie Covid-19 n’a pas encore été vaincue et condamnable moralement, humainement et stratégiquement. Une forme de terrorisme économique déclenchée par l’Amérique pour tenter de gagner une guerre déjà perdue. Photo DR

La pandémie ayant gagné rapidement les cinq continents, pour la première fois peut-être l’humanité entière partageait en temps réel un sort commun face à « Un mal qui répand la terreur, Mal que le ciel en sa fureur, Inventa pour punir les crimes de la terre, La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom). Tous régimes confondus, des dictatures aux grandes démocraties, « ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Confronté à ce péril « universel » et conscient de n’être plus tout à fait le centre de l’univers, l’Empire Atlantique, de droit divin plus égal que les autres, se devait de reprendre les choses en main. Ne sait-on pas depuis longtemps que la fiction peut se substituer à la « réalité observable » à condition d’être projetée sans complexe et renouvelée sans trêve ? En 2005, à un journaliste qui l’interrogeait innocemment, Karl Rove, conseiller de George Debeliou, avait expliqué cyniquement : « Nous les Américains, nous sommes maintenant un Empire, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Pendant que vous étudiez studieusement cette réalité, nous ne perdons pas de temps. Nous agissons et nous créons d’autres réalités nouvelles qu’il vous est loisible d’analyser. (…) Nous sommes les acteurs et les producteurs de l’Histoire. A vous tous, il ne reste qu’à étudier ce que nous créons ». En d’autres termes, l’Histoire est écrite par les vainqueurs ; en contrôler ou fabriquer le récit c’est déjà se poser en vainqueur.

De façon assez inattendue, la pandémie a mis en lumière le basculement en cours de l’ordre international au profit du bloc « eurasien ». Déjà en déclin tangible, économiquement, financièrement, militairement, le camp occidental a perdu le magistère moral qui lui permettait d’imposer sa conception de l’humanitaire, terrain propice aux ingérences et guerres de changement de régime. Grande première, c’est vers Pékin, Moscou et Cuba que se sont tournés les pays frappés par le virus. Les présidents russe et chinois, Vladimir Poutine et Xi Jinping, les vrais animateurs du bloc eurasien ne laisseront pas la Loi César étouffer la Syrie, leur alliée historique.

Quinze ans plus tard, habités de cette conviction intime, les nostalgiques de la ci-devant « puissance indispensable » estiment toujours qu’ils peuvent vendre aux opinions leurs slogans éculés en changeant l’enseigne de la boutique. Conçu au sein des lobbies impériaux à la faveur du tohu-bohu covidique, le « Nouvel Ordre Mondial » sanitaire piloté par les fondations et les milliardaires anglo-saxons n’est rien d’autre que la nouvelle mouture de la « communauté internationale » de naguère, manipulée par des marionnettes de l’État profond. Corona ou pas, la volonté hégémonique est toujours là, de même que les mécanismes et outils ad hoc. Pour les opinions occidentales, il n’est pas nécessaire de renouveler les vocables, changer les têtes d’affiche suffit. Quant aux pays résistants, adversaires, cibles et/ou victimes du vieux syndrome de « l’homme blanc », ils ne seront pas dupes, mais on trouve toujours chez eux assez d’adeptes ou d’agents du « rêve américain » pour que le piège à gogos, qui a fait ses preuves, puisse fonctionner. Le but n’est évidemment pas d’apporter liberté ou « démocratie », mais de provoquer la destruction, la déstabilisation, le démantèlement des Etats « préoccupants » ou d’en changer le régime.

Après avoir lutté contre le communisme au temps de la guerre froide, c’est au nom de la « responsabilité de protéger » les peuples que, depuis 1991, l’Empire Atlantique mène des « guerres sans fin » afin d’étendre son emprise sur la planète. L’idée de créer une « loi humanitaire » pour contourner les principes fondamentaux des Nations Unies est née dans le sillage de la guerre du Biafra (1967), et on trouve parmi ses inspirateurs Bernard Kouchner, alors jeune médecin. Il faudra attendre vingt ans avant qu’elle soit théorisée lors d’une conférence sur « la morale et le droit humanitaire » sous forme d’un « droit d’ingérence » que le « monde libre », en 1987, n’est pas en mesure d’imposer. Le concept sera recyclé en « devoir d’ingérence », puis en « responsabilité de protéger » (R2P).

1991 est une date-charnière. Dopés par la chute de l’URSS et la dissolution du bloc communiste, les néoconservateurs estiment que l’heure est venue d’imposer au monde ce qui ne pouvait l’être au temps de la guerre froide, l’ordre américain. Présentée comme une responsabilité subsidiaire de la nouvelle « communauté internationale », réduite en fait aux trois membres permanents occidentaux du Conseil de Sécurité et à quelques pays affinitaires (like-minded countries), la R2P pourra désormais être invoquée sans risque, bien qu’elle aille à l’encontre du droit onusien.

– L’exportation de la démocratie occidentale, une nouvelle forme des guerres coloniales.

C’est tout naturellement que ce « faux pavillon » servira, trente années durant, à donner un semblant de légitimité aux aventures de la « démocratisation », c’est-à-dire aux ingérences illégales visant à déstabiliser les « régimes préoccupants » (regimes of concern), qu’il s’agisse des « Etats Voyous » accusés de soutenir le terrorisme, de détenir des armes de destruction massive et de violer le Droit International, ou des « Etats faillis » soupçonnés de ne pas remplir leur obligation de protection des populations.

Au lendemain du 11 septembre, Debeliou Bush engage le monde dans « une guerre sans fin contre la terreur » à ennemis aléatoires. En février 2004, ce sera le Projet de « Grand Moyen-Orient » prévoyant de réformer, « démocratiser » et surtout « libéraliser » la « ceinture verte musulmane » de la Mauritanie au Pakistan. En fait, il vise à prendre le contrôle des ressources naturelles, à poursuivre l’encerclement de la Russie et à marginaliser le conflit israélo-palestinien. Une fois détruit l’État irakien et l’offensive lancée par Colin Powell contre la Syrie et le Liban, la « démocratisation » consistera à rendre la région plus réceptive aux vœux américains et plus « conciliante envers Israël.

Face au nouvel « ordre » mis en place, nul n’osera objecter que le GPS traceur de « Rogue States », inspiré par les « penseurs » néoconservateurs (Dick Cheney, Paul Wolfowitz, Richard Pearle, DonaldRumsfeld, etc…) ne mène ni à Moscou, Pékin, Bagdad, Téhéran ou Damas, mais plutôt à la Maison-Blanche, à Downing Street, ou vers d’autres peuples élus. La dérive ainsi entamée se traduira par la remise en cause du droit international, de la charte des Nations Unies et du système onusien dans son ensemble, et leur remplacement par une loi de la jungle implacable. C’est avec le plus grand naturel que les « grandes démocraties » assumeront leur nouveau rôle de « grandes voyoucraties », à l’image de leur guide bondieusard et criminel.

Comme le rappelle l’écrivain libanais Maan Bachour, la liste des guerres fomentées et menées, directement ou par procuration, par l’Amérique et ses complices est longue. Si la liste des champs de manœuvre est éclectique ( ex-Yougoslavie, Ukraine, Venezuela, Bolivie, Brésil, etc…), les pays et peuples arabes ou arabo-musulmans sont particulièrement visés : pas moins d’une vingtaine de guerres entre 1954 et 2010 ( y compris la mise à mort de l’Irak entre 1990 et 2003, le harcèlement contre la Syrie et le Liban des années 2000, l’appui illimité à Israël dans l’ethnocide contre le peuple palestinien), suivies de la longue série des « révolutions arabes ».

2011 marquera un tournant pour le « Nouveau Siècle Américain » et un coup d’arrêt partiel aux visées de Washington, ouvrant la voie à une épreuve de force entre l’unilatéralisme américain et les supporters d’un multilatéralisme à venir. En mars 2011, est lancée au Conseil de Sécurité l’opération « humanitaire » qui va détruire l’Etat libyen au nom de la R2P, la Russie et la Chine n’y ayant pas fait obstacle. En octobre, outrées d’avoir été bernées, elles surprendront en usant pour la première fois du véto pour interdire une intervention militaire en Syrie, barrant la route à tout projet basé sur la R2P…

Le projet israélo-américain a survécu à trente ans de messianisme. Malgré les échecs et le coup d’arrêt rappelé précédemment, l’Axe du Bien en est toujours à fomenter et entretenir des guerres de deuxième ou troisième génération, directes ou par procuration, sous couvert de la « responsabilité de protéger » (R2P), sa grande trouvaille. On connaît le bilan effrayant des guerres qui dévastent depuis dix ans le Grand Moyen-Orient. L’escroquerie ne devrait plus tromper personne mais elle ne suscite plus guère de réaction en Occident, abêti par son allégeance à l’atlantisme et au sionisme. Le mensonge est devenu si familier qu’il n’offusque plus. Le mutisme a ses avantages puisqu’il tend à faire oublier la poursuite effrénée des « guerres sans fin » que mènent les tontons flingueurs qui se succèdent à la Maison-Blanche, plus caricaturaux les uns que les autres, mais tous également nocifs. Le gangster à la mèche jaune est plus pittoresque que la moyenne, mais sa brutalité s’inscrit dans une longue lignée. Il vient à point nommé pour ses vassaux qui peuvent se dédouaner à bon compte en le critiquant avec virulence tout en soutenant en douce son errance politique, son aventurisme militaire et son banditisme assumé. Comme si rien ne pouvait plus indigner venant des rives du Potomac.
Dans les capitales des « grandes démocraties » défraîchies par l’engourdissement des mois de confinement, l’heure n’est plus à ergoter sur les faits et méfaits de l’imprésentable Tonton Donald, mais à la solidarité occidentaliste face aux « révisionnistes » modernes et leurs complices. Car l’herbe ne peut pas repousser aussi verte là où le « fléau de Dieu » est passé.

Il est en effet très improbable que la Chine, forte de sa superpuissance incontestable, et la Russie, à nouveau grande puissance militaire et pôle de référence diplomatique et politique, se prêtent au jeu d’un nouvel ordre mondial régi par un Empire manifestement en pleine débâcle.


Les guerres de Syrie, dernier ouvrage paru de Michel Raimbaud

De façon assez inattendue, la pandémie a mis en lumière le basculement en cours de l’ordre international au profit du bloc « eurasien ». Déjà en déclin tangible, économiquement, financièrement, militairement, le camp occidental a perdu le magistère moral qui lui permettait d’imposer sa conception de l’humanitaire, terrain propice aux ingérences et guerres de changement de régime. Grande première, c’est vers Pékin, Moscou et Cuba que se sont tournés les pays frappés par le virus.

Pourtant, rien n’étant décidément nouveau au soleil de l’Occident, le « gouvernement mondial » que cherchent à promouvoir de douteux bienfaiteurs pour lutter contre les pandémies apparaît comme une nouvelle version de la « communauté internationale » dont il a été question précédemment. On y retrouve, bien qu’ils aient dépassé la date de péremption, des stratagèmes toujours consommables. Si le sadisme particulier avec lequel est traitée la Syrie doit susciter l’attention, c’est qu’il est plus que jamais l’objet d’une totale omerta. Mais on a aussi bien des raisons de flairer la volonté d’ingérence dans les « retours de printemps » arabes, les « hirak » du Liban, du Soudan et d’Algérie, où s’agite une « société civile » qui rappelle quelque chose.

Souvenir pour souvenir, qui l’eût dit qui l’eût cru, voilà un revenant venu tout droit du « monde d’avant » et qui semble avoir trouvé sa place dans le « monde d’après » sans heurter les esprits délicats de l’île atlantique : la « Loi Caesar pour la protection de la population civile en Syrie » (Caesar Syria Civilian Protection Act) n’est-elle pas le nom de ce nouvel oukaze qui vise à étouffer le pilier damascène de la résistance au projet israélo-atlantique et à affamer son peuple ainsi que ses voisins (Liban, Iran) et ses alliés. On se demande bien d’ailleurs ce qu’il reste à sanctionner dans un pays assommé depuis dix ans, à un rythme impressionnant, par les mesures coercitives de l’Amérique et l’Union Européenne. Comme le soulignait le représentant permanent de la Syrie auprès des Nations-Unies, Bachar al Jaafari, ces agressions interviennent malgré les appels internationaux à lever les sanctions dans le contexte du Coronavirus, alors que la « loi César » est sur le point d’entrer en vigueur, cette pratique n’étant pas une nouveauté de la part de Washington. Et de rappeler les volets de la deuxième ou troisième vague de l’inlassable bataille menée par l’Amérique et ses alliés (turcs et autres) pour tenter de gagner une guerre déjà perdue, le terrorisme économique des forces d’occupation, l’incendie (par ballons thermiques, par drones…ou par djihadistes interposés) des champs et récoltes, à l’est de l’Euphrate, dans l’oasis de Palmyre et ailleurs, équivalant à des crimes de guerre ou contre l’humanité. Damas ne se fait sans doute pas d’illusion sur le sort de la plainte adressée au Secrétaire Général des Nations-Unies et au Président du Conseil de Sécurité contre les trois occidentaux, la Turquie et « l’entité sioniste », passés d’une guerre par procuration (soutien, armement, financement des groupes terroristes et séparatistes) à une guerre directe d’agression.

Demandant un rapport « urgent et honnête » afin de déterminer si les sanctions sont conformes ou non aux décisions onusiennes, la Syrie « espère » que les Nations-Unies et le Conseil de Sécurité mettront un terme aux interventions américaines et occidentales ainsi qu’aux sanctions économiques unilatérales, tous ces crimes constituant des violations du droit international et une agression contre la souveraineté, la sécurité et l’intégrité de la Syrie.

Quelle idée ! Demande-t-on à des amis qui veulent tant de bien au peuple syrien de mettre fin à leur protection. Autant prier le sinistre James Jeffrey, l’envoyé spécial de Trump pour la Syrie, qui a l’air sérieux comme un Pape, d’ouvrir son panier pour voir ce qu’il a osé y mettre ?

Michel Raimbaud

16 juin 2020

Michel Raimbaud a eu une longue carrière de diplomate, à Paris, dans le monde arabe, en Afrique et en Amérique Latine. Il a été ambassadeur et directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Arabisant, il a étudié les problématiques de la zone Afrique du Nord – Moyen Orient.
Conférencier, professeur de relations internationales, Michel Raimbaud a contribué à des revues et ouvrages collectifs. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment Tempête sur le Grand Moyen-Orient, aux Éditions Ellipses

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