Le texte qui suit est une traduction d’un essai de Fredy Perlman initialement publié, en anglais, en 1984, sous le titre The Continuing Appeal of Nationalism (littéralement : L’attrait continu du nationalisme).
Au cours de ce siècle, la mort du nationalisme a été annoncée à de nombreuses reprises :
- Après la Première Guerre mondiale, lorsque les derniers Empires d’Europe — autrichien et turc — furent morcelés en nations autoproclamées, et qu’il ne restait plus de nationalistes dépossédés, à l’exception des sionistes ;
- Après le coup d’État bolchevique, lorsqu’on a affirmé que les luttes de la bourgeoisie pour son autodétermination étaient dorénavant supplantées par les luttes des travailleurs apatrides ;
- Après la défaite militaire de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nationale-socialiste : les génocides, corollaires du nationalisme, ayant été exhibés à la vue de tous, on a pensé que le nationalisme, comme principe et comme pratique, était discrédité à jamais.
Pourtant, quarante ans après la défaite militaire des fascistes et des nationaux-socialistes, on s’aperçoit non seulement que le nationalisme a survécu, mais également qu’il a connu un renouveau. Renouveau qui est le fait de la soi-disant droite, mais aussi et surtout de la soi-disant gauche. Après la guerre nationale-socialiste, le nationalisme, ayant cessé d’être l’apanage exclusif des conservateurs, est devenu le credo et la pratique de révolutionnaires, et s’est même avéré le seul principe révolutionnaire vraiment efficace.
Les nationalistes gauchistes ou révolutionnaires affirment que leur nationalisme n’a rien en commun avec celui des fascistes ou des nationaux-socialistes, que le leur est celui des opprimés, qu’il offre une libération à la fois personnelle et culturelle. Les revendications des nationalistes révolutionnaires ont été diffusées dans le monde entier par les deux plus anciennes institutions hiérarchiques ayant perduré jusqu’à notre époque : l’État chinois et, plus récemment, l’Église catholique. Actuellement, le nationalisme est présenté comme une stratégie, une science et une théologie de la libération, comme l’aboutissement du dicton des Lumières selon lequel la connaissance est pouvoir, et comme une réponse éprouvée à la question : « Que faire ? ».
Afin de contester ces prétentions et de les contextualiser, il me faut examiner ce qu’est le nationalisme, non seulement le nouveau nationalisme révolutionnaire mais aussi l’ancien nationalisme conservateur. Le nationalisme caractérisant une succession d’expériences historiques distinctes, on ne saurait commencer par définir le terme, qui ne correspond pas à une unique définition figée. Je commencerai par esquisser sommairement certaines de ces expériences.
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Selon une idée fausse très répandue (apte à servir toutes sortes d’intérêts), l’impérialisme serait relativement récent, consisterait en la colonisation du monde entier, et constituerait le stade suprême du capitalisme. Ce diagnostic indique un remède spécifique : le nationalisme est proposé comme antidote à l’impérialisme ; les guerres de libération nationale permettraient ainsi de démanteler l’Empire capitaliste.
Ce diagnostic sert un but, mais ne décrit aucun événement, ni aucune situation réelle. La réalité est plus proche de l’exact inverse : l’impérialisme fut le premier stade du capitalisme. Le monde a ensuite été colonisé par les États-nations, et le nationalisme constitue le stade dominant, contemporain et, espérons-le, ultime, du capitalisme. Les faits en cause ne datent pas d’hier, ils sont aussi connus que l’idée fausse qui les nie.
Par intérêt, il est opportun d’occulter que, jusqu’aux siècles derniers, les pouvoirs dominants d’Eurasie n’étaient pas des États-nations, mais des Empires. Un Céleste Empire dirigé par la dynastie Ming, un Empire arabe dirigé par la dynastie ottomane et un Empire catholique dirigé par la dynastie des Habsbourg rivalisaient les uns contre les autres dans la possession du monde connu. Des trois, les catholiques ne furent pas les premiers impérialistes mais les derniers. Le Céleste Empire des Ming dominait la majeure partie de l’Asie orientale et déployait de vastes flottes commerciales un siècle avant que les catholiques, traversant l’océan, n’envahissent le Mexique.
Ceux qui célèbrent les exploits des catholiques oublient qu’entre 1420 et 1430, le bureaucrate impérial chinois Cheng Ho commandait des expéditions navales de 70 000 hommes et naviguait non seulement vers la Malaisie, l’Indonésie et Ceylan, soit aux alentours de l’Empire chinois, mais également dans le golfe Persique, et aussi loin que la mer Rouge et l’Afrique. Les chantres des conquistadores catholiques déprécient les exploits impériaux des Ottomans, qui conquirent toutes les provinces de l’ancien Empire Romain, à l’exception des provinces les plus occidentales, dominant ainsi de fait l’Afrique du Nord, l’Arabie, le Moyen-Orient et la moitié de l’Europe, contrôlant la Méditerranée et frappant aux portes de Vienne. C’est afin d’échapper à l’encerclement que les catholiques impérialistes se mirent en route vers l’ouest, au-delà des frontières du monde connu.
Quoi qu’il en soit, les catholiques impérialistes « découvrirent l’Amérique ». La destruction génocidaire ainsi que le pillage découlant de leur « découverte » bouleversèrent l’équilibre des forces au sein des Empires d’Eurasie.
Si les Empires chinois ou turc avaient « découvert l’Amérique », auraient-ils été moins meurtriers ? Ces trois Empires considéraient les étrangers comme pas tout à fait humains, donc comme des cibles légitimes. Les Chinois considéraient les autres comme des barbares ; les musulmans et les catholiques considéraient les autres comme des incroyants. Le terme incroyant n’est pas aussi cruel que le terme barbare, étant donné que l’incroyant cesse d’être cible légitime pour devenir pleinement humain dès lors qu’il adopte la bonne religion, tandis qu’un barbare demeure cible tant qu’il n’a pas été corrigé par le civilisateur.
Le terme incroyant et la moralité qui le sous-tend entraient en conflit avec la pratique des envahisseurs catholiques. La contradiction entre ce qui était dit et ce qui était fait fut très tôt mise en lumière par un détracteur, un prêtre nommé Las Casas, qui remarqua que les cérémonies de conversion servaient de prétextes pour isoler et exterminer les inconvertis, et que les convertis eux-mêmes n’étaient pas traités comme des confrères catholiques mais comme des esclaves.
C’est à peine si les critiques de Las Casas embarrassèrent l’Église catholique et l’Empereur. Des lois furent votées et des enquêteurs déployés, mais sans guère d’effet. Les deux objectifs des expéditions catholiques, la conversion et le pillage, étaient contradictoires. La plupart des hommes d’église se résignèrent à accumuler l’or et à damner les âmes. De plus en plus, l’Empereur catholique dépendait des richesses volées pour financer la maison impériale, l’armée et les flottes qui s’adonnaient au pillage.
Le pillage continuait à être prioritaire vis-à-vis de la conversion, mais les catholiques continuaient d’être embarrassés. Leur idéologie ne collait pas à leur pratique. Ils firent grand cas de leurs conquêtes des Aztèques et des Incas, qu’ils décrivaient comme des Empires disposant d’institutions similaires à celles des Habsbourg et de pratiques religieuses aussi démoniaques que celles de l’ennemi officiel : l’Empire barbare des turcs ottomans. Cependant, les catholiques ne mettaient pas en avant les guerres d’extermination qu’ils menaient contre des communautés ne disposant d’aucun empereur, d’aucune armée régulière. De tels faits d’armes, régulièrement perpétrés, étaient contraires à leurs préceptes idéologiques, et n’avaient rien d’héroïque.
La contradiction entre les professions de foi et les actions des envahisseurs ne fut pas résolue par les catholiques impérialistes. Elle fut résolue par les précurseurs d’un nouveau système social, l’État-nation. Deux d’entre eux se manifestèrent au cours de la même année, 1561, lorsqu’un conquistador de l’empereur déclara son indépendance vis-à-vis de l’empire et que plusieurs banquiers et fournisseurs de capitaux entreprirent une guerre d’indépendance.
Incapable de mobiliser des soutiens, le conquistador, Lope de Aguirre, fut exécuté.
Les banquiers et les fournisseurs de capitaux de l’empereur, eux, parvinrent à mobiliser les habitants de plusieurs provinces impériales et ainsi à les dissocier de l’Empire (provinces qui furent ultérieurement nommées Hollande).
Cependant, ces deux événements n’étaient pas encore des luttes de libération nationale. Ils présageaient l’avenir, mais constituaient aussi des réminiscences d’événements passés. Dans l’ancien Empire Romain, les gardes prétoriens étaient engagés pour protéger l’Empereur ; exerçant sans cesse plus de fonctions, ils finirent par récupérer le pouvoir impérial de l’Empereur. Dans l’Empire Arabe, le calife engageait des gardes du corps turcs pour le protéger ; les gardes turcs, comme les prétoriens avant eux, endossant une partie toujours plus importante des fonctions du calife, prirent finalement possession du Palais Impérial aussi bien que du pouvoir impérial.
Lope de Aguirre et les magnats hollandais n’étaient pas les gardes du corps de la monarchie des Habsbourg, mais le conquistador des Andes et les sociétés financières et commerciales hollandaises exercèrent d’importantes fonctions impériales. Ces rebelles, à l’instar des anciens gardes romains et turcs, souhaitaient s’affranchir de l’indignité spirituelle et du fardeau matériel qu’impliquait le fait d’être au service de l’Empereur ; ils exerçaient déjà les pouvoirs de l’Empereur ; pour eux, l’Empereur n’était rien de plus qu’un parasite.
L’explorateur colonial Aguirre fit visiblement un assez mauvais rebelle ; son heure n’était pas encore venue.
En revanche, l’heure des notables hollandais, rebelles habiles, était venue. Ils ne renversèrent pas l’Empire ; ils le rationalisèrent. Les sociétés commerciales et financières hollandaises possédaient une grande partie de la richesse du Nouveau Monde ; elles l’avaient obtenue en guise de remboursement de leur financement des flottes de l’Empereur, de ses armées et de sa maison. Elles entreprirent alors de piller les colonies en leur nom propre, et pour leur propre compte, sans la tutelle d’un suzerain parasite. Leurs dirigeants n’étant pas catholiques mais protestants calvinistes, aucune contradiction ne se manifestait entre leurs paroles et leurs actions. Ils ne prétendaient pas vouloir sauver des âmes. Leur calvinisme stipulait qu’un Dieu insondable avait sauvé et damné toutes les âmes au début des Temps, et qu’aucun prêtre hollandais ne pouvait altérer son plan.
Les Hollandais n’étaient pas des croisés ; ils se limitèrent à un pillage affairiste, calculé et régularisé, exempt d’héroïsme ou de sentimentalisme. Les flottes des pillards allaient et venaient en respectant un horaire déterminé. L’incroyance des étrangers qu’ils pillaient tendit à devenir moins importante, à leurs yeux, que le fait qu’ils n’étaient pas Hollandais.
Les précurseurs du nationalisme, en Eurasie occidentale, inventèrent alors le terme « sauvage » — synonyme du mot barbare, utilisé par le Céleste Empire d’Eurasie orientale. Les deux mots servaient à désigner des êtres humains considérés comme des proies légitimes.
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Au cours des deux siècles suivants, les invasions, les assujettissements et les expropriations amorcés par les Habsbourg furent imités par d’autres maisons royales européennes.
Au travers du prisme idéologique d’historiens nationalistes, les premiers colonisateurs, aussi bien que leurs imitateurs plus tardifs, passent pour des nations : Espagne, Hollande, Angleterre, France. Mais depuis un mirador historique, on constate que les pouvoirs colonisateurs sont les Habsbourg, Tudor, Stuart, Bourbon, Orange — c’est-à-dire des dynasties identiques aux familles dynastiques se disputant richesse et pouvoir depuis la chute de l’Empire Romain d’Occident. Si les envahisseurs peuvent être considérés de ces deux points de vue, c’est parce qu’une transition était en cours. Ces entités n’étaient plus de simples domaines féodaux, mais pas encore des nations à part entière ; elles possédaient déjà certains attributs, mais pas tous, de l’État-nation. Le principal élément qui leur manquait était une armée nationale. Les Tudors et les Bourbons manipulaient d’ores et déjà l’anglicité ou la francité de leurs sujets, particulièrement durant les guerres qu’ils décidaient de livrer contre les sujets d’un autre monarque. Mais ni les Écossais et les Irlandais, ni les Corses ni les Provençaux n’étaient recrutés afin de combattre et mourir pour « l’amour de leur patrie ». La guerre était un fardeau onéreux du monde féodal, une corvée ; la seule patrie pour laquelle on combattait, c’était l’Eldorado.
Les principes de ce qui allait devenir le credo nationaliste n’intéressaient pas les dynasties au pouvoir, qui s’accrochaient à leurs propres doctrines, testées et éprouvées. Ces nouveaux principes plaisaient à leurs serviteurs les plus hauts placés : créanciers, marchands d’épices, fournisseurs de matériel militaire et pilleurs coloniaux. Ceux-là, à l’instar de Lope de Aguirre et des magnats hollandais, comme autrefois les gardes romains et turcs, exerçaient des fonctions clés mais demeuraient sujets. Beaucoup d’entre eux, sinon la majorité, brûlaient d’envie de s’affranchir de cette indignité, de ce fardeau, de se débarrasser du souverain parasite, de perpétuer l’exploitation de leurs compatriotes et le pillage des colonies en leur nom propre et pour leur propre compte.
Ceux que l’on allait par la suite qualifier de bourgeoisie, ou de classe moyenne, étaient devenus riches et puissants depuis l’époque des premières expéditions vers l’Occident. Une partie de leur richesse provenait du pillage des colonies, sous la forme du remboursement des services vendus à l’Empereur ; une forme d’enrichissement qui serait par la suite appelée accumulation primitive de capital. Une autre partie de leur richesse provenait du pillage méthodique de leurs propres compatriotes et voisins au moyen de ce qui serait par la suite appelé capitalisme ; moyen qui n’était pas tout à fait nouveau, mais qui prit son essor après que les classes moyennes eurent accaparé l’or et l’argent du Nouveau monde.
Ces classes moyennes exerçaient des pouvoirs importants mais n’étaient pas encore assez expérimentées dans l’exercice du pouvoir politique centralisé. En Angleterre, elles renversèrent le monarque et proclamèrent une république, mais craignant que les forces populaires qu’elles avaient mobilisées contre la noblesse ne se retournent contre elles, elles restaurèrent rapidement un autre monarque de la même dynastie.
Le nationalisme ne prit réellement forme qu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque deux explosions, à treize années d’intervalle, firent éclater le statut des deux plus hautes classes et altérèrent de façon permanente la géographie politique du globe. En 1776, d’abord, des marchands coloniaux et des explorateurs répétèrent l’exploit d’Aguirre en proclamant leur indépendance vis-à-vis des dynasties dirigeantes outremarines, et parvinrent à accomplir ce que leur prédécesseur n’avait pas réussi à faire en mobilisant leurs camarades colons, et en achevant leur séparation de l’Empire britannique hanovrien. Par la suite, en 1789, des marchands et des scribes éclairés surpassèrent leurs prédécesseurs hollandais en mobilisant non pas quelques provinces environnantes, mais une population de sujets tout entière, en renversant et en assassinant le monarque Bourbon au pouvoir, et en transmutant les obligations féodales en obligations nationales. Ces deux événements marquent la fin d’une ère. Ultérieurement, même les dynastes se convertirent, plus ou moins rapidement ou graduellement, au nationalisme. Les régimes monarchiques subsistant adoptèrent, plus que jamais, les attributs des États-nations.
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Ces deux révolutions du XVIIIe siècle furent très différentes, et contribuèrent donc très différemment au développement du credo et de la pratique du nationalisme. Je ne compte pas analyser ici ces évènements, seulement rappeler au lecteur certains de leurs composantes.
Ces deux révoltes réussirent à briser les obligations féodales imposées par la maison monarchique, et se conclurent par l’établissement d’États-nations capitalistes ; mais entre leur premier et dernier acte, n’eurent que peu en commun. Leurs principaux acteurs connaissaient les doctrines rationalistes des Lumières, mais les auto-proclamés Américains se limitèrent aux problèmes politiques, principalement à celui d’établir une machinerie d’État capable de reprendre la barre après le départ du roi Georges. Beaucoup de Français allèrent plus loin encore ; ils posèrent la question de la restructuration non seulement de l’État mais de toute la société ; ils remirent en question non seulement le lien entre sujet et monarque mais aussi le lien entre esclave et maître, lien qui restait sacré pour les Américains. Les deux groupes connaissaient sans doute l’observation de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle les êtres humains naissent libres mais partout sont dans les fers. Les Français, cependant, plus conscients de ces fers, allèrent plus loin dans leur effort pour les briser.
Aussi influencés par les doctrines rationalistes que Rousseau lui-même, les révolutionnaires français tentèrent d’appliquer la raison sociale à l’environnement humain de la même manière que la raison naturelle, ou la science, commençait à être appliquée à l’environnement naturel. Rousseau s’était sérieusement penché sur la question ; il avait essayé d’établir la justice sociale sur papier, en confiant les affaires humaines à une entité censée représenter la volonté générale. Les révolutionnaires tentèrent d’établir la justice sociale, non seulement sur papier mais au moyen d’êtres humains mobilisés et armés, dont beaucoup étaient enragés, et la plupart pauvres.
L’entité abstraite de Rousseau prit la forme concrète d’un Comité de salut public, une organisation policière qui se présentait comme l’incarnation de la volonté générale. Les vertueux membres du Comité appliquaient consciencieusement les découvertes de la raison aux affaires humaines. Tailladant leurs obsessions personnelles dans la société au fil de l’épée d’État, ils se considéraient comme les chirurgiens de la nation.
L’application de la science à l’environnement humain prit la forme d’une Terreur systématique. L’instrument de la Raison et de la Justice était la guillotine.
La Terreur décapita les anciens maîtres, puis les révolutionnaires eux-mêmes.
La peur engendra une réaction qui balaya la Terreur aussi bien que la Justice. Les envies d’action des patriotes assoiffés de sang furent orientées vers l’extérieur, afin d’imposer par la force les Lumières aux étrangers, d’étendre la nation jusqu’à l’échelle de l’Empire. L’approvisionnement des armées nationales s’avérait beaucoup plus lucratif que l’approvisionnement d’armées féodales ne l’avait jamais été. Les anciens révolutionnaires devinrent des membres riches et puissants de la classe moyenne, désormais la classe dominante, la classe dirigeante. La Terreur aussi bien que les guerres léguèrent au credo et à la pratique des nationalismes à venir un héritage décisif.
L’héritage de la révolution américaine est tout autre. Les Américains étaient moins préoccupés par la justice, mais davantage par la propriété.
Les colons-envahisseurs de la côte nord-est du continent n’avaient pas davantage besoin de George d’Hanovre que Lope de Aguirre n’avait eu besoin de Philippe de Habsbourg. Ou, plutôt, les colons riches et puissants avaient eu besoin de l’appareil d’État du roi George pour protéger leurs richesses, mais pas pour les accumuler. S’ils parvenaient eux-mêmes à organiser un appareil répressif, ils n’auraient plus besoin du tout du roi George.
Confiants en leur aptitude à constituer leur propre appareil d’État, les esclavagistes coloniaux, les spéculateurs fonciers, les exportateurs de produits et les banquiers trouvaient intolérables les impôts et les décrets du roi. Le plus intolérable de ces décrets fut celui qui leur interdit temporairement les incursions dans les terres des habitants autochtones du continent ; les conseillers du roi lorgnaient les fourrures apportées par les chasseurs indigènes ; les spéculateurs fonciers révolutionnaires, eux, lorgnaient leurs terres.
Contrairement à Aguirre, les colonisateurs fédérés du nord parvinrent à organiser leur propre appareil répressif en stimulant un minimum de désir de justice ; leur but était de renverser le pouvoir du roi, pas le leur. Évitant de compter excessivement sur leurs camarades pionniers moins fortunés, sur les clandestins des bois, ou sur leurs esclaves, ces révolutionnaires dépendaient de mercenaires et de l’aide indispensable du monarque Bourbon, lequel serait renversé quelques années plus tard par d’autres révolutionnaires plus vertueux encore.
Les colonisateurs nord-américains brisèrent les liens traditionnels d’allégeance et d’obligation féodales. Mais contrairement aux Français, ils ne les remplacèrent que graduellement par des liens de patriotisme et de nationalité. Ils n’étaient pas encore tout à fait une nation ; c’était à contrecœur qu’ils avaient mobilisé les populations rurales des colonies, et cela ne les avait pas constitués en nation. La base populaire multilingue, multiculturelle et socialement divisée de ces territoires résistait à une telle fusion. Le nouvel appareil répressif n’avait pas encore fait ses preuves, et n’inspirait pas la loyauté des populations, qui n’étaient pas encore patriotiques. Quelque chose manquait. Ayant renversé leur roi, les propriétaires d’esclaves craignaient que leurs esclaves ne se décident, pareillement, à renverser leurs maîtres ; l’insurrection haïtienne ne fut pas pour les rassurer. Même s’ils ne craignaient plus d’être repoussés à la mer par les indigènes du continent, les marchands et les spéculateurs s’inquiétaient de leur capacité à s’imposer plus profondément à l’intérieur du continent.
Les colons-envahisseurs d’Amérique du Nord recoururent alors à un moyen qui, contrairement à la guillotine, n’était pas une invention nouvelle, mais qui était tout aussi mortel. Cet instrument serait plus tard nommé racisme et s’intégrerait dans la pratique nationaliste. À l’instar d’autres réalisations américaines, le racisme était un principe pragmatique ; son contenu n’était pas important ; seule comptait son efficacité.
Des êtres humains furent ainsi mobilisés sur la base du plus petit et du plus superficiel dénominateur qu’ils avaient en commun ; avec succès. Des individus qui avaient abandonné leurs villages et leurs familles, qui étaient en train d’oublier leur langue et qui perdaient leur culture, qui étaient dépouillés de tout sauf de leur grégarité, furent incités à considérer la couleur de leur peau comme une sorte de compensation pour tout ce qu’ils avaient perdu. On les amena à se sentir fiers d’une chose qui n’avait rien d’un accomplissement personnel, ni même, comme la langue, d’une acquisition personnelle. On les constitua, de manière purement idéologique, en une nation d’hommes blancs (les femmes et les enfants blancs n’existaient que comme victimes scalpées, comme preuve de la bestialité des cibles désignées). Les insignifiances que ces hommes blancs étaient invités à être fiers de partager révèlent l’ampleur de la tromperie : du sang blanc, des pensées blanches et l’appartenance à une race blanche. Parce qu’ils étaient des hommes blancs, les débiteurs, les sans-terres et les domestiques étaient encouragés à croire qu’ils avaient tout en commun avec les banquiers, les spéculateurs fonciers, les propriétaires de plantations, et rien en commun avec les Peaux-rouges, les Peaux-noires ou les Peaux-jaunes. Associés sur la base de ce seul principe, ils pouvaient ainsi être mobilisés, transformés en une marée blanche, en bandes de lyncheurs, en « chasseurs d’Indiens ».
Auparavant, le racisme n’était qu’une méthode parmi d’autres servant à mobiliser des armées coloniales. Exploité plus intensément en Amérique qu’il ne l’avait jamais été, il ne supplante pas, pour autant, les autres méthodes : il les supplée. Les victimes des pionniers envahisseurs étaient encore décrites comme des incroyants, comme des païens. Mais les colons, comme les Hollandais avant eux, étaient majoritairement des chrétiens protestants. Ils ne considéraient pas le paganisme comme une chose à soigner, mais à punir. Les victimes continuaient d’être qualifiées de sauvages, de cannibales, de primitifs, mais ces termes, eux aussi, cessèrent d’être des diagnostics de conditions auxquelles on pouvait remédier pour devenir des synonymes de non-Blanc, condition irrémédiable. Le racisme était une idéologie parfaitement ajustée à l’esclavagisme et l’extermination.
Les attroupements de lyncheurs, le regroupement en bandes contre des victimes définies comme inférieures, attiraient les brutes dépourvues d’humanité et de toute notion de justice. Mais cette approche ne plaisait pas à tout le monde. Les hommes d’affaires américains, moitié gangsters, moitié escrocs, trouvaient de quoi satisfaire tout le monde. Pour les nombreux Saint-Georges dotés de quelque notion d’honneur et d’une grande soif d’héroïsme, l’ennemi était dépeint de façon quelque peu différente ; à ceux-là, on affirmait qu’il se trouvait des nations aussi riches et puissantes que la leur dans les forêts, au-delà des montagnes, et sur les rives des Grands lacs.
Les chantres des exploits héroïques des impérialistes espagnols trouvèrent des Empires au centre du Mexique et au sommet des Andes. Les chantres des exploits héroïques des nationalistes américains trouvèrent des nations ; ils transformèrent les résistances désespérées de villages anarchiques en conspirations internationales orchestrées par d’illustres militaires tel le Général Pontiac et le Général Tecumseh ; ils peuplèrent les contrées boisées de formidables chefs nationaux, d’États-majors efficaces et d’importantes troupes patriotiques ; ils projetaient leur propre imaginaire répressif, coercitif et belliqueux sur l’inconnu ; ils y trouvèrent ainsi une parfaite copie d’eux-mêmes, aux couleurs interchangées – une sorte de négatif photographique. L’ennemi devenait ainsi leur égal, du moins en termes de structure, de puissance et d’objectifs. La guerre contre un tel ennemi était donc non seulement justifiée, mais elle était aussi et surtout une nécessité, affaire de vie ou de mort. Les autres attributs de l’ennemi (le paganisme, la sauvagerie, le cannibalisme) rendaient les tâches de l’expropriation, de l’esclavage et de l’extermination encore plus urgentes, de tels accomplissements d’autant plus héroïques.
Le répertoire du programme nationaliste était désormais plus ou moins complet. Une telle affirmation pourrait déconcerter le lecteur encore incapable de percevoir « d’authentiques nations » dans le paysage, pour lequel les États-Unis étaient alors encore un agglomérat d’« ethnicités », plurilingues, plurireligieuses et pluriculturelles, et pour lequel la nation française avait outrepassé ses frontières pour devenir un Empire napoléonien. Un tel lecteur serait sans doute en train d’essayer de recourir à la définition d’une nation comme territoire organisé constitué d’individus partageant une langue, une religion et des coutumes, ou au moins un de ces trois éléments. Une telle définition, claire et immuable, n’est pas la description du phénomène, mais sa rationalisation, sa justification. Ce phénomène n’était pas statique mais dynamique. La langue, la religion et les coutumes que les hommes avaient en commun, comme le sang blanc des colonisateurs américains, n’étaient que prétextes, moyens de mobiliser des armées. Le point culminant de ce processus n’était pas une consécration de caractéristiques communes, mais un appauvrissement, une perte drastique de langages, de religions et de coutumes ; les habitants d’une nation parlaient la langue du Capital, qu’ils révéraient sur l’autel de l’État, et limitaient leurs coutumes à ce qui était autorisé par la police nationale.
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Il n’y a bien que selon leurs définitions officielles que nationalisme et impérialisme sont des contraires. En pratique, le nationalisme était — et est — une méthodologie servant à diriger l’Empire du capital.
L’accroissement continu du capital, souvent appelé progrès matériel, développement économique ou industrialisation, constituait l’activité principale des classes moyennes, de la soi-disant bourgeoisie, parce que le capital était ce qu’ils possédaient, leur propriété ; l’aristocratie, elle, possédait des biens fonciers.
La découverte de nouveaux mondes de richesses avait énormément enrichi ces classes moyennes, mais les avait aussi rendues vulnérables. Les rois et les nobles, qui avaient initialement collecté les richesses pillées du Nouveau Monde, rechignaient à céder sinon quelques maigres trophées aux marchands bourgeois. C’était ainsi. Ces richesses n’arrivaient pas sous des formes exploitables ; les marchands procuraient au roi des choses qu’il pouvait utiliser, en échange des trésors pillés. Pour autant, les monarques qui s’appauvrissaient tandis que leurs marchands s’enrichissaient pouvaient aller jusqu’à utiliser leurs serviteurs armés afin de voler lesdits marchands. Les classes moyennes subissaient des préjudices continues sous l’Ancien Régime – des atteintes à leur propriété. L’armée et la police du roi n’étaient pas des protecteurs fiables de la propriété des classes moyennes. Les puissants marchands qui administraient déjà les affaires de l’Empire prirent alors des mesures pour mettre fin à cette situation ; ils prirent également en main la politique. Pour ce faire, ils pouvaient recruter des armées privées, ce qu’ils firent souvent. Mais dès que des instruments permettant de mobiliser des armées et des forces de police nationales se profilèrent, ces hommes d’affaires lésés y eurent recours. La principale vertu d’une force armée nationale, c’est qu’elle garantit qu’un sujet patriote fera la guerre pour son propre patron, contre les sujets d’un patron ennemi.
La stabilité garantie par un appareil répressif national fournissait [et fournit] aux propriétaires l’équivalent d’une serre dans laquelle leur capital pouvait [et peut] croître, augmenter, se multiplier. Le terme « croître » et ses corollaires sont employés par les capitalistes eux-mêmes. Ceux-là considèrent une unité de capital comme une graine, une semence qu’ils sèment dans un terreau fertile. Au printemps, une plante croît à partir de chaque graine. L’été, chaque plant leur fournit tellement de semences qu’après avoir payé pour la terre, le soleil et la pluie, il leur reste encore bien plus de semences qu’ils n’en n’avaient initialement. L’année suivante, ils agrandissent leur champ, et graduellement c’est toute la campagne qu’ils « mettent en valeur ». En réalité, les « graines » initiales désignent l’argent ; le soleil et la pluie : l’énergie dépensée par les travailleurs ; les plants : les usines, ateliers et mines ; les fruits récoltés : les marchandises, fragments d’un monde qu’ils travaillent ; et l’excès, ou le surplus de graines, c’est-à-dire les profits, sont les honoraires que le capitaliste garde pour lui-même plutôt que de les partager entre les travailleurs.
Le processus dans son ensemble consiste à transformer des substances naturelles en marchandises ou en objets vendables, et à incarcérer des travailleurs salariés dans des usines de transformation.
Le mariage du Capital et de la Science a permis le Grand Bond en avant qui nous a menés où nous sommes rendus aujourd’hui. Les spécialistes des sciences pures ont découvert les éléments qui composent le monde naturel ; les investisseurs ont placé leurs capitaux dans diverses méthodes de décomposition ; les spécialistes des sciences appliquées, ou les gestionnaires, se sont assurés que les salariés à leur disposition y parviennent. Les spécialistes des sciences sociales ont cherché des moyens de déshumaniser les travailleurs, de les rendre plus productifs et semblables à des machines. Grâce à la science, les capitalistes ont pu transformer la majeure partie du monde naturel en espace artificialisé, et réduire la plupart des êtres humains à l’état de producteurs efficaces de l’artifice.
Le processus de production capitaliste a été analysé et critiqué par de nombreux philosophes et poètes, et notamment par Karl Marx[1], dont les critiques ont animé, et continuent d’animer, les mouvements sociaux. Mais Marx avait un angle mort, et la plupart de ses disciples, ainsi que de nombreux militants, ont précisément édifié leurs projets sur ces lacunes. Marx était un fervent partisan de la lutte menée par la bourgeoisie pour s’affranchir des attaches féodales. Qui ne l’était pas, à l’époque ? Marx, qui avait pourtant remarqué que les idées dominantes d’une société à une époque donnée sont celles de sa classe dirigeante, en adepte des Lumières, du rationalisme et du progrès matériel, partageait de facto plusieurs des idées de la classe moyenne nouvellement émancipée. Marx a également judicieusement remarqué que chaque fois qu’un travailleur reproduit sa force de travail, chaque minute qu’il consacre à cette tâche qui lui est assignée, contribue au renforcement de l’appareil matériel et social qui le déshumanise. Cependant, le même Marx vantait les louanges de l’application de la science dans la production.
Marx a rigoureusement décrit le processus de production comme une exploitation d’une force de travail, mais n’a que sommairement, et avec réticence, discuté des conditions nécessaires à la production capitaliste, et du capital initial qui la rend possible[2]. Sans capital initial, aucun investissement, aucune production, aucun Grand Bond en avant n’aurait été possible. Cette condition nécessaire a été analysée par Préobrazhensky, un marxiste russe des débuts de l’ère soviétique, qui a emprunté plusieurs des idées éclairées de la marxiste polonaise Rosa Luxembourg afin de formuler sa théorie de l’accumulation primitive[3]. Par primitive, Préobrazhensky désignait les fondations de l’édifice capitaliste, les prérequis, les préalables. Ces préalables ne peuvent émerger du processus de production capitaliste qu’à condition que ce dernier soit d’ores et déjà fonctionnel. Autrement, ils doivent provenir de l’extérieur. Ce que l’on constate, effectivement. Ils proviennent des colonies pillées, des populations expropriées et exterminées desdites colonies. Auparavant, lorsqu’il n’y avait pas de colonies outremarines, le capital de départ, les préalables de la production capitaliste, étaient extirpés des colonies intérieures, des paysans dépossédés dont les terres étaient encloîtrées et les récoltes réquisitionnées, des Juifs et des Musulmans expulsés dont les possessions étaient expropriées.
L’accumulation primitive ou préliminaire du capital n’est pas une chose qui s’est produite, une seule fois, dans un passé lointain, puis plus jamais. C’est un phénomène qui continue d’accompagner le processus de production capitaliste, qui en est partie intégrante. Le processus décrit par Marx génère des profits attendus et réguliers ; le processus décrit par Préobrazhensky génère de nouveaux départs, de Grands Bonds en avant, de grandes mannes. Les profits réguliers sont périodiquement détruits par des crises inhérentes au système ; les nouvelles injections de capital préliminaire sont les seuls remèdes connus à ces crises. Sans perpétuelle accumulation primitive de capital, le processus de production s’arrêterait ; chaque crise tendrait à devenir permanente.
Les génocides — les exterminations rationnellement calculées de populations humaines désignées comme proies légitimes —, ne sont pas des accidents de parcours de quelque marche pacifique en direction du Progrès. Le génocide fut un préalable de ce Progrès. C’est pourquoi les forces armées nationales étaient nécessaires aux détenteurs de capital. Ces forces ne protégeaient pas uniquement les propriétaires de capital de la colère insurrectionnelle des travailleurs salariés qu’ils exploitaient. Elles garantissaient également l’obtention du Saint Graal, la lanterne magique, le capital préliminaire, en conquérant de nouveaux territoires, de nouveaux sujets (ressources humaines), en pillant, en déportant et en assassinant.
Les traces de pas des armées nationales sont les empreintes de la marche du progrès. Ces armées patriotiques étaient, et sont encore, la septième merveille du monde. Au travers d’elles, le loup se couche aux côtés de l’agneau, l’araignée aux côtés de la mouche. Au travers d’elles, les travailleurs exploités se couchent aux côtés de leurs exploiteurs, les paysans endettés aux côtés de leurs créanciers, les crédules aux côtés de charlatans, dans une camaraderie stimulée non par l’amour mais par la haine – la haine des sources potentielles de capital préliminaire, désignées comme incroyants, sauvages ou races inférieures.
Des communautés humaines aussi diversifiées dans leurs coutumes et leurs croyances que les oiseaux le sont dans leurs ramages furent envahies, dépossédées et finalement exterminées dans des exactions dépassant l’entendement. Les vêtements et les artefacts de ces communautés disparues furent rassemblés comme des trophées, et exhibés dans des musées comme des preuves supplémentaires de la marche du progrès ; les croyances et coutumes éteintes sont devenues des curiosités à étudier pour une des toujours plus nombreuses sciences de l’envahisseur. Les terres expropriées, les forêts et les animaux furent collectés comme des aubaines, comme capital préliminaire, comme préalables au processus de production qui transformerait les champs en exploitations, les arbres en planches de bois, les animaux en chapeaux, les minerais en munitions, les humains survivants en main d’œuvre bon marché. Le génocide [et/ou l’ethnocide, NdT] était, et est toujours, la condition préalable, la pierre angulaire et le socle des complexes militaro-industriels, des environnements artificialisés, de l’univers des bureaucrates et des parkings.
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Le nationalisme était si bien adapté à sa double tâche, à savoir la domestication des travailleurs et le pillage des étrangers, qu’il séduisait tout le monde — du moins, tous ceux qui détenaient ou aspiraient à détenir quelque portion de capital.
Au cours du XIXe siècle, et surtout durant sa seconde moitié, chaque propriétaire de capital pouvant être investi découvrit qu’il avait des racines parmi ses compatriotes mobilisables qui parlaient sa langue maternelle et vénéraient les dieux de son père. Sa ferveur nationaliste était ouvertement cynique étant donné qu’il n’avait lui-même plus de racines dans les lignées de son père et de sa mère : il trouvait son salut dans son épargne, vénérait ses investissements et parlait le langage de la rentabilité. Mais il avait appris, des Américains et des Français, que même s’il n’était pas en mesure de mobiliser ses compatriotes en tant que loyaux serviteurs, clients et consommateurs, il pouvait les mobiliser en tant que loyaux coreligionnaires catholiques, orthodoxes ou protestants. Les langues, les religions et les coutumes furent les liants de la construction des États-nations.
Ces liants constituaient des moyens, non des fins. L’objectif des entités nationales n’était pas [et n’est pas] de développer des langues, des religions ou des coutumes, mais de développer des économies nationales, de transformer des compatriotes en travailleurs et en soldats, de transformer la mère-patrie en mines et en usines, et de transformer les propriétés dynastiques en entreprises capitalistes. Sans capital, pas de munitions, pas de provisions, pas d’armée nationale, pas de nation.
Les épargnes et les investissements, les études de marché et la comptabilité, ces obsessions des anciennes classes moyennes rationalistes devinrent les obsessions dominantes, souveraines — mais aussi exclusives. Les individus qui faisaient montre d’autres obsessions, d’obsessions irrationnelles, étaient mis au ban dans des asiles de fous.
Les nations étaient habituellement monothéistes sans que cela leur fut nécessaire ; l’ancien ou les anciens dieux avaient perdu leur importance, sauf en tant que liant. Les nations étaient monomaniaques. Si le monothéisme pouvait servir l’obsession dominante, alors on s’en servait.
La Première Guerre mondiale marque la fin d’une des phases du processus de nationalisation, initiée avec les révolutions française et anglaise, et auparavant augurée par la proclamation d’Aguirre et la révolte des marchands Hollandais. Les exigences conflictuelles des nations anciennes et nouvellement constituées étaient d’ailleurs les causes de cette guerre. L’Allemagne, l’Italie, le Japon ainsi que la Grèce, la Serbie et l’Amérique latine coloniale avaient déjà adopté la plupart des attributs de leurs prédécesseurs nationalistes, devenant des Empires nationaux, des monarchies, des républiques, et les plus puissants des nouveaux venus aspiraient à adopter le principal attribut qui leur manquait : l’Empire colonial. Durant cette guerre, tous les éléments mobilisables des deux derniers Empires dynastiques, l’Empire Ottoman et celui des Habsbourg, se sont constitués en nations. Lorsque des bourgeoisies de différentes langues et religions, tels les Turcs et les Arméniens, revendiquèrent le même territoire, les plus faibles furent traités comme les soi-disant Amérindiens : ils furent exterminés. Souveraineté nationale et génocide allaient — et vont encore — de pair.
Langue et religion communes semblent aller de pair avec la nationalité, mais seulement en vertu d’une illusion d’optique. En tant que liants, les langues et les religions étaient utilisées lorsqu’elles servaient ce but, et mises de côté lorsqu’elles ne le servaient pas. Ni la Suisse multilingue ni la Yougoslavie pluri-religieuse n’ont été bannies de la famille des nations. Les différentes formes de nez et couleurs de cheveux auraient aussi pu être utilisées pour mobiliser des patriotes — et le furent d’ailleurs ultérieurement. Les héritages, racines et caractéristiques partagées n’avaient à satisfaire qu’un seul critère, le critère américain de la raison pragmatique : cela fonctionne-t-il ? Tout ce qui pouvait fonctionner était utilisé. Les caractéristiques partagées n’importaient pas en raison de leur contenu culturel, historique ou philosophique, mais dans la mesure où elles pouvaient servir à organiser une police afin de protéger la propriété nationale, et à mobiliser une armée afin de piller les colonies.
Une fois qu’une nation était constituée, les êtres humains qui vivaient sur son territoire national mais ne possédaient pas les caractéristiques nationales pouvaient être transformés en colonies internes, c’est-à-dire en sources de capital préliminaire. Sans capital préliminaire, aucune nation ne pouvait devenir une grande nation. Les nations qui aspiraient à la grandeur mais ne disposaient pas de colonies outremarines pouvaient se contenter de piller, d’exterminer et d’exproprier ceux de leurs compatriotes qui ne possédaient pas les caractéristiques nationales.
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La formation des États-nations fut accueillie avec un enthousiasme euphorique par les poètes aussi bien que par les paysans qui pensaient que leurs muses ou leurs dieux étaient enfin descendus sur Terre. Les principaux rabat-joie, au milieu des bannières et des confettis, furent les anciens dirigeants, les colonisés et les disciples de Karl Marx.
Les classes autrefois dirigeantes et les colonisés étaient hostiles à leur formation pour d’évidentes raisons.
Les disciples de Karl Marx, parce qu’ils avaient appris de leur maître que libération nationale signifiait exploitation nationale, que le gouvernement national était le comité exécutif de la classe capitaliste nationale, que la nation était synonyme de chaînes, et de rien d’autre, pour les travailleurs. Ces stratèges de la classe ouvrière, qui n’étaient pas ouvriers eux-mêmes, mais des bourgeois au même titre que les dirigeants capitalistes, affirmèrent que les travailleurs n’avaient pas de pays, et s’organisèrent au sein d’une Internationale. Cette Internationale se scinda en trois, dont chacune évolua de plus en plus dans l’angle mort de Marx.
La Première Internationale fut emmenée par Bakounine, initialement traducteur de Marx en russe, et plus tard son adversaire, rebelle invétéré et fervent nationaliste jusqu’à ce qu’il en apprenne plus sur l’exploitation grâce à Marx. Bakounine et ses compagnons, rebelles contre toute autorité, se révoltèrent également contre Marx, soupçonné de vouloir transformer l’Internationale en un État aussi répressif que l’État féodal et l’État national combinés. Bakounine et ses disciples étaient catégoriques dans leur rejet de tous les États, mais ambigus en ce qui concernait l’entreprise capitaliste. Plus encore que Marx, ils glorifiaient la science, célébraient le progrès matériel et louangeaient l’industrialisation. En rebelles, ils considéraient que toute bataille est une bonne bataille. Mais la meilleure des batailles, à leurs yeux, était la lutte contre les anciens ennemis de la bourgeoisie, la lutte contre les seigneurs féodaux et l’Église catholique. Par conséquent, l’Internationale bakouniniste prospéra dans des endroits comme l’Espagne, où la bourgeoisie n’avait pas achevé sa lutte pour l’indépendance, préférant s’allier avec les seigneurs féodaux et l’Église afin d’obtenir une protection contre les travailleurs et les paysans insurgés. Les bakouninistes luttèrent pour terminer la révolution bourgeoise mais sans et contre la bourgeoisie. Ils se disaient anarchistes et méprisaient tous les États, mais ne s’essayèrent jamais à expliquer comment il leur serait possible de constituer une industrie primaire (ou avancée), de bénéficier du progrès et de la science — c’est-à-dire du capital —, sans armée et sans police. Ils n’eurent malheureusement jamais l’occasion de tenter résoudre cette contradiction en pratique — contradiction que les bakouninistes d’aujourd’hui n’ont toujours pas résolue, même en théorie. Il faut dire qu’ils ne se sont toujours pas même rendu compte qu’il existe une contradiction entre l’anarchisme et l’industrie.
La Deuxième Internationale, moins rebelle que la Première, trouva rapidement un terrain d’entente avec le capital aussi bien qu’avec l’État. Solidement implantés dans la zone que Marx n’avait pas explorée, les dirigeants de cette organisation ne s’empêtrèrent pas dans la contradiction bakouniniste. Il leur semblait évident que l’exploitation et le pillage constituaient des conditions nécessaires au progrès matériel. Ainsi l’acceptèrent-ils, tout simplement. Tout ce qu’ils voulaient, c’était une plus grande part des profits pour les travailleurs, et des places dans l’establishment politique en tant que leurs représentants. À l’instar des bons syndicalistes qui les précédèrent et les suivirent, ces professeurs du socialisme étaient embarrassés par « la question coloniale ». Mais leur embarras, comme celui de Philippe de Habsbourg, ne les gênait pas outre-mesure. Avec le temps, les socialistes impérialistes allemands, les socialistes royalistes hollandais et les socialistes républicains français cessèrent même d’être des internationalistes.
La Troisième Internationale fit plus que s’associer avec le capital et l’État ; elle les choisit comme but. Cette Internationale n’était pas composée d’intellectuels rebelles ou dissidents ; elle fut créée par un État, l’État russe, alors dirigé par le parti bolchevique. La principale activité de cette Internationale consistait à vanter les exploits de l’État russe réaménagé, du Parti au pouvoir et de son fondateur, un homme qui se faisait appeler Lénine. Les accomplissements de ce parti et de son fondateur furent effectivement considérables, mais ceux qui en chantèrent les louanges firent de leur mieux pour en dissimuler l’essentiel.
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La Première Guerre mondiale laissait deux vastes empires dans une situation dilemmatique. Le Céleste Empire de Chine, l’État le plus ancien du monde, et l’Empire des Tsars, projet beaucoup plus récent, oscillaient entre la possibilité de devenir des États-nations et la décomposition en plus petites unités, à l’image des Empires ottoman et Habsbourg.
Lénine mit fin à ce dilemme pour la Russie. Une telle chose est-elle possible ? Marx soulignait qu’un seul individu ne peut pas changer les circonstances ; il ne peut qu’en profiter. Marx avait probablement raison. L’exploit de Lénine ne fut pas de changer les circonstances, mais d’en tirer profit d’une façon extraordinaire. Un accomplissement monumental dans son opportunisme.
Lénine était un bourgeois russe maudissant la faiblesse et l’impéritie de la bourgeoisie russe[4]. Adepte du développement capitaliste, fervent admirateur du progrès à l’américaine, il ne fit pas cause commune avec ceux qu’il maudissait mais plutôt avec leurs ennemis, les disciples anticapitalistes de Marx. Il profita des lacunes dans la théorie de Marx pour transformer la critique du mode de production capitaliste en un manuel de développement du capital, une sorte de guide pratique. Il transforma les analyses de Marx sur l’exploitation et la paupérisation en nourriture pour les affamés, en corne d’abondance. Des hommes d’affaires américains avaient déjà réussi à faire passer de l’urine pour de l’eau de source, mais aucun escroc américain n’avait jamais réussi une telle supercherie.
Aucune circonstance n’avait été changée. Chaque étape de la supercherie fut menée dans les circonstances existantes, au moyen de méthodes éprouvées. Les paysans russes ne pouvaient pas être mobilisés sur la base de leur « russianité », de leur orthodoxie ou de leur blancheur, mais ils pouvaient être mobilisés, et le furent, sur la base de leur exploitation, de leur oppression, des siècles de souffrance endurés sous le joug du despotisme des Tsars. L’oppression et l’exploitation servirent de liants. Les longues souffrances imposées par les Tsars furent utilisées de la même façon et dans le même but que les scalps des femmes et des enfants blancs par les Américains : afin d’organiser le peuple en unités combattantes, en embryons d’armée et de police nationale.
La présentation du règne du dictateur et du comité central du Parti comme une dictature du prolétariat libéré passait pour une nouveauté, mais là encore, il ne s’agissait que d’une mystification discursive, d’une ruse aussi vieille que les Pharaons d’Égypte ancienne et les Lugals[5] de Mésopotamie supposément choisis par Dieu pour diriger le peuple, qu’ils représentaient dans leurs dialogues avec le Tout-Puissant. Duperie éprouvée de gouvernants. Si les précédents antiques avaient pu être temporairement oubliés, un exemple plus récent avait été fourni par le Comité de salut public français, qui s’était lui aussi présenté comme l’incarnation de la volonté générale de la nation.
Le but, le communisme, le renversement et la suppression du capitalisme, passant pour un changement de circonstances, semblait aussi nouveau. Seul le mot l’était, en réalité. Le but du dictateur du prolétariat était encore le progrès à l’américaine, le progrès capitaliste, l’électrification, le transport de masse rapide, la science, la transformation du monde naturel, le capitalisme que la bourgeoisie russe, faible et incapable, n’avait pas réussi à développer. Avec Le Capital de Marx comme lumière et comme guide, le dictateur et son parti allaient développer le capitalisme en Russie en supplantant la bourgeoisie et en utilisant le pouvoir d’État non seulement pour policer le processus, mais aussi pour l’impulser.
Lénine ne vécut pas assez longtemps pour prouver l’excellence de son administration générale du capital russe, mais son successeur, Staline, démontra amplement les pouvoirs de la machine qu’il avait créée. Première étape : l’accumulation primitive de capital. Si Marx n’avait pas été très clair à ce sujet, Préobrazhensky, lui, l’avait été. Il fut incarcéré, ce qui n’empêcha pas les méthodes éprouvées d’accumulation du capital préliminaire qu’il avait décrites d’être déployées dans l’immensité russe. Le capital préliminaire des capitalistes anglais, américains, belges et autres provint du pillage de colonies outremarines. La Russie n’en disposait pas. Mais ce manque n’était pas un obstacle. Tout le territoire russe fut transformé en colonie.
Les premières sources de capital préliminaire furent les Koulaks, des paysans dont les possessions valaient la peine d’être volées. Cette entreprise fut un tel succès que tous les autres paysans subirent le même sort, suivant une prospective rationaliste selon laquelle une multitude de petits pillages pouvait générer un butin substantiel.
Les paysans ne furent pas les seuls colonisés. L’ancienne classe dirigeante avait déjà été minutieusement expropriée de toutes ses richesses et propriétés. Mais d’autres sources de capital préliminaire furent trouvées. Avec tout le pouvoir d’État concentré entre leurs mains, les dictateurs découvrirent rapidement qu’ils pouvaient fabriquer des sources d’accumulation primitive. Des entrepreneurs fructueux, des travailleurs et des paysans insatisfaits, des militants d’organisations d’opposition et même des membres désillusionnés du Parti furent désignés comme contre-révolutionnaires, rassemblés, expropriés et envoyés dans des camps de travail. Toutes les déportations, exécutions et expropriations de masse des premières colonisations furent reproduites en Russie.
Les premiers colonisateurs, pionniers qu’ils étaient, durent procéder par tâtonnements. Pas les dictateurs russes. À leur époque, toutes les méthodes d’obtention de capital préliminaire avaient déjà été éprouvées, et pouvaient donc être reproduites scientifiquement. Le capital russe s’est développé dans un environnement intégralement contrôlé, comme dans une serre ; tous les paramètres étaient contrôlés par la police nationale. Les fonctions qui avaient été laissées au hasard ou à d’autres organismes dans des environnements moins contrôlés dépendaient de la police dans la serre russe. Le fait que les colonisés ne se trouvaient pas en-dehors mais à l’intérieur des frontières nationales, étant ainsi menacés non pas de conquête mais d’arrestation, augmentait encore le rôle et la taille de la police. Avec le temps, l’omnipotente et omniprésente police devint l’émanation visible et l’incarnation de la dictature du prolétariat. Et le terme communisme fut, à juste titre, assimilé à une organisation policière et à un contrôle total.
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Cela étant, les attentes de Lénine ne se réalisèrent pas intégralement dans la serre russe. La police-capitaliste parvenait merveilleusement bien à accumuler du capital préliminaire grâce aux contre-révolutionnaires expropriés, mais fut loin d’être aussi efficace dans l’administration du processus de production capitaliste. Il est peut-être encore trop tôt pour l’affirmer avec certitude, mais jusqu’aujourd’hui cette bureaucratie policière a été au moins aussi inepte dans ce rôle que la bourgeoisie que Lénine maudissait ; son habileté à toujours découvrir de nouvelles sources de capital préliminaire semble être la seule chose qui l’ait maintenue à flot.
L’attrait de cet appareil ne fut pas non plus à la hauteur des attentes de Lénine. L’appareil de police léniniste ne séduisit pas les hommes d’affaires et les politiciens déjà établis ; et ne se rendit pas acceptable en tant que méthode supérieure de gestion du processus de production. Il attira une classe sociale quelque peu différente (que je tenterai de décrire brièvement) aux yeux de laquelle il se rendit acceptable premièrement comme méthode permettant de s’emparer du pouvoir national et deuxièmement comme méthode d’accumulation primitive de capital.
Les héritiers de Lénine et de Staline ne furent pas de véritables gardes prétoriens exerçant effectivement le pouvoir économique et politique au nom — et pour le compte — de quelque monarque superflu ; seulement de piètres ersatz ; simples étudiants du pouvoir économique et politique désespérant de ne jamais atteindre ne serait-ce qu’un niveau de pouvoir intermédiaire. Le modèle léniniste offrait à de tels individus l’espoir de sauter ces niveaux intermédiaires pour directement parvenir dans le palais central.
Les héritiers de Lénine furent des employés et des petits fonctionnaires, comme Mussolini, Mao Zedong et Hitler, des gens qui, à l’instar de Lénine lui-même, maudissaient la faiblesse et l’impéritie de leurs bourgeoisies, incapables de mettre au jour la grandeur de leur nation.
(Je ne compte pas les sionistes parmi les héritiers de Lénine, car ils appartiennent à une génération antérieure. Contemporains de Lénine, ils découvrirent, peut-être indépendamment, le pouvoir de la persécution et de la souffrance en tant que liants, dans l’optique de mobiliser une armée et une police nationale. Les sionistes apportèrent des contributions qui leur sont propres. Leur considération d’une population religieuse dispersée comme nation, leur imposition de l’État-nation capitaliste comme objectif ultime de cette population et leur réduction d’un héritage religieux à un héritage racial contribuèrent significativement à la méthodologie nationaliste et eurent des conséquences fatidiques lorsque ces mécanismes furent appliqués à une population de Juifs, pas tous sionistes, par une population consolidée sur la base d’une idée de « race allemande ».)
Mussolini, Mao Zedong et Hitler virent clair au travers des slogans de Lénine et Staline, percevant leurs accomplissements pour ce qu’ils étaient : des méthodes pour obtenir et conserver le pouvoir d’État. Tous trois ramenèrent la méthodologie à l’essentiel. La première étape consistait à s’associer avec des étudiants du pouvoir qui pensaient comme eux, afin de constituer le noyau de l’organisation policière, une équipe appelée, selon l’expression de Lénine, le Parti. L’étape suivante consistait à recruter la base, les troupes, provenant des masses. La troisième étape consistait à s’emparer de l’appareil d’État, à installer le théoricien dans le bureau du Duce, du Président ou du Führer, à répartir les fonctions de police et d’administration parmi l’élite ou les cadres, et à mettre les masses au travail. La quatrième étape consistait à assurer le capital préliminaire nécessaire pour remettre sur pied ou fabriquer de toutes pièces un complexe militaro-industriel en mesure de soutenir le leader national et ses cadres, la police et l’armée, les industriels ; sans ce capital, il ne pouvait y avoir ni armes, ni pouvoir, ni nation.
Les héritiers de Lénine et Staline simplifièrent encore davantage la méthodologie dans leurs efforts de recrutement, en minimisant l’exploitation capitaliste et en se concentrant sur l’oppression nationale. Parler d’exploitation n’était plus utile, et était même plutôt embarrassant, étant donné qu’il était désormais évident pour tout le monde, en particulier pour les travailleurs salariés, que les révolutionnaires victorieux n’avaient pas mis fin au travail salarié mais avaient au contraire étendu son empire.
Aussi pragmatiques que des hommes d’affaires américains, ces nouveaux révolutionnaires ne parlaient pas de libération du travail salarié, mais de libération nationale[6]. Ce genre de libération n’était pas un rêve d’utopistes romantiques : c’était précisément ce qui était possible, la seule chose qui était possible dans les circonstances existantes. Il suffisait de s’y conformer pour la réaliser. La libération nationale consistait en la libération du président nationaliste et de la police nationale des chaînes de l’impuissance ; l’investiture du président et l’établissement de la police n’étaient pas des rêves fumeux mais des composantes d’une stratégie éprouvée, une science.
Les partis fascistes et nationaux-socialistes furent les premiers à prouver que cette stratégie fonctionnait, que l’exploit du parti bolchevique pouvait être répété. Le président nationaliste et leurs équipes s’installèrent au pouvoir et entreprirent de se procurer le capital préliminaire nécessaire à l’expression de la grandeur nationale. Les fascistes se ruèrent dans une des dernières régions d’Afrique n’ayant pas encore été envahie, et la pillèrent comme les premiers industriels avaient pillé leurs empires coloniaux. Les nationaux-socialistes désignèrent les Juifs, une population interne qui était membre de « l’Allemagne unifiée » depuis aussi longtemps que les autres Allemands, comme leur source première d’accumulation primitive, parce que beaucoup d’entre eux, comme beaucoup des Koulaks de Staline, possédaient des biens valant la peine d’être volés.
Les sionistes avaient devancé les nationaux-socialistes dans la réduction d’une religion à une race. Et pour apprendre les bonnes manières d’utiliser le racisme en tant qu’instrument, les nationaux-socialistes pouvaient prendre exemple sur les pionniers américains. Il suffit à l’élite d’Hitler de traduire les recherches des racistes américains pour équiper ses instituts scientifiques de grandes bibliothèques. Les nationaux-socialistes traitèrent à peu près les Juifs de la même façon que les Américains avaient traité les peuples autochtones d’Amérique du Nord, à la différence que les nationaux-socialistes utilisèrent des technologies bien plus récentes et puissantes dans leur entreprise de déportation, d’expropriation et d’extermination des êtres humains. Mais en cela, les nouveaux exterminateurs n’étaient pas des innovateurs ; simplement des hommes qui s’accommodaient des circonstances qui étaient les leurs.
Les fascistes et les nationaux-socialistes furent rejoints par les bâtisseurs de l’Empire japonais, lesquels craignaient que le Céleste Empire en décomposition ne devienne une source de capital préliminaire pour les industriels russes ou les révolutionnaires chinois. Formant un axe, les trois groupes entreprirent de transformer les continents du monde en sources d’accumulation primitive de capital. Tant qu’ils n’empiétaient pas sur les colonies et les territoires des puissances capitalistes établies, ils ne furent dérangés par aucune autre nation. La réduction de capitalistes bien établis au statut de colonisés pouvait être pratiquée à l’intérieur de leurs frontières, où la chose était légale depuis que les dirigeants de la nation faisaient leurs lois — cela avait déjà été fait par les léninistes et les staliniens. Mais une telle pratique constituait un changement de circonstances, et ne pouvait donc pas être transposée à l’étranger sans provoquer une guerre mondiale. Les puissances de l’Axe allèrent trop loin et, en conséquence, furent défaites.
Après la guerre, nombre d’individus très raisonnables affirmèrent que les objectifs de l’Axe étaient irrationnels et que Hitler était un fou. Ces mêmes individus très raisonnables considéraient par ailleurs que des hommes comme George Washington et Thomas Jefferson étaient tout à fait sains d’esprit et rationnels, qui avaient pourtant envisagé et effectivement entrepris la conquête d’un vaste continent, ainsi que la déportation et l’extermination de sa population à un moment où un tel projet était encore moins plausible que le projet de l’Axe[7]. Il est vrai que les technologies, ainsi que les sciences physiques, chimiques, biologiques et sociales employées par Washington et Jefferson étaient assez différentes de celles qu’utilisèrent les nationaux-socialistes. Mais si la connaissance est pouvoir, s’il était rationnel pour les pionniers d’autrefois de mutiler et de tuer avec de la poudre à canon à l’époque des voitures tirées par des chevaux, pourquoi était-il irrationnel pour les nationaux-socialistes de mutiler et de tuer avec des explosifs puissants, des gaz et des agents chimiques à l’âge des fusées, des sous-marins et des autoroutes ?
Les nazis étaient, pour autant que cela soit possible, encore plus portés sur la science que les Américains. À leur époque, ils étaient synonymes d’efficacité scientifique aux yeux d’une bonne partie du monde. Ils conservaient des dossiers sur tout, classifiaient et analysaient leurs résultats, publiaient leurs classifications dans des journaux scientifiques. Avec eux, le racisme lui-même n’était pas l’apanage de fauteurs de troubles mais celle d’instituts renommés et respectés.
Beaucoup de gens raisonnables semblent associer la folie ou l’irrationalité avec l’échec. Ce ne serait pas la première fois. Beaucoup affirmaient que Napoléon était fou lorsqu’il était en prison ou en exil, mais lorsqu’il redevint empereur, les mêmes parlèrent de lui avec respect, avec révérence même. L’incarcération et l’exil sont non seulement considérés comme des remèdes à la folie, mais aussi comme ses symptômes. L’échec, c’est la déraison.
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Mao Zedong, le troisième pionnier national-socialiste (ou national-communiste, le second terme importe peu, étant donné qu’il n’est rien de plus qu’un vestige historique ; l’expression « fasciste de gauche » irait tout aussi bien mais elle est encore moins porteuse de sens que les expressions composées avec le terme nationaliste), parvint à faire au Céleste Empire ce que Lénine avait fait à celui des tsars. Le plus ancien appareil bureaucratique du monde ne se décomposa pas en plus petites unités, ni en colonies appartenant à divers industriels ; il ressurgit, grandement modifié, en une « république du peuple », rayon d’espoir pour les « nations opprimées ».
Le Président et ses cadres, suivant les accomplissements d’une longue lignée de prédécesseurs, transformèrent le Céleste Empire en une vaste source de capital préliminaire, avec les purges, les persécutions et les Grands Bonds en avant que cela implique.
L’étape suivante, le démarrage du mode de production capitaliste, fut accompli selon le modèle russe, c’est-à-dire par la police nationale. Cela ne fonctionna pas beaucoup mieux en Chine qu’en Russie. Apparemment, les fonctions patronales y ont été confiées à des escrocs ou à des magouilleurs capables de recruter et d’embrigader les gens, or, habituellement, les policiers n’inspirent pas la confiance requise. Mais cela importait moins aux maoïstes que cela n’avait importé aux léninistes. Le mode de production capitaliste demeurait important à leurs yeux, du moins aussi important que les pillages organisés pour l’accumulation primitive, étant donné que sans capital il n’y a pas de pouvoir, pas de nation. Mais les maoïstes vantèrent moins, et de moins en moins, leur modèle comme une méthode supérieure d’industrialisation et, en cela, furent plus modestes que les Russes, et moins déçus par les résultats de leur police industrielle.
Le modèle maoïste se présente aux agents de sécurité et aux étudiants du monde entier comme une méthodologie éprouvée du pouvoir, une stratégie scientifique de la libération nationale. Généralement connue comme la « Pensée Mao Zedong[8] », cette science offre aux aspirants présidents et cadres la perspective d’un pouvoir sans précédent sur les êtres vivants, les activités humaines, et même sur les pensées. Le pape et les prêtres de l’Église catholique, avec toutes leurs inquisitions et leurs confessions, n’ont jamais disposé d’autant de pouvoir, non pas par refus de l’utiliser, mais parce que les instruments de la science moderne et de la technologie leur faisaient défaut.
La libération de la nation constitue la dernière étape de l’élimination des parasites. Le capitalisme a déjà nettoyé la nature de ses parasites et réduit une bonne partie de ce qu’il en reste au rang de matériaux bruts pour l’industrie de la transformation. Le national-socialisme ou social-nationalisme moderne promet en plus l’élimination des parasites de la société humaine. Les parasites humains sont habituellement des sources de capital préliminaire, mais le capital n’est pas toujours « matériel » ; il peut aussi être culturel ou « spirituel ». Les coutumes, les mythes, la poésie et la musique populaires sont évidemment liquidés ; une partie de la musique et des apparats de l’ancienne « culture folklorique » reparaissent, transformés, emballés, en tant qu’éléments du spectacle national, en tant qu’agréments de la propagande en faveur de l’accumulation nationale ; les coutumes et mythes deviennent les matières premières d’une ou plusieurs des « sciences humaines ». Même le ressentiment absurde des travailleurs envers leur travail salarié aliéné est anéanti. Une fois la nation libérée, le travail salarié cesse d’être un fardeau pesant pour devenir une obligation nationale à effectuer dans la joie. Les détenus d’une nation totalement libérée lisent 1984 d’Orwell comme une étude anthropologique, une description d’un temps passé.
Car il n’est plus possible, désormais, de caricaturer cet état des choses. Chaque satire risque de devenir la bible d’encore un nouveau front de libération nationale[9]. Chaque satiriste risque de devenir le fondateur d’une nouvelle religion, un Bouddha, un Zarathoustra, un Jésus, un Mahomet ou un Marx. Chaque mise au jour des ravages du système dominant, chaque critique de son fonctionnement, se change en fourrage pour les chevaux de libérateurs, en liants pour les bâtisseurs d’armées. La Pensée Mao Zedong, dans ses nombreuses versions et révisions, est science aussi bien que théologie totales ; physique sociale aussi bien que métaphysique cosmique. Le Comité de salut public français prétendait uniquement représenter la volonté générale de la nation française. Les révisions de la Pensée Mao Zedong prétendent représenter la volonté générale des opprimés du monde entier.
Si une perpétuelle révision de cette Pensée est nécessaire, c’est parce que ses formulations initiales n’étaient pas applicables à toutes, et n’étaient d’ailleurs applicables à aucune population colonisée du monde. Aucun des colonisés du monde ne partageait l’héritage chinois d’avoir eu à supporter un appareil d’État pendant les deux mille dernières années. Bien peu des opprimés du monde avaient possédé, dans un proche ou distant passé, une seule des caractéristiques d’une nation. La Pensée devait donc être adaptée aux peuples dont les ancêtres avaient vécu sans président national, sans armée ou police, sans processus de production capitaliste et, par conséquent, sans besoin de capital préliminaire.
Ces révisions ont enrichi la Pensée initiale d’emprunts à Mussolini, à Hitler et à l’État sioniste d’Israël. La théorie mussolinienne de l’épanouissement de la nation dans l’État en constituait un dogme central. Tout groupe de personnes, petit ou grand, industriel ou non-industriel, concentré ou dispersé, devait être considéré comme une nation. Non pas au regard de son passé, mais en terme d’aura, de capacité, de potentiel associée à un possible front de libération nationale. La considération d’Hitler (et des sionistes) de la nation comme entité raciale en constituait un autre principe central. Ses cadres étaient recrutés parmi des gens dépourvus de tout lien avec leurs ancêtres et leurs coutumes. En conséquence, les libérateurs ne pouvaient être distingués des oppresseurs en termes de langage, croyances, coutumes et armes ; la seule chose qui les rivait ensemble, et aux masses, était ce liant qui avait associé les serfs blancs avec leurs patrons blancs durant la conquête de l’Ouest en Amérique ; ce « lien racial » procurait une identité à ceux qui n’en avaient pas, de la parenté à ceux qui n’avaient pas de famille, une communauté à ceux qui avaient perdu la leur ; il s’agissait du dernier lien qui restait à ceux dont la culture avait été réduite à néant.
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Cette Pensée mise à jour pouvait désormais être appliquée aux Africains aussi bien qu’aux Navajos, aux Apaches ou aux Palestiniens[10]. Les emprunts à Mussolini, Hitler et aux sionistes sont judicieusement dissimulés, parce que Mussolini et Hitler ont échoué à conserver le pouvoir qu’ils avaient capturé, et parce que les sionistes, en réussissant, ont transformé leur État en chien de garde international en guerre contre tous les autres fronts de libération nationale. Lénine, Staline et Mao Zedong se voient donc accorder beaucoup plus de crédit qu’ils n’en méritent.
Les modèles révisés et universellement applicables fonctionnent à peu près comme les originaux, et même plus fluidement ; la libération nationale est devenue une science appliquée ; l’appareil a été testé plusieurs fois, ce qui a permis de corriger les nombreux défauts des modèles originaux. Tout ce qui manque, pour faire marcher l’engin, c’est un chauffeur, une courroie de transmission et du carburant.
Le chauffeur, bien entendu, c’est le théoricien lui-même, ou son plus proche disciple. La courroie de transmission, c’est l’État-major, l’organisation, aussi appelé le Parti ou le parti communiste. Ce parti communiste avec un « c » minuscule est exactement ce que les gens croient bien souvent qu’il est. Il s’agit du noyau de l’organisation policière en charge des purges, laquelle sera elle-même purgée lorsque le leader deviendra dirigeant national et aura besoin de re-réviser la Pensée invariante tout en s’adaptant à la famille des nations, ou du moins à la famille des banquiers, des fournisseurs de munitions et des investisseurs. Et le carburant, ce sont les nations opprimées, les masses en souffrance ; les peuples libérés servent et continueront de servir de carburant.
Le leader et l’État-major ne sont pas parachutés depuis l’extérieur, ils ne sont pas des agitateurs étrangers. Ils sont des composantes intégrales du mode de production capitaliste. Le racisme a toujours été auxiliaire de ce mode processus de production. Non pas qu’il en constitue un élément crucial. Mais le racisme (sous quelque forme) est un élément essentiel du processus d’accumulation primitive de capital qui, dès lors, imprègne presque toujours le mode production.
Les nations industrialisées se sont procuré leur capital préliminaire en expropriant, en déportant, en persécutant, en ségréguant, voire, le plus souvent, en exterminant des peuples désignés comme cibles légitimes. Des familles furent brisées, des habitats détruits, des repères culturels et des coutumes anéantis.
Les descendants des survivants de tels assauts peuvent s’estimer chanceux auxquels il reste quelque vestige, quelque relique, quelque ombre portée de la culture de leurs ancêtres. Beaucoup n’en conservent rien. Beauoucp sont totalement spoliés : ils travaillent, ils grossissent les rangs de l’appareil ayant détruit la culture de leurs ancêtres. Et, dans ce monde du travail, on les relègue aux marges, on leur délègue les tâches les plus déplaisantes et les moins bien payées. Ce qui les agace. L’employé de supermarché, par exemple, en sait peut-être plus sur les marchandises en stock et les commandes que le gérant, et comprend peut-être que le racisme est l’unique raison qui explique pourquoi il n’est pas gérant, et pourquoi le gérant n’est pas un simple employé, comme lui. L’agent de sécurité comprend peut-être que le racisme est la raison pour laquelle il n’est pas chef de police. C’est en ceux qui ont été pleinement déracinés et qui rêvent d’être gérants de supermarché et chef de police que germe le front de libération nationale ; c’est là que se forment le dirigeant et l’État-major.
Le nationalisme continue de séduire les plus démunis, ceux qui ne perçoivent aucune autre perspective. La culture de leurs ancêtres a été détruite ; par conséquent, selon le rationalisme pragmatique, c’est qu’elle a échoué ; les seuls ancêtres ayant survécu sont ceux qui se sont accommodés du système de l’envahisseur, et qui ont alors pu survivre aux abords de décharges publiques. Les diverses utopies des poètes et des rêveurs ainsi que les nombreuses « mythologies du prolétariat » ont aussi échoué ; elles n’ont pas été réalisées en pratique ; elles n’étaient rien de plus que du vent, des chimères, de jolis mirages ; le prolétariat s’est avéré aussi raciste que les patrons et la police.
L’employé de supermarché et l’agent de sécurité ont perdu tout contact avec la culture ancienne ; les chimères et les mirages ne les intéressent pas, ils les rejettent avec le pragmatisme d’hommes d’affaires n’ayant que mépris pour les poètes, les créateurs et les rêveurs. Le nationalisme leur offre une chose concrète, maintes fois éprouvée, fonctionnelle. Pourquoi les descendants des persécutés devraient-ils continuer à être persécutés alors que le nationalisme leur offre la perspective de devenir des persécuteurs ? Les proches et les lointains parents des victimes peuvent constituer un État-nation raciste ; ils peuvent eux-mêmes rassembler d’autres gens dans des camps de concentration, persécuter d’autres gens comme bon leur semble, perpétrer des guerres génocidaires [ou ethnocidaires, NdT] à leur encontre, se procurer du capital préliminaire en les expropriant. Et si les « parents raciaux » des victimes d’Hitler peuvent le faire, pourquoi pas les proches et lointains parents des victimes d’un Washington, d’un Jackson, d’un Reagan ou d’un Begin ?
Chaque population opprimée peut constituer une nation, un négatif photographique de la nation de l’oppresseur, un endroit où l’ancien employé devient le gérant du supermarché, où l’ancien agent de sécurité devient le chef de la police. En appliquant la stratégie révisée, chaque agent de sécurité peut rejouer l’histoire des gardes prétoriens de la Rome antique. Les forces de sécurité d’une grande société minière étrangère peuvent proclamer une république, libérer le peuple et continuer à le libérer jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien faire d’autre que prier pour que cesse la libération. Même avant de s’emparer du pouvoir, un gang peut se constituer en Front et proposer à des gens accablés d’impôts et constamment harcelés par la police une chose qui leur manque : un organisme de collecte de taxes et une brigade ; c’est-à-dire des percepteurs et une police, mais agissant en leur nom et dans leur intérêt. De la sorte, ces gens peuvent s’affranchir des caractéristiques de leurs ancêtres victimisés ; tous les vestiges des temps préindustriels et des cultures non capitalistes subsistant encore peuvent enfin être définitivement anéantis.
L’idée selon laquelle une connaissance du génocide ou une mémoire de l’holocauste ne peut qu’inciter les gens à vouloir démanteler le système est une idée fausse. L’incessant attrait du nationalisme suggère le contraire. La connaissance du génocide a amené des gens à mobiliser des armées génocidaires. La mémoire des holocaustes a encouragé des gens à perpétrer des holocaustes. Les poètes sensibles qui racontaient les pertes et les chercheurs qui les ont documentées ont été comme ces scientifiques qui ont découvert la structure de l’atome. Les chercheurs en sciences appliquées ont utilisé cette découverte afin de séparer le noyau de l’atome, de produire des armes en mesure de séparer le noyau de chaque atome ; les nationalistes ont utilisé la poésie pour scinder et fusionner des populations humaines, pour mobiliser des armées génocidaires, pour perpétrer de nouveaux holocaustes.
Les scientifiques, les poètes et les chercheurs se considèrent non coupables des campagnes dévastées et des corps carbonisés. Le sont-ils vraiment ?
Il me semble qu’au moins une des observations de Marx est vraie : chaque minute consacrée au mode de production capitaliste, chaque pensée contribuant au système industriel ne sert qu’à accroitre un pouvoir hostile à la nature, à la culture, à la vie. La science appliquée n’a rien d’extraterrestre ; elle est partie intégrante du processus de production capitaliste. Le nationalisme n’est pas tombé du ciel. C’est un produit du processus de production capitaliste, au même titre que les agents chimiques qui empoisonnent les lacs, l’air, les animaux et les gens, que les centrales nucléaires qui irradient des micro-environnements en attendant l’irradiation du macro-environnement.
En guise de post-scriptum, j’aimerais répondre à une question avant qu’elle ne soit posée. « Ne crois-tu pas que le descendant d’un peuple opprimé s’en sort mieux s’il peut être gérant d’un supermarché ou chef de la police ? » Je répondrai par une autre question : quel gérant de camp de concentration, quel bourreau ou tortionnaire national ne descend pas d’un peuple opprimé ?
Détroit, décembre 1984
Fredy Perlman
Traduction : Nicolas Casaux.
- Le sous-titre du premier volume du Capital est « Une critique de l’économie politique : Le développement de la production capitaliste » (publié par Charles H. Kerr & Co., 1906 ; réédité par Random House, New York). ↑
- Ibid., pages 784–850 : Section VIII : « L’accumulation primitive du capital ». ↑
- E. Preobrazhensky, The New Economics (Moscou, 1926 ; traduction anglaise publiée par Clarendon Press, Oxford, 1965), cet ouvrage annonçait la fatalité de « la loi de l’accumulation primitive socialiste ». ↑
- Voir V.I. Lenine, Le Développement du capitalisme en Russie (Moscou : Progress Publishers, 1964 ; première édition, 1899). Je cite un passage de la page 599 : « Si l’on compare l’époque précapitaliste de la Russie à son époque capitaliste (et c’est précisément cette comparaison qu’il faut faire si on veut résoudre le problème qui nous occupe), force nous est de reconnaître qu’en régime capitaliste, notre économie nationale se développe d’une façon extrêmement rapide. Mais si on compare ce rythme de développement à celui qui serait possible étant donné le niveau actuel, de la technique et de la culture, on doit reconnaître qu’effectivement le développement du capitalisme en Russie est lent. Et il ne peut en être autrement car aucun pays capitaliste n’a conservé une telle abondance d’institutions surannées, incompatibles avec le capitalisme dont elles freinent les progrès et qui aggravent considérablement la situation des producteurs » (Source de la traduction : marxists.org). ↑
- Un des titres arborés par les souverains des cités-états sumériennes, NdT. ↑
- Ou de libération de l’État : « Notre mythe est la nation, notre mythe est la grandeur de la nation » ; « C’est l’État qui crée la nation, qui confère au peuple une volonté, et par conséquent une vie réelle, en l’instruisant de son unité morale » ; « En toute circonstance, la liberté maximale coïncide avec la force maximale de l’État » ; « Tout pour l’État ; rien contre l’État ; rien à part l’État ». Tiré de Che cosa A il fascismo et La dottrina del fascismo, cité par G.H. Sabine, A History of Political Theory (New York, 1955), pp. 872–878. ↑
- « … la progression de nos colonies forcera assurément le sauvage, autant que le loup, à se retirer ; quoique leur forme diffère, les deux sont des bêtes de proie » (G. Washington en 1783). « … Si jamais nous sommes contraints de prendre les armes contre l’une ou l’autre tribu, nous ne les déposerons pas avant que ladite tribu ne soit exterminée, ou chassée… » (T. Jefferson en 1807). « …les massacres cruels qu’ils ont perpétrés contre les femmes et les enfants de nos frontières, pris de surprise, nous obligera à les poursuivre jusqu’à l’extermination ou à les chasser vers des lieux qui dépassent notre portée » (T. Jefferson en 1813). Cité par Richard Drinnon dans Facing West : The Metaphysics of Indian-Hating and Empire Building (New York : New American Library, 1980), pp. 65, 96, 98. ↑
- Disponible en version de poche sous le titre de Citations du Président Mao (Pekin : Political Department of the people’s Liberation Army, 1966). ↑
- Black & Red a tenté de satiriser cette situation il y a plus de 10 ans en publiant un faux Manuel à l’usage des leaders révolutionnaires, un « guide pratique » dont l’auteur, Michael Velli, offrait de faire pour le prince révolutionnaire moderne ce que Machiavel avait fait pour le prince féodal. Ce « manuel » absurde fusionnait la pensée de Mao avec celles de Lénine, Staline, Mussolini, Hitler et leurs émules modernes, en plus d’offrir des recettes pour constituer des organisations révolutionnaires et saisir le pouvoir absolu. De manière fort déconcertante, la moitié, au moins, des commandes de cet ouvrage venait d’aspirants libérateurs nationaux, et il n’est pas impossible que les versions les plus actuelles de la métaphysique nationaliste contiennent effectivement certaines des idées proposées par Michael Velli. ↑
- Je n’exagère pas. J’ai sous les yeux un long pamphlet intitulé The Mythology of the White Proletariat : A Short Course for Understanding Babylon (La mythologie du prolétariat blanc : leçon succincte pour comprendre Babylone) écrit par J. Sakai (Chicago : Morningstar Press, 1983). En tant qu’application de la pensée de Mao à l’histoire américaine, il s’agit de l’ouvrage maoïste le plus délicat qui m’ait été donné de parcourir. L’auteur documente et décrit, de façon parfois très frappante, l’oppression subie par les Africains asservis en Amérique, les déportations et les exterminations des peuples autochtones du continent américain, l’exploitation raciste des Chinois, l’incarcération des nippo-américains dans des camps de concentration, etc. L’auteur mobilise toutes ces expériences de terreur absolue, non pas pour trouver des moyens de démanteler le système qui les a perpétrées, mais afin d’inciter les victimes à reproduire entre elles ce même système. Assorti d’images et de citations des présidents Lénine, Staline, Mao Zedong et Ho-chi Minh, cet ouvrage n’essaie même pas de cacher ou de maquiller ses visées répressives ; il recommande aux Africains, ainsi qu’aux Navajos, Apaches et Palestiniens, de s’organiser en partis, de saisir le pouvoir et de liquider tous les parasites. ↑
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