Le texte qui suit est une traduction du chapitre « Cutting the vocal cords » (Couper les cordes vocales) du livre The Natural Alien (1983) écrit par Neil Evernden, un ancien professeur d’écologie à l’université de York, au Canada.
[Pour le scientifique] Difficile de percevoir le monde autrement que comme une collection d’objets pouvant être étudiés et contrôlés individuellement. Un gorille, après tout, n’est rien d’autre que la manifestation d’un type d’ADN particulier. Le bétail n’est rien d’autre qu’un amas de protéines, une montagne rien d’autre que des roches et des minéraux. Un arbre est une structure de support en cellulose, une rivière de l’énergie (perdue, à moins qu’elle soit endiguée), et le corps humain un agrégat de produits chimiques valant à peine quelques euros. Nous sommes fiers de notre capacité à disséquer en profondeur les mystères de la vie, c’est-à-dire à les réduire à leurs composantes élémentaires. Le monde est fait de pièces, comme une voiture. Et, connaissant la nature de ces pièces et la façon dont elles sont assemblées, l’homme peut non seulement comprendre mais aussi contrôler la nature. La révélation de « la façon dont le monde est » fait partie du programme implicite des systèmes éducatifs de l’Occident industrialisé. Mais il ne s’agit pas tant de transmettre des informations que d’inculquer un article de foi.
Cependant, le formatage nous faisant passer de l’état d’êtres intéressés par les mystères de la vie et la nature animée à celui d’êtres étudiant un ordre mécanique n’a été ni chose facile, ni rapide, et ne l’est toujours pas. Les enfants sont enclins à penser que le monde est, comme eux, vivant et sensible. Seuls le temps et l’éducation parviennent à « corriger » leur vision. Même les études supérieures à l’université sont une continuation de ce processus de correction. L’atteinte de l’objectivité implique un rite de passage particulier, mais qui se déroule étonnamment en toute discrétion. Pour nos besoins, nous nous intéresserons à la formation de l’écologiste, même si, en réalité, il en va pareillement de n’importe quelle spécialisation. L’écologie, comme la science en général, concentre les principes les plus fondamentaux de notre société. Examiner cette discipline pourra nous aider à comprendre l’impasse dans laquelle l’écologiste se trouve.
Comme indiqué précédemment, l’écologie n’aspire pas à devenir une religion moderne ou un système de valeurs séculier, mais une science. C’est pourquoi l’endoctrinement scientifique constitue un élément important de la formation de l’écologiste, bien que cela soit rarement explicité ainsi dans la description du cursus. Cette omission n’est pas délibérée, mais elle est probablement bienvenue pour ceux qui sont chargés de recruter de nouveaux étudiants. Il est en effet peu probable que les étudiants potentiels qui, dans l’ensemble, sont des personnes dotées d’un grand intérêt et éventuellement d’une certaine passion pour les animaux et les plantes (ou, du moins, pour leur expérience des animaux et des plantes), soient attirés par des discussions épistémologiques. Il n’est donc pas surprenant que ces étudiants se plaignent souvent, après leur entrée à l’université, de ne quasiment jamais avoir affaire à une créature vivante. L’animal est remplacé par des abstractions.
La première étape de ce processus consiste à encastrer le monde vivant dans une perspective académique et à étiqueter tous les organismes à l’aide d’une nomenclature intellectuellement contraignante et imprononçable. Une fois les catégories établies et apprises par cœur, une taxonomie similaire vient s’accoler à toutes les parties de la bête-machine. Pour y parvenir, l’étudiant doit passer quelques années à découper des corps. Il aura alors commencé à acquérir les compétences mentales nécessaires à l’évaluation scientifique des organismes et à réaliser que l’objet de la science est la théorie et non l’animal.
Bien sûr, des vestiges de l’élan initial — la fascination pour la vie — peuvent persister jusqu’à la fin des études supérieures. Il n’est pas rare de trouver des étudiants prétendant « travailler sur » des loups (ou des serpents à sonnettes, ou quelque bête fabuleuse), ce qui signifie qu’ils passeront plusieurs années à chercher une justification à leur passion, ce qui débouchera finalement sur une thèse. En revanche, l’étudiant bien endoctriné aura réalisé qu’il n’étudie pas du tout les animaux, et que l’hypothèse à tester doit être formulée avant qu’il ne décide à quelle créature l’infliger. Le but n’est pas d’observer les animaux mais d’obtenir du matériel sur lequel tester une théorie.
L’introduction à la physiologie expérimentale marque souvent le point culminant de l’endoctrinement des étudiants de premier cycle. Il s’agit, en un sens, d’un test de réussite de l’étudiant dans la réalisation du but premier, qui constitue en quelque sorte la substitution de la matière neutre à la nature animée. Si l’étudiant s’est suffisamment détaché, s’il est suffisamment objectif vis-à-vis des animaux, il n’aura aucune difficulté à maîtriser cette phase finale. Si tel est le cas, il n’éprouvera aucun sentiment face au sang qui jaillira lorsque ces vies — les premières que l’étudiant aura rencontrées dans sa carrière universitaire — seront passées au fil du scalpel. Il ne tremblera pas si l’animal crie (ce que l’on appellera, dans ce contexte, émettre des « vocalisations aiguës »), car un tremblement pourrait arracher les cathéters et perturber une dissection délicate. Et, bien sûr, il ne ressentira aucun remord lorsque l’animal sera tué (ou, comme on dit, « sacrifié », une expression peut-être plus honnête que ce qui était escompté). Lorsque l’étudiant atteint un tel niveau de détachement, il est prêt à obtenir son diplôme et à prendre sa place dans une usine industrielle ou gouvernementale à produire des données.
En atteignant cet objectif, l’élève accompli l’acte ultime du disséqueur : il sectionne les cordes vocales du monde — une image qui appelle davantage d’explications.
L’étude de la physiologie expérimentale a acquis une influence majeure au cours du siècle dernier, bien que des travaux importants, en la matière, aient été réalisés encore plus tôt. Claude Bernard, vénéré comme le père de la médecine expérimentale, a publié sa célèbre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale en 1865. Bernard travaillait sans anesthésie et devait confiner ses sujets physiquement pour pouvoir les opérer. Au grand dam de sa femme, il ramenait parfois des créatures partiellement démembrées à la maison avec lui, afin d’observer leur réaction à son travail. Un de ces animaux « souffrait de diarrhée, avait du pus qui coulait de ses narines et une blessure ouverte sur le côté par laquelle des fluides étaient aspirés de temps en temps ». Il n’ignorait pas la cruauté dont l’animal était victime, qu’il lui infligeait, mais il estimait que sa vocation supérieure le dispensait de telles considérations : « Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. » Bernard est le prototype que l’enseignement scientifique cherche à reproduire.
Naturellement, ceux qui n’ont pas la chance de bénéficier d’une telle éducation ont du mal à atteindre ce genre de détachement. À l’instar, par exemple, de la femme de Bernard. Elle a enduré son travail pendant vingt-quatre ans mais a fini par le quitter. On dit qu’elle a créé un foyer pour chiens perdus, afin de les sauver des disséqueurs. On raconte même qu’elle et ses filles ont parcouru les rues de Paris à la recherche de chiens errants, pour les sauver de leur célèbre mari et père.
Mais même au sein de la profession, il se trouvait des physiologistes auxquels le parfait détachement de Bernard faisait défaut. Certains adoptaient alors une précaution routinière : au début d’une expérience, ils sectionnaient les cordes vocales de l’animal sur la table afin que ce dernier ne puisse pas aboyer ou crier pendant l’opération — un acte significatif. Ce faisant, le physiologiste faisait simultanément deux autres choses : il niait son humanité, et il l’affirmait. Il la niait en ce sens qu’il était capable de couper les cordes vocales et de prétendre ensuite que l’animal ne ressentait aucune douleur, qu’il n’était que la machine imaginée par Descartes. Mais il affirmait aussi son humanité dans le sens où, s’il n’avait pas coupé lesdites cordes, les cris de désespoir de l’animal lui auraient dit ce qu’il savait déjà, à savoir qu’il s’agissait d’un être sensible, sensible, et non pas d’une machine.
Cet acte constitue une métaphore de la manière dont on fabrique un biologiste à partir d’un amoureux des animaux. Le rite de passage menant à la manière scientifique d’être est centré sur la capacité de porter le couteau aux cordes vocales, non seulement du chien sur la table, mais de la vie elle-même. Intérieurement, le biologiste doit être capable de couper les cordes vocales de sa propre conscience. Extérieurement, l’effet visé est la destruction du larynx de la biosphère, une action essentielle à la réduction du monde au rang d’un objet matériel soumis aux lois de la physique classique. Il lui faut nier la vie pour pouvoir l’étudier. Ce paradoxe est au fondement de toute l’entreprise, et peut-être même du dilemme des écologistes. En témoigne cette affirmation de l’un des premiers promoteurs de la science moderne, Galilée :
« Je me dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou de telle forme, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps, simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions ; mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions ; et, peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je pense donc que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., eu égard à l’objet dans lequel elles nous paraissent résider, ne sont que des mots et n’ont leur siège que dans la conscience, de sorte qu’une fois le vivant supprimé, toutes ces qualités sont détruites et annihilées ; mais comme nous leur avons donné des noms particuliers et différents de ceux des qualités réelles et premières, nous voudrions croire qu’elles en sont vraiment et réellement distinctes. »
Remarquez la condition dont dépend la nouvelle science de Galilée : « de sorte qu’une fois le vivant supprimé ». Comme le souligne Marjorie Grene, le grand « livre de la nature » que Galilée prétend lire est celui d’une nature dépourvue de vie. La découverte des véritables propriétés de la nature — nombre, taille, forme, etc. — repose sur l’exclusion de la vie et de toutes les qualités qui en dépendent. Il est plus qu’étrange de constater que l’on accepte comme normale une vision de la nature dont nous sommes exclus. Galilée nous demande de voir le monde tel qu’il serait si nous n’existions pas. Et ce que nous considérons maintenant comme la nature est cette nature objectivée, qui contraste pleinement avec le monde de notre expérience immédiate. Ainsi, conclut le théoricien de la biologie Ludwig von Bertalanffy, « ce qui est spécifique à notre expérience humaine est progressivement éliminé. Ce qui reste n’est qu’un système de relations mathématiques ».
Neil Evernden
Traduction : Nicolas Casaux
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