Dans son ouvrage intitulé Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Patrice Flichy rappelle que c’est au cours du XIXème siècle « que sont nées les machines qui restent encore la base de nos systèmes de communication : le télégraphe puis le téléphone, la photographie, le disque, le cinéma, la radio ». Ainsi, « les techniques contemporaines (la télévision par satellite ou le téléphone mobile par exemple) ne peuvent être étudiées sans être replacées dans cette lignée historique ».
Une même lignée, en effet, car à l’instar de la 5G (et de la 4G, 3G, 2G, 1G, du réseau ferroviaire, des frontières géographiques des États-nations, et d’à peu près tout ce qui fait la société dans laquelle on vit), le télégraphe (optique, puis électrique) fut imposé et développé par et pour les autocrates à la tête de l’État et leurs collègues, industriels et financiers. C’est-à-dire que son déploiement n’est aucunement le fruit d’une volonté démocratique ou d’un consensus populaire, seulement le produit des volontés des dirigeants étatiques et entrepreneuriaux.
Ainsi que le rapporte le professeur James Foreman-Peck dans un article intitulé « L’État et le développement du réseau de télécommunications en Europe à ses débuts » :
« Les nouvelles technologies de communication — le chemin de fer et le télégraphe — étaient considérées comme pouvant contribuer de manière vitale à la sécurité interne et externe des États de l’Europe Continentale. Ainsi, la plupart des États planifiaient soigneusement, réglaient et, si possible, administraient ces réseaux. Plus tard, les gouvernements européens du XIXe siècle se sentirent concernés aussi par le développement économique national. Leur contrôle sur les réseaux nationaux de communication, dont l’origine résidait dans la politique de sécurité, leur donna le moyen d’influer sur la compétitivité des industries nationales des télécommunications. »
C’est-à-dire que le développement du télégraphe s’inscrit typiquement dans la dynamique autoritaire et destructrice du « Progrès technologique » imposée par le petit nombre (« ayant compris comment s’accaparer les moyens de puissance et de coercition », comme dira le Freud) au plus grand nombre, laquelle nous a menés dans la catastrophique situation où nous sommes rendus. Le déploiement de la 5G, idem. Sa potentielle dangerosité (que les autorités ne daigneront reconnaître, comme toujours, qu’une fois son installation achevée et les dégâts, peut-être irréparables, commis) est donc loin d’être le seul motif valable de s’y opposer. Les raisons les plus significatives de le contester devraient également nous amener à contester le déploiement de toute nouvelle technologie de pointe, ou haute technologie, ainsi que l’existence tout entière de la société techno-industrielle, de l’État et du capitalisme.
« L’électricité qui a produit, par la création du télégraphe, une sorte d’élargissement de la patrie, lui donnera l’étendue du globe », affirme Victor Hugo en 1881, qui ne s’y est pas trompé. L’électricité constitue toujours le nerf de la guerre que la technosphère livre contre le monde. Alain Beltran et Patrice Carré le soulignent dans leur livre La vie électrique : « Auxiliaire des transports, auxiliaire de la Bourse et de la presse, le télégraphe électrique en s’internationalisant a donc contribué à la création de marchés nouveaux et à cette forme nouvelle de capitalisme que l’on a pu désigner sous l’appellation d’impérialisme, prémices d’une mondialisation à venir ». Mondialisation ou impérialisme, colonialisme, standardisation du monde, ethnocides, génocides et écocides — c’est tout un. L’électricité et tout son environnement techno-industriel ont en effet démultiplié la vitesse de croissance et d’expansion du Léviathan. Christophe Colomb se déplaçait encore au moyen d’énergies renouvelables. La colonisation de l’Afrique, elle, fut propulsée par des bateaux à vapeur, parfois dotés de l’électricité, l’aviation, le télégraphe électrique et bien d’autres technologies modernes. (La colonisation de l’Afrique, la mission civilisatrice, se poursuit d’ailleurs aujourd’hui, par exemple au travers de cette course à l’électrification du continent que mènent les États-nations africains — créations de toutes pièces du colonialisme, du « partage de l’Afrique » — de concert avec les États déjà industrialisés/développés et d’importantes transnationales, et notamment au moyen du déploiement d’installations industrielles de production d’énergie dite « verte » ou « renouvelable »).
Mais bien entendu, plusieurs siècles après les débuts de la production en masse par l’État (le Léviathan) des sujets serviles dont il avait (et dont il a toujours) besoin au moyen de diverses institutions (notamment l’école), une majorité de la population mondiale associe ces technologies à de nécessaires et géniaux « acquis » — tout en ignorant confortablement ou en déplorant les destructions et pollutions environnementales, les inégalités sociales colossales et croissantes qui vont de pair avec leur développement, la servitude, la dépossession et l’aliénation que requiert leur production (le capitalisme, son esclavage salarial, ses divisions du travail, ses spécialisations, sa stratification sociale, son caractère hiérarchique), d’une part, et qu’induit par ailleurs leur utilisation.
Si tel est le cas, c’est, entre autres, parce qu’outre l’école, l’imaginaire des sujets du Léviathan est également façonné par les industries et les technologies qu’il développe, par l’idéologie qui préside à leur développement comme par ce qu’elles produisent. Pierre Musso le rappelle dans son livre L’imaginaire industriel :
« Dans ce processus permanent et intensif d’innovations hybridant technosciences et création, l’imaginaire se trouve à son tour industrialisé, technologisé, voire usiné. L’anthropologue Georges Balandier parle à ce propos de “techno-imaginaire”, parce que, constate-t-il, “c’est sans doute la première fois dans l’histoire des hommes que l’imaginaire est aussi fortement branché sur la technique, dépendant de la technique et cela mérite une considération attentive”.
Ainsi les liens sont toujours plus étroits entre l’imaginaire, la technoscience et l’industrie. Non seulement du fait de la production croissante de technologies de l’esprit qui ont scandé toute l’histoire de l’industrialisation depuis deux siècles, mais plus en profondeur, parce que l’industrie procède elle-même d’un imaginaire puissant, d’une vision du monde constitutive de l’Occident. Industrie et imaginaire sont indissociables. L’industrie est née de la cristallisation d’un imaginaire technico-scientifique et en se réalisant, elle a généré de nouveaux imaginaires, et même des industries de l’imaginaire, à l’instar du cinéma dans la phase fordiste. Le cinéma et l’audiovisuel sont devenus l’industrie de l’imaginaire la plus populaire et la plus universelle. »
Autrement dit, l’environnement technologique et industriel initialement imposé par l’État fabrique ensuite les êtres humains à son image, désireux de toujours plus de technologies et d’industries, persuadés que technologie et industrie leur sont essentielles, incapables désormais d’imaginer une existence différente, désirable, en-dehors de ce cadre techno-industriel — et donc étatique et capitaliste.
Pourtant, on nous promet de moins en moins, aujourd’hui, l’avenir incroyablement génial, heureux, juste, égalitaire et libre autrefois associé[1] au développement des premières industries, de l’électricité, des premières machines. Avec le recul dont nous disposons, et au vu de l’état des choses, il devrait être clair que c’est tout sauf une vie heureuse, libre, tout sauf une vie bonne et saine qu’offre (ou plutôt, impose) le progrès technique au plus grand nombre. Le mal-être est épidémique dans la société techno-industrielle, alcoolisme, toxicomanies en tous genres, dépressions, stress, angoisses, burnouts, bore-out, etc. Bientôt un « ministère de la solitude » (elle aussi épidémique) en France aussi ?
MAIS PAS TOUCHE À NOTRE « CONFORT », ON A L’EAU COURANTE ET DES DOUCHES CHAUDES, ça vaut bien une misère humaine, une dépossession et une aliénation universelles, et la destruction du monde. Pour rien au monde on n’accepterait de renoncer à ces technologies, besoins primaires, nouveau socle de la pyramide de Maslow. Alors vive « la machinerie pour nous emmener tous en enfer ; les riches et les gouvernants pour la conduire. […] Au nom de la Science, du Progrès et du bonheur humain ! Amen, et allons‑y plein gaz ! » (Aldous Huxley)
Ceux qui résistent à l’imaginaire technolâtre dominant, ceux que l’autonomie, la liberté, la dignité humaine, l’équité, la préservation du monde intéressent davantage, ont toutes les raisons du monde de s’opposer à la 5G et à son monde.
(À propos de l’image de couverture : il s’agit du fameux tableau de John Gast, réalisé en 1872 pour le compte de George Crofutt, un vendeur de guides de voyages aux Amérique. Tableau intitulé American Progress qui représente une allégorie de la « Destinée manifeste » : la femme au centre est appelée « Progrès », et correspond au « développement », à la « modernisation », et sur sa tête se trouve ce que Crofutt appelle « L’Étoile de l’Empire ». Le Progrès (la femme au centre), en provenance du territoire lumineux que l’on aperçoit à l’est, se dirige vers l’ouest, sombre, ténébreux, conduisant les colons blancs à pied, à cheval, en diligence, ou en train à vapeur. Le Progrès déploie un fil télégraphique avec une main et porte un livre d’école dans l’autre. Alors qu’elle se déplace vers l’ouest, des autochtones et un troupeau de bisons la fuient, alors que les colons progressent. Telle est la marche du Progrès, détruire les communautés, détruire le monde naturel.)
Nicolas Casaux
- François Jarrige, dans son livre Technocritiques : « Dans la lignée des discours saint-simoniens, le chemin de fer et le télégraphe électrique cristallisent ces espérances. Frédéric Passy, par exemple – qui fut à la fois juriste, économiste, ministre des Travaux publics sous la Monarchie de Juillet avant de devenir le promoteur des mouvements pacifistes et le fondateur, en 1867, de la Ligue internationale pour la paix –, défend abondamment la mission pacificatrice de la généralisation des chemins de fer sur le globe : « Oui, tout est machine, tout est progrès, et la vie humaine ne se soutient, ne s’agrandit qu’à mesure que l’homme […] parvient à faire travailler davantage pour son usage la nature d’abord rebelle, mais peu à peu domptée et asservie » ; « oui, conclut-il, le progrès des machines est un progrès vers la liberté, vers l’égalité, vers la concorde ». » ↑
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