Le 28 janvier 2020, Jorge Luis Mora Herrera, plus connu sous l’appellation « El Neco », sortait d’un match de football au stade Monumental à Santiago lorsqu’il a été violemment percuté par un camion de carabiniers (policiers chiliens souvent appelé péjorativement « pacos »). Il est mort sur le coup, avant même d’arriver aux Urgences. Âgé de 37 ans, il était supporter du club de football Colo-Colo qui jouait ce soir-là1. Dans son communiqué de presse, le club le plus populaire du pays dit vouloir mettre a disposition de la famille son équipe juridique pour toutes actions légales que la famille estimerait pertinente et dénonce un agissement « irrationnel et disproportionné » des carabiniers :
« Cet acte grave doit faire l’objet d’une enquête en bonne et due forme par les autorités compétentes, afin que toutes les sanctions prévues par la loi soient appliquées aux personnes jugées responsables » affirme le club2.
Cependant, la justice chilienne emprunte une tout autre voie. Si le chauffeur du camion, le caporal Carlos Martínez Ocares, a bien été accusé de meurtre, il se trouve actuellement en liberté conditionnelle malgré une astreinte à comparaître chaque semaine au commissariat de sa convenance. Ainsi en a décidé la juge Andrea Acevedo du 14ème Tribunal de Santiago. En l’occurrence, la juge retourne ostensiblement la situation en accusant la victime et en victimisant l’incriminé pour meurtre :
« Il ne s’agit pas ici du fait qu’ils lui auraient lancé des fleurs […]. Ils lui lançaient des objets contondants. Je me demande si une quelconque personne confrontée à la même situation ne réagirait pas de la même façon, ne prendrait pas la même décision, de démarrer le véhicule et d’essayer de fuir le plus vite possible »3.
Ces déclarations et l’annonce de la remise en liberté de l’auteur du crime ont déclenché la colère des supporters, la réprobation de l’Association des juges (« Asociación de Magistrados ») ainsi qu’un rappel à l’ordre du Président de la Cour suprême, Guillermo Silva. Celui-ci déclare le 30 janvier : « l’idéal est que les juges, en rendant leurs décisions, se limitent au droit et aux faits établis dans l’affaire »4. Quant à l’Institut national des droits de l’homme (INDH), il a décidé de déposer une plainte disciplinaire contre la juge Andrea Acevedo5.
Lors d’un entretien poignant réalisé par le canal de télévision populaire Señal 3 La Victoria6, la sœur de Jorge, Nataly Mora Herrera, confie avec aplomb, au sujet de son frère :
« Pour lui, la lutte sociale était primordiale. Pour lui, l’éducation ou les soins de santé ne devaient pas se transformer en commerce. Écoutez, j’ai 23 ans maintenant. À 12 ans, il m’a appris ce qu’était une assemblée constituante, quand les gens nous traitaient de fous pour une telle revendication. Maintenant, c’est une exigence populaire. Je comprends ce qu’est une assemblée constituante grâce à lui. Je comprends pourquoi la constitution doit être réformée grâce à lui. Je ne veux pas que mon frère soit un numéro de plus parmi les morts, je veux que mon frère soit le dernier. Hier, un autre jeune est mort, je veux que ce garçon soit le dernier. Mes condoléances à cette famille. Ils nous tuent alors que nous nous défendons. Si nous élevons un peu la voix, ils veulent nous réduire au silence. Mais ils ne savent pas que le sang mapuche fleurit : un de moins et des milliers d’autres se lèvent. Les flics (« pacos ») ne peuvent pas continuer à nous tuer comme ça. Le niveau de violence qu’ils exercent contre la population est démesuré. »7
Alors qu’un graffiti du visage radieux de Neco vient orner le mur du quartier, ses amis chantent : « El Neco no se va, no se va. »
Plusieurs centaines de sympathisants, proches et membres de la famille ont accompagné le cortège funèbre de Jorge Mora, sortit le 31 janvier de la maison du défunt (à Pudahuel Sur) en direction du cimetière Parque del Sendero dans la commune de Maipú où il fut enterré. Des jeunes voulant protéger le recueillement de la famille ont été attaqués aux abords du cimetière par des camions lanceur d’eau et de gaz, ajoutant encore à la rage populaire8. L’acharnement répressif est sans limite.
Le jour même, de nombreuses marches spontanées en hommage à « Neco » assassiné par la police se déroulent dans plusieurs villes du Chili, à Valparaíso, Concepción, Antofagasta, ainsi qu’à Santiago, sur la Place de la dignité (Plaza de la Dignidad), rebaptisée ainsi par le mouvement. Cet énième assassinat vient s’ajouter à la liste déjà longue de militants tombés pour la cause. Car, Jorge Mora, lui aussi était activement impliqué politiquement. Militant antifasciste, il soutenait le soulèvement en cours. « Nous nous sommes rendu compte que l’ennemi ce n’est pas nous (les équipes rivales), l’ennemi c’est eux (le système) », déclarait le footballeur chilien Sebastián Múñoz, qui considère « déplorable » que l’agent de police qui conduisait le camion ait été laissé en liberté9.
Au cours de la journée, la confirmation du décès du jeune Ariel Moreno Molina, qui se battait entre la vie et la mort à l’hôpital Postal Central de Santiago, vient ajouter de l’huile sur le feu de la mobilisation contre les violences policières. Ce jeune supporter de 24 ans se trouvait dans un état critique après avoir reçu, le 29 janvier, un tir dans la tête lors d’une manifestation en réaction à la mort de Neco, face à un commissariat dans le quartier Padre Hurtado.
Ce décès semble être un assassinat de trop alors que le bilan de l’Institut national de droits humains (INDH), à 100 jours du déclenchement du soulèvement, établit que sur plus d’un millier les plaintes déposées contre des agents de l’État pour violation des droits de l’homme, seules 16 ont été retenues avec une probabilité quasi nulle qu’elles débouchent sur une condamnation. L’impunité règne alors qu’une féroce répression s’abat avec acharnement sur le mouvement insurrectionnel en cours. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que des manifestant.e.s sont la cible de voitures de police, celles-ci n’hésitant pas à foncer sur leurs victimes, les propulsant vers une descente aux enfers mortifère. Victime parmi tant d’autres, le jeune Oscar Pérez Cortez a été délibérément écrasé entre deux véhicules de police le 20 décembre 2019. Les images sont d’une violence insupportable10. Il en survivra miraculeusement et confiera dans un témoignage bouleversant publié le 5 février : « …le délit de fuite était intentionnel. Le véhicule est venu droit sur moi, j’en suis sûr, il n’a jamais freiné. »11
En réaction à la mort de Neco, fauché par un camion anti-émeute, et d’Ariel tué froidement d’une balle dans la tête, un groupe de supporters a envahi le stade où se disputait le match entre Coquimbo Unido et Audax Italiano le 31 janvier. Une immense banderole portant l’inscription : « Rues ensanglantées, terrains sans football » (« Calles con sangre, canchas sin fútbol ») a été déployée, entraînant la suspension du match à la 17e minute12. Comme aux premiers jours du mouvement13, le spectre d’un football chilien paralysé resurgit soudainement.
Le bilan de la répression depuis le début du soulèvement est lourd : une trentaine de morts, des milliers de blessés, plus de 400 lésions oculaires dont Fabiola Campillay, une femme de 36 ans qui a perdu la vision des deux yeux par l’impact d’une grenade lacrymogène et Gustavo Gatic, jeune universitaire de 21 ans qui lui aussi est devenu totalement aveugle sous le coup des balles (« herido por perdigones »)…14 Cependant, pour le président Piñera, il n’y aurait rien à redire sur de tels agissements. Lors de l’inauguration la rencontre entrepreneuriale la plus importante du Chili, Encuentro Nacional de la Empresa (Enade) 2020, le 29 janvier, il affirme :
« Je tiens à vous faire part de mon appréciation et de ma gratitude envers des institutions telles que les carabiniers et la police d’investigation. (…) Lorsque les carabiniers ou la police descendent dans la rue, je l’ai vu de mes propres yeux dans tout le Chili, ils le font pour protéger l’ordre public »15
Une assurance qui laisse songeur et qui devrait faire réfléchir l’intéressé lui-même. Le juge espagnol Baltazar Garzón rendu célèbre dans le monde entier pour avoir émis un mandat d’arrêt et ordonné la détention d’Augusto Pinochet à Londres le 16 octobre 1998, de retour de Santiago, écrit une lettre au peuple chilien, suite à celle qu’il avait adressée au président Piñera lui-même. Il termine sur cet avertissement :
« N’oubliez pas, Monsieur Piñera : votre responsabilité politique est claire. Votre responsabilité pénale fait l’objet d’une enquête, suite à plusieurs plaintes pour crimes contre l’humanité. Nous espérons que le ministère public et les tribunaux chiliens conserveront leur indépendance et leur impartialité, car il existe au Chili de très bons juristes qui savent parfaitement qu’il existe une responsabilité pénale pour l’acquiescement à des violations massives et systématiques des droits de l’homme, et que cette responsabilité incombe au supérieur hiérarchique et à toute la chaîne de commandement de ceux qui commettent directement les actes, y compris la personne qui détient en fin de compte le commandement suprême du pays. Ne l’oubliez pas. »16
Une lettre puissante, certainement écrite avec fougue et conviction, mais, en admettant que le président Sebastián Piñera entende l’avertissement du juge Baltazar Garzón, la probabilité qu’il daigne y prêter attention est bien menue et celle d’en tenir compte encore moindre. Et l’impunité saura-t-elle lui sourire à lui aussi comme à la quasi-totalité des carabiniers du Chili ?
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Jérôme Duval
NB : Ce texte a été rédigé en février-mars, d’où le fait qu’il n’évoque pas la pandémie.
Image bandeau via Art.uk.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca