Les progressistes et le maillage total de la planète (par Nicolas Casaux)

Les progressistes et le maillage total de la planète (par Nicolas Casaux)

La plupart des progressistes semblent partager une aspiration mondialiste selon laquelle il serait très souhaitable que tous les humains et tous les endroits de la planète soient connectés entre eux, reliés, unifiés, d’une certaine manière, en une sorte d’humanité mondialisée, de technosphère totale, au travers des réseaux techno-capitalistes sur laquelle repose ladite technosphère (internet, l’électricité, le commerce mondialisé, les routes et autres voies de transport pour véhicules modernes, etc.). Leur rêve, un cauchemar pour d’autres, est en voie de réalisation.

Le père Teilhard de Chardin, en bon apôtre du Progrès, formulait cette aspiration comme suit[1] :

« Depuis toujours, sans doute, l’Homme a été vaguement conscient d’appartenir à une seule grande Humanité. Ce n’est toutefois que pour nos générations modernes que ce sens social confus commence à prendre sa réelle et complète signification. Au cours des dix derniers millénaires (période durant laquelle la civilisation s’est brusquement accélérée) les hommes se sont abandonnés sans beaucoup réfléchir aux forces multiples, plus profondes que toute guerre, qui peu à peu les rapprochaient entre eux. Or, en ce moment, nos yeux se dessillent ; et nous commençons à apercevoir deux choses. La première, c’est que, dans le moule étroit et inextensible représenté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d’une population et sous l’action de liaisons économiques qui ne cessent de se multiplier, nous ne formons déjà plus qu’un seul corps. Et la seconde, c’est que dans ce corps lui-même, par suite de l’établissement graduel d’un système uniforme d’industrie et de science, nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules d’un même cerveau. Qu’est-ce à dire sinon que, la transformation poursuivant sa ligne naturelle, nous pourrons prévoir le moment où les hommes sauront ce que c’est, comme par un seul cœur, de désirer, d’espérer, d’aimer tous ensemble la même chose en même temps ?… L’Humanité de demain — quelque Super-Humanité — beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre, sort des limbes de l’avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simultanément (je vais y revenir) le sentiment s’éveille au fond de nous-même que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d’associer notre existence avec une dizaine d’autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, mais qu’il nous faut faire bloc avec toutes à la fois. Que conclure de ce double phénomène, interne et externe, sinon ceci : ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c’est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée dont nous ne sommes, cosmiquement, que les parcelles conscientes. Un centre d’ordre supérieur nous attend — déjà il apparaît — non plus seulement à côté, mais au-delà et au-dessus de nous-mêmes. »

Cyril Dion, pour prendre un autre exemple au hasard, déclare qu’un de ses principaux objectifs consiste à « conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer[2] », qui comprend notamment « la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète », notamment au travers de l’Internet, cette « incroyable innovation permettant de relier l’humanité comme jamais précédemment ».

Bruno Latour, philosophe très en vogue, reprenant cette idée également très en vogue selon laquelle le réseau internet serait une sorte de cerveau planétaire, se réjouit du fait qu’avec

« la multiplication du numérique, l’on est enfin face à un dispositif qui commence sérieusement à ressembler à un système nerveux planétaire. Nous avons enfin les moyens de rendre concrets, visibles et matériels l’ensemble des connexions qui étaient auparavant invisibles, ou qui se faisaient dans la tête des gens. […] Nous ne sommes qu’au tout début de cette expansion d’un système nerveux un peu sérieux, qui remplace des systèmes d’information “papiers”, qui pour leur part étaient lents. […] il se construit ce système nerveux planétaire bégayant, qui nous libère quand même de l’idée locale[3]. »

Le philosophe André Gorz, espérait, lui, le « développement d’une technologie informatique émancipatrice capable d’optimiser la production et de réduire le temps de travail en plus de permettre une mise en réseau mondiale des économies locales[4] ».

On pourrait continuer ainsi à multiplier les exemples de personnalités de gauche, aussi bien que de droite, qui espéraient et croyaient, qui espèrent et croient, en une bonne et juste et nécessaire mondialisation (à droite : le mondialisme, à gauche : l’altermondialisme ; dans les deux cas : un certain mondialisme). Ce que tous ces gens ont en commun, c’est d’être des progressistes, de croire, plus ou moins béatement, plus ou moins fortement, en l’idée de Progrès (technique, culturel, etc.).

Les Bill Gates et Elon Musk (projet Starlink) du monde ne sont en effet pas les seuls à promouvoir le Progrès et la mondialisation. La gauche, également progressiste, ou alter-progressiste, s’en charge aussi. Une autre civilisation techno-industrielle capitaliste mondialisée — une autre mondialisation — est possible, démocratique et bio. Seulement, non.

Comment ne pas voir dans ces espérances la perpétuation du colonialisme, de la « mission civilisatrice », comme dans les souhaits de ces habitants des pays déjà « développés », industrialisés, selon lesquels il est urgent que l’on apporte et étende l’industrialisation et le « développement » au monde entier, à ces pauvres gens ici et là qui vivent encore dans la misère, dans le noir, sans électricité, sans travail, qui en sont encore à cultiver quelque lopin de terre et/ou à fourrager pour subsister, sans télévision, sans smartphone, sans micro-onde, sans compte Facebook.

Certes, la destruction des derniers peuples et modes de vie autonomes, « traditionnels », continue, qui s’accompagne d’une imposition de besoins contraignant toujours plus d’humains et de groupes humains à réclamer leur accès à la société industrielle de consommation capitaliste, à un travail, à un salaire, à des magasins, etc. Mais tous les humains du monde ne désiraient pas et ne désirent pas être réduits à l’état hors-sol de rouages de la technosphère, de serviles travailleurs, de « ressources humaines » sous anti-dépresseurs toutefois gratifiées de la merveilleuse possibilité de consommer toutes sortes de produits et de divertissements conçus par le système techno-industriel à exploiter les humains et détruire le monde. Beaucoup ont lutté contre les envahisseurs qui souhaitaient leur imposer ce mode de vie en détruisant le leur. L’histoire de l’expansion de la civilisation est en partie l’histoire de sociétés qui n’aspiraient qu’à continuer à vivre tranquilles, comme elles le faisaient depuis des siècles, et que des envahisseurs/civilisateurs ont détruites, soit directement par la violence, soit en s’arrogeant leurs terres, soit en les soumettant à diverses tentations, soit au travers d’un mélange de tout ça (je me souviens avoir lu quelque part que James Cook, civilisateur de l’Australie, rapporta, à propos de ses aborigènes, quelque chose de l’ordre de : « La seule fois où nous les avons vu sourire, c’est lorsque nous avons levé l’ancre, et que nous sommes partis »). Et certaines sociétés non-industrialisées, en Amérique, en Afrique, en Asie, en Europe et en Océanie continuent de rejeter activement la modernité technologique, de lutter pour ne pas être connectées au réseau technocapitaliste planétaire.

Exemple en Colombie, à Maríalabaja, où des communautés d’ascendances africaine, autochtones et paysannes ont vu le paysage écologique de leur région se recouvrir d’une monoculture industrielle de palmiers à huile. L’ONG World Rainforest Movement (Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales) nous rapporte leur histoire dans un article intitulé « Guatemala et Colombie : Les femmes face aux plantations de palmiers à huile[5] ». On y apprend que :

« Pour elle [Catalina], comme pour beaucoup de membres de sa communauté, le palmier a causé le désastre à Maríalabaja : il a mis fin à l’abondance d’aliments et, surtout, a contaminé l’eau du réservoir, laquelle constitue la seule source d’eau disponible dans le village : “Les produits agrochimiques appliqués aux palmiers ont contaminé l’eau : c’est pourquoi toutes les femmes contractent des infections vaginales ; il y a beaucoup de maladies de la peau surtout chez les enfants et aussi des maladies du rein. “ Il suffit de se baigner pour ressentir des démangeaisons. Et la tâche, toujours plus difficile, d’obtenir de l’eau potable pèse littéralement sur les têtes des femmes qui doivent transporter de lourds bidons d’eau puisée dans les zones du réservoir où l’eau est moins trouble. […]

Catalina rejette cette idée du progrès qui dévalorise leur mode de vie ancestral : “Nous jouissions du bien-être, dans le sens que nous vivions bien. Nous ne disposions pas de technologie, mais nous vivions dans la tranquillité.” Elle défend la dignité de travailler la terre pour produire les aliments traditionnels de la région plutôt que d’exporter l’huile de palme. »

(D’ailleurs, la nouvelle mode du « off-grid living », de la « vie hors réseau », que l’on observe dans les pays « développés », industrialisés, n’est bien souvent qu’une prétention, qu’un piètre simulacre de la vie véritablement hors réseau, ou, du moins, relativement autonome, que les humains ont menée pendant l’immense majorité de leur histoire, et que certains continuent de mener. Qualifier de « hors réseau » des communautés ou des individus établis dans des endroits accessibles par des routes industrielles, dépendants de véhicules, panneaux solaires photovoltaïques, câbles, et toutes sortes d’appareils issus du système techno-industriel, paraît terriblement absurde.)

Quel genre d’insécurité, d’angoisse existentielle, pousse tous les progressistes à trouver inimaginable, indésirable, la non-connexion à ce vaste réseau ? Pourquoi tiennent-ils tant à ce que tous les humains et toute la planète s’inscrivent dans une « totalité organisée » ? Sont-ils vraiment incapables de concevoir que des sociétés, que des êtres humains puissent être heureux de vivre, autonomes, tranquilles, dans quelque recoin de ce monde ?

Lewis Mumford nous fournit peut-être un élément de réponse dans son livre Techniques et civilisation : « Craignant d’être seuls avec leurs propres pensées, effrayés d’affronter le vide et l’inertie de leurs esprits, ils allument la radio, mangent, parlent et dorment avec un stimulant extérieur continuel : là un orchestre, là un peu de propagande, là un bavardage public considéré comme de l’information. »

Dans un texte intitulé « L’Héritage de l’homme[6] », il écrit :

« C’est pourquoi j’ai fait remarquer dans Le Pentagone de la Puissance que la condition de l’homme ressemble aujourd’hui à l’état pitoyable d’un patient décrit par le psychiatre Bruno Bettelheim : un jeune garçon de neuf ans qui s’imaginait que sa vie dépendait de machines. “Sa conviction était si puissante”, rapporte le Dr Bettelheim, que le malheureux enfant “transportait partout un équipement de vie compliqué, composé d’une radio, de tubes, d’ampoules électriques et d’un respirateur artificiel. Au moment des repas, il se reliait à des fils électriques imaginaires afin de pouvoir digérer sa nourriture. Son lit était équipé de piles, d’un haut-parleur et d’autres appareils improvisés, censés le garder en vie pendant son sommeil.”

C’est du fantasme de ce petit garçon autiste que se rapproche rapidement l’état de l’homme moderne dans la vie réelle : car il ne saisit pas encore à quel point il est pathologique d’être coupé de ses propres ressources naturelles pour vivre, de ne pas se sentir rassuré par le lien qui l’unit au monde naturel et à ses semblables s’il n’est pas connecté au système de puissance, ou à une vraie machine, de recevoir en permanence des informations, des directives, des stimulants et des sédatifs provenant d’une source centrale extérieure, et de n’avoir que peu d’occasions d’entreprendre de son propre chef une activité qui le motive personnellement. »

Nicolas Casaux


  1. Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur.
  2. https://reporterre.net/Pour-changer-la-societe-nous-devons-etre-des-millions-pas-une-poignee-de
  3. https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2018-2-page-163.htm
  4. https://journals.openedition.org/lectures/35623
  5. https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/guatemala-et-colombie-les-femmes-face-aux-plantations-de-palmiers-a-huile/
  6. https://sniadecki.wordpress.com/2012/04/11/mumford-heritage-fr/

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À propos de l'auteur Le Partage

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