Coincé entre la Chine et les États-Unis, le Canada a la politique de sa (ses) géographie(s)

Coincé entre la Chine et les États-Unis, le Canada a la politique de sa (ses) géographie(s)

Un État a la politique de sa géographie, aurait déclaré Napoléon. Les tensions internationales, sur fond de crise du coronavirus, confirment cette maxime pour le Canada. Deux nouveaux événements témoignent de la position difficile du Canada, coincé entre les États-Unis et la Chine.

D’abord, la décision du gouvernement Trudeau de se joindre à l’Australie, la France, l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne et les États-Unis pour demander l’admission de Taïwan à l’Organisation mondiale de la Santé avec un statut d’observateur. Le Canada a beau préciser dans son communiqué que Taïwan est invité à titre d’« observateur non étatique », cette déclaration a suscité l’ire de la Chine, qui considère Taïwan comme partie intégrante de son territoire.

Puis, selon le Globe and Mail du 18 mai, de fortes pressions sont exercées sur Ottawa pour qu’il bloque la prise de contrôle par une multinationale chinoise d’une minière aurifère canadienne au Nunavut. Dans les deux cas, il faut s’attendre à des représailles chinoises.


L’échec de la « National Policy » canadienne

Le Canada a une longue histoire de volonté d’affirmation à l’égard des États-Unis, depuis la « National Policy » de John A. Macdonald jusqu’au nationalisme de Walter Gordon, ministre des Finances dans le gouvernement de Lester B. Pearson entre 1963 et 1968, prolongé par la Nouvelle Politique Économique (NEP) de Pierre Elliott Trudeau de 1980 à 1984.

Au cours des années 1960, l’intellectuel français Claude Julien a publié Le Canada, dernière chance de l’Europe (Grasset, Paris, 1965), un livre qui a eu un certain retentissement. Le livre s’adressait avant tout à un lectorat européen. Sa thèse était la suivante : « Une fois dans son histoire, la France a perdu le Canada au profit de l’Angleterre. De nos jours, si elles n’y prennent garde, la France et l’Angleterre vont perdre le Canada au profit des États-Unis. Et cette perte, pour l’Europe entière, serait infiniment plus grave que ne le fut pour la France la défaite de Montcalm ».

Le livre reconnaissait que le Canada était déjà sous l’emprise des capitaux américains, mais soutenait que la partie n’était pas perdue pour l’Europe. La thèse défendue par Julien est aujourd’hui à la base du traité de libre-échange du Canada avec l’Europe.

Au Canada, le livre a surtout servi à enrichir l’argumentaire des fédéralistes parce qu’il prenait position contre l’indépendance du Québec. « Un Canada morcelé deviendrait pour l’emprise du capital américain une proie encore plus facile », y affirmait-on. On connaît la suite. Le Canada a gagné deux référendums en 1980 et 1995 contre la séparation du Québec, mais son économie n’a jamais été aussi intégrée à l’économie américaine. Alors…

En fait, toutes ces velléités d’indépendance ont été enterrées avec l’adoption du traité de libre-échange avec les États-Unis (ALE) sous le gouvernement de Brian Mulroney en 1988.


La filière chinoise au cœur du repositionnement géopolitique

Enterrées peut-être, mais pas tout à fait mortes. En 2010, le Conseil international du Canada (CIC), un think tank parrainé par l’élite économique du Canada, recommandait au gouvernement canadien une stratégie politique de repositionnement géopolitique. Le CIC remettait en question le libre-échange avec les États-Unis comme fondement de la politique économique du Canada et prônait une plus grande ouverture vers les marchés asiatiques.

Après avoir souligné que le Canada n’avait conclu aucun accord de libre-échange avec un pays d’Asie, le CIC recommandait que le Canada s’intéresse plus particulièrement au développement de ses relations avec la Chine et l’Inde.

La filière chinoise, bien présente au sein du Parti Libéral du Canada, s’est alors activée. L’intérêt pour la Chine n’était pas nouveau. Depuis les années 1939, les « Mish Kids » – comme on surnommait les missionnaires méthodistes et presbytériens dont les congrégations étaient présentes en Chine – jouaient un rôle de premier plan au sein du ministère des Affaires étrangères à Ottawa. Ils comprenaient des personnalités comme le futur premier ministre libéral Lester B. Pearson, fils d’un pasteur méthodiste, et le futur gouverneur général, l’ardent méthodiste Vincent Massey.

Mais le commerce avec l’Empire du Milieu s’est véritablement développé à partir de la création du Canada-China Trade Council en 1978, à l’initiative de l’homme d’affaires Paul Desmarais de Power Corporation. (voir notre dossier : ­ La fin de la longue histoire d’amour entre la Chine et le Parti libéral du Canada).

Entre 2003 et 2016, la Chine a investi 60 milliards de dollars dans le secteur énergétique au Canada et 9 milliards dans les mines et l’industrie chimique. Mais, plus récemment, certains de ces investissements ont posé problème.

En juillet 2015, le gouvernement Harper s’est opposé à l’acquisition de ITF Technologies par O-Net Communications, une entreprise de Hong Kong. Mais, en 2017, le gouvernement Trudeau l’a autorisée, y voyant une monnaie d’échange dans l’espoir de conclure un traité de libre-échange avec la Chine.

Mais le projet a avorté. De plus, pour mettre un terme à tout espoir qu’un traité de libre-échange entre le Canada et la Chine voit le jour, Washington a introduit dans le nouveau traité de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (AEUMC), une clause obligeant un des pays signataires qui passerait un accord de libre-échange avec « un pays n’ayant pas une économie de marché » – des termes considérés comme une référence à la Chine – à soumettre le traité à ses partenaires de l’AEUMC, tout en les autorisant à se retirer de l’accord avec un préavis de six mois. En pratique, la clause accorde un droit de veto à Washington.

Déjà, en mai 2018, le gouvernement fédéral avait bloqué la prise de contrôle d’Aecon Group par l’entreprise chinoise CCCC International Holding, une transaction évaluée à 1,5 milliard de dollars, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Depuis 2012, 14 projets d’investissements chinois ont été soumis à une procédure d’acceptation. La majorité de ces projets ont été bloqués par le gouvernement canadien, réduits quant à la taille de l’investissement ou retirés par l’investisseur chinois.

En décembre 2018 est survenue l’affaire Huawei, qui a pris une tournure dramatique avec l’arrestation de Mme Meng Wanzhoo, la fille de son fondateur, à la demande des États-Unis qui réclament son extradition. Washington mène une campagne tous azimuts pour obliger ses partenaires commerciaux et politiques, et en particulier les membres du groupe de pays anglo-saxons du « Five Eyes » d’échange de renseignements secrets, à mettre fin à leurs liens avec la multinationale chinoise Huawei, qui est le deuxième équipementier mondial.
 

Le Passage du Nord-Ouest change la donne

Aujourd’hui, nous apprend le Globe and Mail du 18 mai, des pressions s’exercent sur Ottawa pour qu’il reconnaisse que la vente de la minière TMAC Resources Inc. à la chinoise Shandong Gold Mining Co. Ltd – un des plus grands producteurs d’or au monde – pose problème.

La transaction est une des premières à être examinée par le gouvernement Trudeau dans le cadre de sa nouvelle politique d’« examen approfondi », mise en place pour les transactions impliquant des investisseurs étrangers détenus par des États, un euphémisme pour ne pas nommer directement la Chine. La nouvelle politique a pour but que les investisseurs étrangers ne profitent pas de la chute de la valeur des actifs d’entreprises à cause de la COVID-19.

De plus, selon le Globe, des spécialistes des questions de sécurité nationale proposent que l’or soit considéré comme un matériau stratégique au même titre que les terres rares qui viennent de faire l’objet d’une entente Canada-États-Unis. Cette entente a pour but de redessiner l’approvisionnement global de ces matériaux en vue de réduire la dépendance des deux pays à l’égard de la Chine, qui est devenue plus agressive dans le contrôle de ces matériaux essentiels pour les produits militaires et de haute technologie.

La mine TMAC se situe à Hope Bay au Nunavut à 160 kilomètres du cercle arctique en territoire inuit. Une autre entreprise chinoise, MMG Ltd, possède des mines de zinc et de cuivre au Nunavut. Ces sites miniers pourraient valoir des milliards de dollars si le gouvernement va de l’avant avec le projet de construction d’une route et d’un port en eaux profondes pour exporter le zinc et le cuivre par le Passage du Nord-Ouest, rendu aujourd’hui navigable avec le réchauffement de la planète.


La politique de la géographie nordique

Cette situation pose la question de la souveraineté du Canada dans l’Arctique et la question autochtone. Les Inuits possèdent le terrain sur lequel est érigée la mine. La Kitikmeot Association (KIA) en tire des redevances et possède également des actions de la compagnie. Des revenus et des emplois sont en jeu. Mais il y a beaucoup plus.

Le Canada a la politique de sa géographie, mais la géographie de l’Arctique est différente de celle du Sud. Huit pays sont membres du Conseil de l’Arctique, ce forum intergouvernemental, créé en 1996, pour traiter des problèmes rencontrés par les gouvernements des États ayant une partie de leur territoire dans l’espace arctique et par les peuples autochtones de la région. Ce sont le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Suède et la Russie. De plus, signe de la convoitise pour les richesses naturelles de cette partie du globe, une quinzaine d’autres pays, dont la Chine, y ont le statut d’observateur.

Dans des articles parus dans l’aut’journal, l’avocat André Binette, qui a coprésidé la Commission d’étude sur l’autonomie gouvernementale du Nunavik (1999-2001), a bien décrit la démarche du Groenland vers l’indépendance politique et l’effet d’entraînement possible sur les Inuits du Nunavut et du Nunavik. Il écrivait :

« Lors des assemblées générales que j’ai coprésidées dans la douzaine de villages du Nunavik québécois et lors de mes conversations avec des dirigeants politiques de cette région, il est vite devenu évident que, pour de nombreux Inuits du Québec, le rêve de la patrie unique composée du Groenland, du Nunavut et du Nunavik était bien réel, et que l’indépendance du Groenland, la création du Nunavut en 1999 et la mise en place d’un futur gouvernement autonome au Nunavik étaient perçues comme des étapes majeures dans cette direction ».

Depuis, André Binette a plaidé à de multiples reprises pour la présence du Québec au sein du Conseil de l’Arctique. Le gouvernement Marois a répondu à cette demande et le Québec siège au Conseil de l’Arctique à titre de gouvernement non souverain comme le Groenland et de seule province arctique du Canada. André Binette a aussi invité les indépendantistes québécois à s’intéresser à la question du Nord québécois.


La Route de la Soie, nouvelle mouture de la théorie des trois mondes

Selon le Globe and Mail, le port en eaux profondes en Arctique en mesure de recevoir les minerais d’or, de zinc et de cuivre des mines détenues par les entreprises chinoises s’inscrit parfaitement dans la Route de la Soie, le projet pharaonique de Beijing. Ce projet titanesque de voies de communication terrestres, ferroviaires et maritimes à travers le monde a pour objectif une redistribution des zones d’influence en faveur de la Chine.

Au cours des années 1960-1970, Mao avait élaboré une nouvelle théorie « révolutionnaire », la théorie dite des trois mondes, dont l’objectif déclaré était d’unir le tiers-monde avec le deuxième monde (Europe, Canada, etc.) contre le premier monde, composé des États-Unis et de l’URSS.

Le caractère réactionnaire de cette théorie est vite ressorti quand il s’est avéré qu’elle incluait non seulement les peuples de ces pays, mais également leurs gouvernements. Subitement, le Shah d’Iran et le général Pinochet faisaient désormais partie du « camp de la révolution ».

La théorie des trois mondes n’avait rien à voir avec la théorie révolutionnaire classique de l’alliance du combat de la classe ouvrière des pays avancés avec les luttes de libération nationale des peuples opprimés.

En fait, l’objectif politique de la théorie des trois mondes s’est précisé lorsqu’il a été spécifié qu’elle visait d’abord et avant tout l’ennemi considéré « le plus dangereux » du premier monde : l’URSS ! Et la politique maoïste s’est dévoilée au grand jour avec la visite de Nixon en Chine ! Mao visait une alliance de la Chine avec les États-Unis contre l’URSS ! La moitié du « premier monde », les États-Unis, basculait, lui aussi, dans le « camp de la révolution » !

Partout, à travers le monde, de nombreux groupes militants ont été mis au service de cette politique nationaliste chinoise supposément « révolutionnaire ». Mentionnons les Black Panthers aux États-Unis, mais aussi des groupes maoïstes au Québec, comme le Parti communiste ouvrier (PCO) et En lutte.

Sous des apparences plus « soft » – la Route de la Soie – la Chine présente une nouvelle mouture de la théorie des trois mondes en voulant rallier dans son orbite des pays du « tiers et du second monde » contre l’ennemi « le plus dangereux », les États-Unis. Mais, cette fois, ce n’est pas en agitant un quelconque « Petit Livre rouge », mais des dollars sous la forme d’investissements massifs.

Dans ce contexte, il est fort possible que la Chine soutienne éventuellement dans le Nord canadien les légitimes aspirations autonomistes, voire indépendantistes, des Autochtones en réplique à l’appui du Canada à Taïwan et à d’autres mesures jugées discriminatoires à son égard.

Et pourquoi pas ?! Rien n’interdit aux Autochtones – et éventuellement aux indépendantistes québécois – de profiter des contradictions entre ces puissances impérialistes que sont les États-Unis, le Canada et la Chine. Mais il n’est pas nécessaire pour ce faire de peindre en rouge la Route de la Soie et les initiatives chinoises.

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Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

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