Les dégâts du machinisme et de l’industrialisme, premiers constats
Les déclarations des huit accusés du massacre de Haymarket Square du 4 mai 1886, à Chicago, sont intéressantes à bien des égards. Outre celles portant sur l’iniquité du capitalisme, le caractère oppressif des gouvernements, de l’État, on y retrouve des remarques témoignant d’une croyance toujours largement dominante, à gauche, aujourd’hui. Exemple, avec August Spies :
« Vous voulez “éradiquer les conspirateurs” — les “agitateurs” ? Ah, éliminez donc tous les seigneurs d’usine qui se sont enrichis grâce au travail non rémunéré de leurs employés. Éliminez tous les propriétaires qui ont amassé des fortunes grâce au loyer des ouvriers et des agriculteurs surchargés. Éliminez toute machine qui révolutionne l’industrie et l’agriculture, qui intensifie la production, ruine le producteur, augmente la richesse nationale, alors que le créateur de toutes ces choses se tient au milieu d’elles, affamé ! Éliminez les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, la vapeur et vous-mêmes, car toutes ces choses respirent l’esprit révolutionnaire.
Vous, messieurs, vous êtes les révolutionnaires ! Vous vous rebellez contre les effets des conditions sociales qui vous ont jetés, par la main de la Fortune, dans un magnifique paradis. Sans vous en enquérir, vous imaginez que personne d’autre n’a de droit en ce lieu. Vous insistez sur le fait que vous êtes les élus, les seuls propriétaires. Les forces qui vous ont jetés dans le paradis, les forces industrielles, sont toujours à l’œuvre. Elles sont de plus en plus actives et intenses de jour en jour. Leur tendance est d’élever toute l’humanité au même niveau, de faire en sorte que toute l’humanité partage le paradis que vous monopolisez maintenant.
[…] Partout, c’est la moquerie, la servilité, le mensonge et la fraude. Et les ouvriers ! Là, on feint de s’angoisser en ce qui concerne leur individualité ; de l’individualité d’une classe réduite au rang de machines — utilisées chaque jour pendant dix ou douze heures comme appendices des machines sans vie ! Vous vous inquiétez de leur individualité ! […]
Le socialisme nous enseigne que les machines, les moyens de transport et de communication sont le résultat des efforts combinés de la société, passés et présents, et qu’ils sont donc à juste titre la propriété indivisible de la société, au même titre que le sol et les mines et tous les dons naturels devraient l’être. »
À l’époque, et depuis quelques décennies déjà, les machines et l’industrialisation ravagent aussi bien les sociétés humaines que la nature. Les socialistes aussi bien que les anarchistes le remarquent et le dénoncent, qui déplorent la destruction de l’artisanat, de nombreux métiers, le remplacement des humains par des machines et le chômage que cela génère, la réduction des humains eux-mêmes, employés dans l’industrie à travailler sur ou avec des machines, au rang de machines, la misère dans laquelle cela plonge toute une partie des travailleurs, l’enrichissement d’une classe de possédants sur le dos de tous les autres, etc. Autant de problèmes qui n’ont pas disparu, loin s’en faut.
Mais la majorité des anarchistes et des socialistes de l’époque, envieux de l’opulence des riches capitalistes, du genre de monde dans lequel ils vivent, conquis par la notion de « progrès technique » et le discours idéologique qui l’accompagne, croient aussi que ces machines, ces industries, pourraient, à condition qu’elles deviennent propriété collective de tous, d’instruments d’oppression et de destruction, devenir instruments d’émancipation et de création. À instar des capitalistes, ils s’émerveillent devant la magie de la fée électricité, du moteur à vapeur, etc.
La majorité, parce que, tout au long du processus d’industrialisation des sociétés humaines, divers mouvements ouvriers, dont le mouvement luddite (né au début du XIXe siècle), vont s’y opposer, pour des raisons certes diverses, mais avec, toutefois, quelques dénominateurs communs. Des luddites, cependant, on ne sait pas grand-chose. En raison, notamment, de la répression terrible dont ils faisaient l’objet, ils n’ont pas laissé beaucoup de déclarations écrites, de testaments philosophiques — ou peut-être n’en avons-nous simplement pas retrouvé beaucoup. En France, les anarchistes naturiens, partisans du naturianisme, fin XIX et début XXe siècle, très minoritaires, proclament vertement leur détestation des machines, de l’industrialisme, du soi-disant Progrès. Si on peut leur reprocher une idéalisation excessive de la préhistoire de l’humanité et des cultures et sociétés autochtones non-industrielles, on trouve cependant, chez eux, de très justes compréhensions et appréhensions des maux, des nuisances indissociables du « Progrès technique », de l’industrialisme, du machinisme, et mêmes indissociables du développement de ce que l’on appelle la civilisation. Les machines et l’industrie, affirment-ils, ne peuvent servir et ne serviront qu’à exploiter et opprimer toujours plus intensément les êtres humains, comme elles ne peuvent servir et ne serviront qu’à détruire toujours plus la nature, favorisant l’hubris, la volonté de puissance, de domination, au détriment de la mesure et du respect. Elles sont inutiles et même contraires à une vie bonne.
Un petit livre pour en savoir plus sur les naturiens.
Dans le premier numéro du Naturien, principal journal d’époque du naturianisme, en date du 1er mars 1898, Émile Gravelle, une des principales figures du naturianisme avec Henri Zisly, fustige la catastrophe biologique que constitue l’agriculture : « C’est le désastre qui s’est précisément produit dès que la charrue éventra le réseau de racines protecteur en mettant à nu la terre, dont la matière friable délayée plusieurs fois par an par les ondées, la fonte des neiges, se liquéfie et, comme tous les terrains sont en pente s’écoule au ruisseau, à la rivière et au fleuve qui la jette à la mer » ; regrette « l’abondance des produits végétaux et animaux, aux époques où nombre de montagnes et collines n’avaient été stérilisées par le déboisement, où le territoire n’était occupé par les cités et l’immense réseau des voies ferrées et des routes nationales et autres » ; et dénonce « la civilisation, son artificiel et ses effets corrupteurs, […] sa hiérarchie, ses intérêts, ses divisions, ses luttes, ses labeurs imposés et ses industries ».
Dans ce même numéro, Alfred Marné dénonce les « riches civilisés, […] leur « Progrès », […] leur atmosphère » qui « n’est plus que d’acide carbonique » — inquiétude précoce vis-à-vis des effets des émissions de carbone de la civilisation :
« Tandis que leur “Progrès” comporte la locomotive, la bicyclette, l’automobile, on ne marche plus ; le télégraphe, le téléphone, le pneumatique, plus besoin de se voir ; à leurs aliments, ils ajoutent du fer, de la chaux, du plâtre, de l’arsenic, du soufre ; leur atmosphère n’est plus que d’acide carbonique chargé des émanations de toutes les maisons-laboratoires que sont leurs demeures, et elle est saturée des atomes de toutes leurs déjections pulvérisées.
Et, par la vertu de leur chimie et de leur mécanique, s’ils deviennent scrofuleux, anémiques, épileptiques, phtisiques, syphilitiques, cancéreux, nécrosés, rachitiques, paralytiques, culs-de-jatte, bancroches, manchots, aveugles et sourds, mais peu leur importe, ils se déclarent en “Progrès”.
Beaucoup ne voient pas la possibilité de faire l’ensaisinement de la terre ; cependant aucun des vautours terriens ne possède un contrat de possession du sol signé par la nature, et dans ce cas il faut bien croire que la propriété individuelle n’est pas indéfectible, et vu dans quelle putréfaction se trouve la société actuelle, une transformation est inévitable, nécessaire ; quand les peuples auront brisé leurs chaînes, que toute la ploutocratie aura disparu, oh alors, populace, prolétaires, plébéiens, ceux de la glèbe, vagabonds ou parias, quand vous sortirez de vos basses-fosses, de vos géhennes, de vos tombeaux, abandonnez les villes aux chauves-souris et aux lézards, les machines à la rouille, les mines à l’éboulement.
Laissez l’herbe envahir les routes, les lignes de chemins de fer, les rues, les boulevards, et la vie reparaîtra de toute part, les collines reverdiront, les monts seront reboisés, la terre refleurie, et à l’ombre des grands arbres, hommes et femmes, vieillards et enfants, nous irons danser en rond. »
Toujours dans le même numéro, Henri Beaulieu se moque du votard, de l’électeur : « tel le locataire, qui renouvelle son bail pour trois, six ou neuf ans, notre sincère imbécile renouvellera pour cinq ans son esclavage et sa misère ».
Dans le numéro 2, en date du 1er avril 1898, Honoré Bigot entreprend « de tracer […] le tableau des résultats qu’a produits la civilisation en astreignant l’homme au travail forcé, et l’exposé successif des faits déterminés par les conséquences des organisations hiérarchiques antérieures qui ont enfanté les gouvernements sous lesquels les peuples courbent continuellement l’échine, et sont de par ces organisations autoritaires obligés de peiner et souffrir, afin que trônes et autels continuent à exercer leur suprématie usurpée […]. »
Dans leurs critiques du machinisme, de l’industrialisme, les naturiens s’inspirent de — et rejoignent — divers peuples ou personnes indigènes, d’Amérique et d’ailleurs. Et outre les naturiens, diverses personnalités comme William Blake, William Morris ou Henry David Thoreau participent aussi, à leur manière, à questionner le soi-disant « Progrès technique ».
Socialisme, communisme, anarchisme et Progrès (technique)
Mais ces courants ou individus anti-industriels, anti-machinisme, ouvriers, anarchistes ou socialistes, resteront toujours minoritaires. Et la gauche restera donc associée, comme la droite, et plus encore que la droite, à l’industrialisme, à l’urbanisation, au machinisme et à l’idée de Progrès (notamment technologique). Ce que George Orwell déplorera, par exemple, dans le chapitre XII de son livre Le Quai de Wigan :
« La première chose à signaler, c’est que le concept de socialisme est aujourd’hui quasiment indissociable du concept de machinisme. Le socialisme est, fondamentalement, un credo urbain. […]
Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que système mondial implique le machinisme, puisqu’il sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un échange perpétuel de marchandises entre les différents points du globe. Il exige un certain degré de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une certaine uniformité dans l’éducation. Nous pouvons en conclure qu’une Terre où le socialisme serait devenu une réalité devrait être au moins aussi mécanisée que les États-Unis d’aujourd’hui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste n’oserait s’inscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours présenté comme un monde totalement mécanisé, strictement organisé, aussi étroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient l’être des esclaves. […]
Les individus les mieux disposés à l’égard du socialisme sont en même temps ceux qui se pâment d’enthousiasme devant le progrès mécanique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socialistes sont incapables d’admettre qu’on puisse avoir une opinion contraire. En règle générale, l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à ce que l’on verra quand le socialisme aura triomphé. Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches aujourd’hui effectuées manuellement seront alors exécutées par la machine. Tout ce que l’on fabrique aujourd’hui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caoutchouc, de verre ou d’acier. Il n’y aura plus de désordre, plus de gaspillage, plus de déserts, plus d’animaux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oublié la maladie, la pauvreté, la souffrance, etc. Le monde socialiste s’annonce avant tout comme un monde ordonné, un monde fonctionnel. »
Ce qui n’est pas pour plaire à Orwell, qui estime que son époque, « l’époque de la mécanisation triomphante, […] permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique ».
Ainsi
« le malheur, c’est qu’aujourd’hui les mots de “progrès” et de “socialisme” sont liés de manière indissoluble dans l’esprit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que l’adversaire résolu du machinisme est aussi un adversaire résolu du socialisme. Le socialiste n’a à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation — ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. »
Orwell remarque également que :
« Le processus de la mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilité vers un monde capitonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. »
En 1941, dans un texte intitulé The Paradox of Anarchism (Le paradoxe de l’anarchisme), le poète Herbert Read écrit :
« L’anarchisme implique une décentralisation universelle de l’autorité et une simplification universelle de la vie. Des entités inhumaines comme la ville moderne disparaitront. Mais l’anarchisme n’implique pas nécessairement un retour à l’artisanat et aux toilettes en plein air. Il n’existe aucune contradiction entre l’anarchisme et l’énergie électrique, l’anarchisme et les transports aériens, l’anarchisme et la division du travail, l’anarchisme et l’efficacité industrielle. »
Ce à quoi Orwell répond, fin 1945, dans une recension du texte de Read :
« La vague généralité de cette dernière phrase laisse sans réponse la question cruciale : comment concilier liberté et organisation ? L’anarchisme suppose, selon toute vraisemblance, un faible niveau de vie. Il n’implique pas nécessairement la famine et l’inconfort, mais il est incompatible avec l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée. La suite d’opérations qu’implique, par exemple, la fabrication d’un avion est si complexe qu’elle suppose nécessairement une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne. À moins d’un soudain changement dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permettrait de concilier la liberté et l’efficacité. »
Orwell rejoint ainsi Aldous Huxley, qui dénonçait aussi férocement le mythe du Progrès, notamment technologique, et le potentiel hautement nuisible, destructeur, voire suicidaire, de la course au machinisme, à l’industrialisme. Dans son roman Contrepoint (en date de 1926, titre anglais Point Counter Point) par exemple, à travers le personnage de Rampion, il affirme :
« Les bolcheviks et les fascistes, les radicaux et les conservateurs, les communistes et les Anglais Libres, quel est donc l’enjeu de leur bataille ? Je m’en vais vous le dire. Ils se battent pour décider si nous irons dans l’abîme par le train express des communistes ou par l’auto de course des capitalistes, par l’omnibus individualiste ou par le tramway collectiviste roulant sur les rails de l’étatisme. La destination est la même dans tous les cas. Tous, tant qu’ils sont, s’en vont droit à l’abîme, ils se précipitent tous dans la même impasse psychologique et dans le chambardement social qui résulte du chambardement psychologique. Le seul point sur lequel ils diffèrent est celui-ci : Comment y arriverons-nous ? Il est tout bonnement impossible à un homme de bon sens de s’intéresser à de semblables disputes. Pour l’homme de bon sens, la chose importante, c’est l’abîme, ce n’est pas le moyen de transport qui doit être employé pour y arriver. La question qui se pose pour l’homme de bon sens, c’est de savoir si, oui ou non, nous voulons aller à l’abîme. Et sa réponse c’est : non, nous ne le voulons pas. Et dès lors que voilà sa réponse, il ne veut rien avoir à faire avec des politiciens. »
Pourquoi ? Parce que communistes, capitalistes, politiciens, etc.
« croient tous en l’industrialisme, sous une forme ou une autre, en l’Américanisation. […] La machinerie pour nous emmener tous en enfer ; les riches et les gouvernants pour la conduire. […] Au nom de la Science, du Progrès et du bonheur humain ! Amen, et allons-y plein gaz. »
Plus loin, il ajoute :
« Et tout ce que les réformateurs trouvent à discuter, c’est la forme, la couleur et les arrangements de pilotage du véhicule. Ces imbéciles ne voient donc pas que c’est la direction qui compte, que nous faisons entièrement fausse route et que nous devrions faire marche arrière — à pied, de préférence, sans l’horrible machine ? »
Dans Temps futurs (1948), Huxley attaque énergiquement l’idée de Progrès (technologique, culturel, etc.), dans un fameux dialogue :
« “Dès le début de la révolution industrielle, il avait prévu que les hommes seraient gratifiés d’une présomption tellement outrecuidante pour les miracles de leur propre technologie qu’ils ne tarderaient pas à perdre le sens des réalités. Et c’est précisément ce qui est arrivé. Ces misérables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féliciter d’être les Vainqueurs de la Nature. Vainqueurs de la Nature, vraiment ! En fait, bien entendu, ils avaient simplement renversé l’équilibre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les conséquences. Songez donc à quoi ils se sont occupés au cours du siècle et demi qui a précédé la Chose. À polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, à détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer. Une orgie d’imbécillité criminelle. Et ils ont appelé cela le Progrès. Le Progrès ! Je vous le dis, c’était une invention trop fantastique pour qu’elle ait été le produit d’un simple esprit humain – trop démoniaquement ironique ! Il a fallu pour cela une Aide extérieure. Il a fallu la Grâce de Bélial, qui, bien entendu, est toujours offerte – du moins, à quiconque est prêt à coopérer avec elle. Et qui ne l’est pas ?
— Qui ne l’est pas ?” répète le Pr Poole avec un petit gloussement de rire, car il se dit qu’il lui faut, d’une façon ou d’une autre, racheter son erreur au sujet de l’Église à l’Âge des Ténèbres.
“Le Progrès et le Nationalisme – ce sont les deux grandes idées qu’il leur a mises en tête. Le Progrès – le postulat selon lequel vous pouvez obtenir quelque chose pour rien, selon lequel vous pouvez gagner dans un domaine sans payer ce gain dans un autre, selon lequel vous seul comprenez la signification de l’histoire, vous savez ce qui va arriver d’ici cinquante ans ; que quoi qu’enseigne l’expérience, vous pouvez prévoir toutes les conséquences futures de vos actes actuels ; que l’Utopie est là devant nous, toute proche et, puisque les fins idéales justifient les moyens les plus abominables, qu’il est de votre privilège et de votre devoir de voter, d’escroquer, de torturer, de réduire en esclavage et d’assassiner tous ceux qui à votre avis (lequel est par définition infaillible), font obstacle à la marche en avant vers le paradis terrestre. Souvenez-vous de cet aphorisme de Karl Marx : ‘La Force est l’accoucheuse du Progrès’. Il aurait pu ajouter – mais, bien entendu, Bélial n’a pas voulu qu’on vende la mèche si tôt au début des opérations – que le Progrès est l’accoucheur de la Force. Doublement l’accoucheur, car le fait du progrès technologique fournit aux gens les instruments d’une destruction sans cesse plus aveugle, cependant que le mythe du progrès politique et moral sert d’excuse à l’emploi de ces moyens jusqu’à l’extrême limite. Je vous le dis, cher monsieur, l’historien incrédule est fou. Plus on étudie l’histoire moderne, plus on acquiert de preuves de la Main directrice de Bélial.”
L’Archi-Vicaire fait le signe des cornes, se restaure d’une nouvelle gorgée de vin, puis continue : “Et ensuite il y a eu le Nationalisme, l’idée que l’État dont on se trouve être le sujet est le seul dieu véritable, et que tous les autres États sont de faux dieux ; que tous ces dieux, les vrais comme les faux, ont la mentalité de jeunes délinquants ; et que tout conflit au sujet du prestige, du pouvoir ou de l’argent est une croisade en faveur du Bien, du Vrai et du Beau. Le fait qu’à un moment donné de l’histoire des idées pareilles en soient venues à être universellement acceptées est la meilleure preuve qu’il a enfin gagné la bataille.
— Je ne comprends pas très bien.
— Mais c’est évident, voyons. Vous avez là deux idées fondamentales. Chacune d’elles est intrinsèquement absurde et chacune d’elles mène à des lignes de conduite dont on peut démontrer qu’elles sont funestes. Et pourtant toute l’humanité civilisée décide, presque soudainement, d’accepter ces idées comme directives de conduite. Pourquoi ? Et à l’instigation de Qui, sur la proposition de Qui, sous l’inspiration de Qui ? Il ne peut y avoir qu’une seule réponse.
— Vous voulez dire que vous croyez que c’était… que c’était le Diable ?” »
Dans Retour au Meilleur des mondes (1958), il fustige la « technique moderne » :
« Nous voyons donc que la technique moderne a conduit à la concentration du pouvoir économique et politique ainsi qu’au développement d’une société contrôlée (avec férocité dans les pays totalitaires, courtoisie et discrétion dans les “démocraties”) par l’État et l’Entreprise. Mais les sociétés sont composées d’individus et ne valent que dans la mesure où elles les aident à s’épanouir, à mener une vie heureuse et créatrice. Quelles ont été les répercussions des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes années ? Voici la réponse du Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :
“Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, est de plus en plus incapable d’assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d’aimer ; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir.”
Nos “maladies mentales toujours plus fréquentes” peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais “gardons-nous”, écrit le Dr Fromm, “de définir l’hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis ; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l’harmonisation et le bonheur résistent encore”. Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d’entre eux, c’est “parce qu’ils sont si bien adaptés à notre mode d’existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés”. Ils sont normaux non pas au sens que l’on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale, et c’est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d’anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient encore pleinement humains, et s’accrochent encore à “l’illusion de l’individualité”. En réalité, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l’uniformité. Mais “l’uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu’avec la santé mentale… L’homme n’est pas fait pour être un automate et s’il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit”. […]
Au cours du dernier siècle, les progrès successifs de la technique ont été accompagnés de perfectionnements correspondants dans l’organisation. II fallait que les machines complexes trouvassent leur contrepartie dans des dispositions sociales complexes, destinées à fonctionner avec autant de moelleux et d’efficacité que les nouveaux instruments de production. Pour s’intégrer dans ces organisations, les personnes ont dû se dépersonnaliser, renier leur diversité native, se conformer à des normes standardisées, faire de leur mieux, en bref, pour devenir des automates.
[…] L’industrie, à mesure qu’elle se développe, attire un nombre d’hommes toujours plus considérable dans les grandes villes ; mais la vie n’y est guère favorable à la santé mentale […] ; elle ne développe pas non plus cette indépendance consciente de ses responsabilités à l’intérieur de petits groupes autonomes, qui est la première condition à l’établissement d’une démocratie authentique. La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d’irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l’individu tend à se sentir seul et insignifiant ; son existence cesse d’avoir le moindre sens, la moindre importance.
Au point de vue biologique, l’homme est un animal modérément grégaire, non pas tout à fait social ; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l’éléphant, qu’à l’abeille ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés n’ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de simples bandes. La civilisation est, entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d’insectes sociaux. À l’heure présente, les pressions du surpeuplement et de l’évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. Inutile de dire qu’il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l’insecte social du mammifère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeurerait, même si l’éléphant s’efforçait d’imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non pas un organisme social. En s’acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire.
Le Meilleur des mondes présente le tableau imaginaire et quelque peu licencieux d’une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressemblance des termites ont été poussés presque à la limite du possible. Que nous soyons mus dans cette direction est évident, mais, il est non moins certain que nous pouvons, si nous le voulons, refuser de coopérer avec les forces aveugles qui nous meuvent. »
En parallèle de ces féroces dénonciations du machinisme, du Progrès technique, de l’industrialisme, Huxley formule cependant des espérances bien plus conventionnelles. L’électricité et la machine pourraient, dans certaines conditions, si elles s’établissaient de manière décentralisée, servir l’émancipation et le bien-être des êtres humains. On retrouve ainsi chez lui — certes, sous une forme bien plus ténue — cette foi, cet émerveillement, cet espoir placé en la machine et le progrès technique. Cette incompréhension du fait que les machines, les technologies complexes, les hautes technologies, impliquent, portent en elle la centralisation du pouvoir, la domination et l’oppression des êtres humains.
Du côté des figures plus célèbres de l’anarchisme ou du socialisme de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, de Kropotkine — « […] des millions d’esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposent la matière première, et font les merveilles de notre époque[1] » — à Lénine — « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité » —, si on ne s’accorde pas sur tout, notamment sur la question de l’État, en revanche, comme le souligne Orwell, on glorifie la machine, on chante les louanges du progrès technique.
Ainsi que l’écrit Lily Litvak dans son livre Musa libertaria (« Muse libertaire ») :
« Les anarchistes héritèrent du positivisme la poésie attachée à l’avenir de la science, ainsi que la célébration des héroïsmes qu’il suscitait, l’orgueil propre à l’homme maître des éléments et constructeur de machines énormes et délicates qui l’aident dans son entreprise de conquête du monde. »
Certains, à l’instar d’Élisée Reclus, sont peut-être plus sceptiques :
« Les progrès même, en ce qu’ils ont de plus grandiose et de plus saisissant, les grandes découvertes, par exemple l’application de forces nouvelles, l’emploi des machines et des procédés ingénieux qui se substituent au travail humain, sont fréquemment pour les ouvriers des causes d’infortune et de misère. Sans doute, ces découvertes doivent avoir pour conséquence ultime de soulager l’homme dans ses labeurs pénibles ; en attendant, elles élargissent le domaine de l’industrie et font naître tout un monde d’inventions qui permettent de spécialiser et de différencier le travail en mille branches imprévues[2]. »
Mais dans l’ensemble, le progrès technique, les machines, l’industrialisation et même l’urbanisation, l’expansion de la civilisation industrielle, sont perçus, malgré leurs conséquences immédiates parfois voire souvent regrettables, qu’on ne se prive pas de souligner, comme de très bons développements qui, à l’avenir, ne manqueront pas de servir l’émancipation, la liberté, le bien-être des êtres humains.
Dans l’ensemble, rien n’a changé
Aujourd’hui, la critique anti-industrielle, anti-machinisme, la critique du soi-disant « progrès technique », s’étant perpétuée au fil du temps, au travers de quelques individus ou de petits groupes de néoluddites, anti-industriels et autres « technocritiques », de Lewis Mumford à Bernard Charbonneau et Gunther Anders, de Jacques Ellul aux membres de l’Encyclopédie des Nuisances, en passant par le mouvement écologiste des années 1960, 1970 et même 1980 (avec, par exemple, Pierre Fournier et son journal La Gueule Ouverte, Alexandre Grothendieck et ses camarades de Survivre et vivre, etc.) continue, certes bien discrètement, au regard des courants politiques grand public, de se réinventer — notamment au travers des Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre, de maisons d’édition comme L’Échappée, les éditions de La Roue, La Lenteur, de la Revue Z, et de divers collectifs et auteurs.
Cela dit, au sein du mouvement écologiste de la seconde moitié du XXe siècle, la remise en question de l’industrialisme, du machinisme, du « Progrès », ne faisait pas l’unanimité. Des penseurs radicaux comme Murray Bookchin — qui soutient jusqu’à l’utilisation de la technologie nucléaire afin de produire de l’énergie, dans une optique supposément libertaire et écologique, avant de se raviser — entretiennent une profonde ambiguïté vis-à-vis du développement technologique, de l’idée de Progrès (y compris, mais pas seulement, technique). À cet égard, l’exemple d’André Gorz est assez emblématique :
« Pour Gorz, en effet, la publication de L’adieu au prolétariat en 1980 marque un tournant. Le dépassement du capitalisme ne peut venir d’une classe prolétaire reprenant le contrôle des moyens de production. Car ce sont ces moyens de production, en tant que technique industrielle, qui sont en eux-mêmes des moyens de domination et d’aliénation d’une classe ouvrière pétrie de l’idéologie de la valeur. »
Jusque-là, Gorz voit juste. Seulement :
« Pour autant, Gorz se défend d’un retour en arrière et d’un repli communautaire. Cette autosuffisance est non seulement compatible avec, mais doit s’accompagner du développement d’une technologie informatique émancipatrice capable d’optimiser la production et de réduire le temps de travail en plus de permettre une mise en réseau mondiale des économies locales[3]. »
Chassez le naturel (de gauche), il revient au galop.
Un livre pour approfondir le sujet.
Quoi qu’il en soit, désormais, l’essentiel des soi-disant anarchistes et des socialistes ou communistes, d’Olivier Faure à Mélenchon en passant par Fabien Roussel et Philippe Poutou, malgré des divergences sur la question de l’État, et d’autres points spécifiques, partagent une même fervente idolâtrie pour le Progrès technique, l’industrialisme, le machinisme, pour les hautes technologies conjointement développées par l’État et le capitalisme.
La société idéale promue par le programme du mouvement La France insoumise et de son candidat, Jean-Luc Mélenchon, intitulé L’avenir en commun, par exemple, ressemble comme deux gouttes d’eau à la nôtre actuelle. Il s’agit toujours d’une société techno-industrielle — dans laquelle la consommation énergétique serait certes réduite, et basée sur un mix 100 % « renouvelables ». L’Avenir en commun vante les « avancées technologiques majeures dans le domaine des matériaux, dans l’imagerie médicale », « le développement des ordinateurs modernes, de nouveaux services tels que la téléphonie mobile, les prévisions météorologiques, le guidage par GPS, etc. », le développement d’outils « garantissant la souveraineté de la France face aux menaces venant de l’espace », « la coopération internationale pour les vols habités interplanétaires », la poursuite de « notre découverte de l’univers via les observatoires terrestres et spatiaux », l’objectif consistant à « pérenniser la présence humaine dans l’espace », le développement de « la filière spatiale et ses emplois pour relever les défis scientifiques et techniques de demain », des « villes intelligentes », et ainsi de suite.
À l’instar d’un Noam Chomsky, la plupart, à gauche, estiment que « la technologie est neutre ». D’ailleurs, Chomsky encense la robotique et soutient qu’une « société libertaire voudrait utiliser les technologies les plus avancées qui soient et voudrait même continuellement faire progresser la technologie. Une technologie contemporaine comme, par exemple, la technologie informatique, elle peut être utilisée pour l’oppression, et elle peut être utilisée pour la libération ». Il affirme même que « la seule chose qui puisse éventuellement résoudre nos problèmes environnementaux, ce sont les hautes technologies[4] [les technologies de pointe] ».
Personne, au sein des tendances dominantes de la gauche, n’envisage la désindustrialisation, la sortie de la société industrielle technologique, son démantèlement au profit de petites sociétés à tailles humaines, aussi autosuffisantes et autonomes que possible, fondées sur des technologies douces, sur des basses technologies, comme horizon politique souhaitable. Un tel avenir est impensable, parfaitement indésirable. La chimère en laquelle on continue d’espérer, de croire, consiste toujours à communaliser, collectiviser, nationaliser, démocratiser ou étatiser les machines, les hautes technologies et les industries développées par le capitalisme. Le mouvement écologiste lui-même, devenu mouvement pour le climat, ou mouvement climat, ne vise plus qu’à perpétuer la civilisation techno-industrielle capitaliste en la verdissant, au moyen de hautes technologies supposément (faussement) vertes, comprenant celles visant à produire de l’énergie supposément (faussement) propre ou renouvelable.
Techniques autoritaires et techniques démocratiques
Aujourd’hui, l’état des choses et le recul dont nous disposons devraient pourtant nous amener à percevoir à quel point ceux qui exposaient les dangers inhérents au machinisme, à l’industrialisme, au développement technologique voyaient juste. Dans sa préface du livre intitulé La Baleine et le réacteur (que nous rééditerons bientôt aux éditions Libre) du politologue états-unien Langdon Winner, le philosophe Michel Puech expose le cœur du problème : « La technologie impose, ou plus exactement effectue une restructuration de son environnement, y compris humain, non pas en vertu d’un pouvoir occulte, mais en vertu de sa propre logique de fonctionnement, des conditions de fonctionnement des dispositifs techniques eux-mêmes ». Quand on choisit une technologie, on choisit une politique.
Car comme le rappelle Winner, « adopter un système technique donné impose qu’on crée et qu’on entretienne un ensemble particulier de conditions sociales en tant qu’environnement de fonctionnement de ce système », parce que « certains types de technologie exigent une structure particulière de leur environnement social à peu près comme une voiture exige des roues pour pouvoir rouler. L’objet en question ne peut pas exister comme entité réellement fonctionnelle tant que certaines conditions, sociales autant que matérielles, ne sont pas remplies. Cette “exigence” désigne une nécessité pratique (plutôt que logique). » Ainsi :
« En examinant les structures sociales qui caractérisent l’environnement des systèmes techniques, on découvre que certains appareils et certains systèmes sont invariablement liés à des organisations spécifiques du pouvoir et de l’autorité. »
Or la complexité des technologies industrielles, des technologies et techniques nées avec — et constituant le cœur de — la « révolution industrielle », appellent une « organisation du pouvoir et de l’autorité » tout aussi complexe. Selon toute vraisemblance, il existe un lien entre le degré de complexité technologique d’une société et le degré de démocratie qu’elle peut incorporer. Plus la complexité technologique d’une société augmente, plus son potentiel démocratique diminue. Le degré de complexité technologique de la société dans laquelle nous vivons, la société techno-industrielle, est tel qu’il a depuis longtemps réduit à néant ce que les sociétés qui la précédaient recelaient encore de démocratique.
Le sociologue états-unien Lewis Mumford distinguait deux grandes catégories de technologies[5] (techniques, dans son vocabulaire). Les technologies démocratiques, et les technologies autoritaires. Les technologies démocratiques sont celles qui reposent sur une « méthode de production à petite échelle », qui favorisent « l’autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’autonomie personnelle », qui confèrent « l’autorité au tout plutôt qu’à la partie ». La technologie démocratique « exige relativement peu » et « est très facilement adaptable et récupérable ».
Les technologies autoritaires, en revanche, ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale », reposent sur le « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge », « sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées – l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie ».
La réalisation d’un panier en osier, pour prendre un exemple quelconque, relève donc de la première catégorie. Elle ne nécessite pas de « contrôle politique centralisé », ni de conférer l’autorité à des individus se trouvant au sommet d’une hiérarchie sociale, etc. La fabrication d’une cuillère en plastique, en revanche, de même que la construction d’une centrale nucléaire, d’un panneau solaire photovoltaïque ou d’un téléviseur (ou d’un avion, comme le souligne Orwell en réponse à Herbert Read), relèvent de la seconde catégorie [pour une discussion un peu plus approfondie de cette question, je vous renvoie à ce texte : « De la cuillère en plastique à la centrale nucléaire : le despotisme techno-industriel »]. Elles reposent sur le contrôle politique centralisé qui caractérise la présente société techno-industrielle, sur l’esclavage salarial imposé par l’État-capitalisme, confèrent l’autorité à ceux qui le gouvernent, impliquent un appareil bureaucratique, etc.
(D’autres penseurs et philosophes ont formulé des remarques similaires sur la technologie ou la technique, Teddy Goldsmith, s’appuyant sur Wolfgang Sax, oppose les techniques enchâssées aux techniques branchées. Théodore Kaczynski parle de technologie cloisonnée et de technologie systémique. En termes plus simples, on peut parler de techniques douces et de techniques dures. Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter cet article).
Réaliser cela nous amène à réaliser en quoi le machinisme et l’industrialisme, le développement de hautes technologies, de technologies complexes, sont foncièrement incompatibles avec la démocratie, et pourquoi l’idée selon laquelle la démocratie ne pouvait exister « qu’au sein de petites collectivités constituait une évidence pour ces grands penseurs du politique que furent Platon et Aristote ou, plus proches de nous dans le temps, Rousseau et Montesquieu », comme le rappelle Yves-Marie Abraham dans son livre Guérir du mal de l’infini. Lewis Mumford, encore plus proche de nous dans le temps, soulignait que :
« la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. Elle ne peut pas fonctionner dans une communauté de 100 millions d’individus. 100 millions d’individus ne peuvent être gouvernés selon des principes démocratiques. J’ai connu une enseignante qui avait proposé à ses élèves, au lycée, de concevoir un système basé sur une communication électrique, avec une organisation centrale, permettant de transmettre une proposition à l’ensemble des votants du pays, à laquelle ils pourraient répondre “oui” ou “non” en appuyant sur le bouton correspondant. À l’instar de ses étudiants, elle croyait qu’il s’agissait de démocratie. Pas du tout. Il s’agissait de la pire forme de tyrannie totalitaire, du genre de celle qu’impose le système dans lequel nous vivons. La démocratie requiert des relations de face-à-face, et donc des communautés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’inscrire dans des communautés plus étendues, qui doivent alors être gouvernées selon d’autres principes. »
L’abîme se rapproche
Nous devrions le percevoir car notre époque, plus encore que celle d’Orwell — mais moins que les temps futurs, si tout continue de continuer, c’est-à-dire d’empirer — est celle de « la mécanisation triomphante ». Tout nous « permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique ». Les écrans sont partout, les machines ont envahi nos vies jusqu’au plus profond de nos intimités — le smartphone, pernicieux Black Mirror (Miroir noir), en constituant peut-être la pire illustration. Le désastre social est total, et la situation n’a de cesse de se dégrader : dépossession, exploitation et oppression sont en consolidation perpétuelle, les inégalités socio-économiques, déjà colossales, vont croissant, le mal-être est épidémique dans la technosphère — royaume de l’hors-sol, fief de l’artificiel — dépressions, stress, anxiétés et troubles psychiques en tous genres[6] ravagent toujours plus profondément la société techno-industrielle, de même que le cortège des autres maladies dites « de civilisation[7] » (cancers, obésité, maladies cardiovasculaires, etc.). Les violences contre les femmes et contre les enfants[8] y revêtent, elles aussi, un caractère épidémique. Le totalitarisme capitaliste, imposé par l’État, est irrésistiblement exacerbé par le développement technologique perpétuel. Le développement des technologies du numérique, et des NTIC, couplé à la quatrième révolution industrielle, promet le pire, ainsi que nous le laisse entrevoir un documentaire récemment diffusé sur Arte, intitulé Tous surveillés.
Le désastre écologique, lui aussi, est total : tout est pollué, le monde (les eaux, l’air, les sols) a été et est encore baigné dans d’innombrables substances de synthèse (perturbateurs endocriniens, résidus de médicaments en tous genres, pesticides, herbicides, fongicides, COV — Composés Organiques Volatils — d’origine industrielle, etc.[9]) dont non seulement nous ne connaissons pas les effets, mais dont nous ne savons rien de la synergie de leurs effets combinés. Le plastique est partout, dans l’air, dans le sol, dans la mer, dans les océans — « C’est malheureux, mais le plastique est devenu un nouveau type de particules de sédiments, désormais distribué à travers le fond marin avec du sable, de la boue et des nutriments », déplore un chercheur[10]. Des déchets nucléaires radioactifs et des centaines de milliers de tonnes d’armes chimiques hautement toxiques dont on souhaitait se débarrasser, ou ayant été coulés dans des navires de guerre, jonchent les fonds marins[11], parsèment le plancher océanique. La déforestation continue implacablement, et la plupart des initiatives de reforestation sont en réalité des plantations industrielles d’arbres, n’ayant rien à voir avec des forêts, n’en étant que de pauvres ersatz nuisibles pour les sols et peu amènes pour la biodiversité. Une sixième extinction de masse est en cours, qu’il serait plus juste de qualifier de première extermination de masse : les habitats d’innombrables espèces animales, végétales, etc., sont détruits, les uns après les autres, pour l’expansion de la civilisation industrielle et de son cheptel humain — et/ou pollués, pour ces quelques habitats qui n’ont pas encore été détruits. En même temps qu’ils sont remplis de plastiques et de déchets en tous genres, les océans et les mers sont éviscérés de la vie qu’ils hébergeaient, poissons, coraux, etc. Au cours des soixante dernières années, 90 % des grands poissons[12], 70 % des oiseaux marins[13] et, plus généralement, 52 % des animaux sauvages[14], ont été tués ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’animaux marins, dans l’ensemble, a été divisé par deux[15]. Sachant que ces déclins en populations animales et végétales ne datent pas d’hier et qu’une diminution par rapport à il y a 60 ou 70 ans masque en réalité des pertes bien pires encore (phénomène que l’on qualifie parfois d’amnésie écologique[16]). D’après le rapport Planète vivante 2018 du WWF, « entre 1970 et 2014, l’effectif des populations de vertébrés sauvages a décliné de 60 % ». On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun poisson[17]. D’autres projections estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans[15]. On estime également que d’ici à 2050, la quasi-totalité des oiseaux marins auront ingéré du plastique[18]. Enfin, ainsi qu’un article de Forbes nous le rapporte, « des scientifiques estiment qu’au cours des vingt prochaines années, 70 à 90 % de tous les récifs coralliens seront détruits en raison du réchauffement des océans, de leur acidification et de leur pollution ». Les terres fertiles de la planète sont systématiquement détruites, ainsi que le rapporte un article[19] du quotidien Les Échos, intitulé « La fertilité des sols part en poussière » : « Au cours des cent dernières années, un milliard d’hectares de terres fertiles, l’équivalent de la surface des États-Unis, se sont littéralement volatilisés [comprendre : ont été détruits]. Et l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’inquiète de l’avenir des surfaces restantes. Dans un rapport de 650 pages, publié en décembre à l’occasion de la clôture de l’Année internationale des sols, elle constate qu’un tiers des terres arables de la planète sont plus ou moins menacées de disparaître [comprendre : d’être détruites]. » Même l’espace est souillé par ces tonnes de « déchets spatiaux » qu’y expédie le formidable Progrès technique de la civilisation industrielle.
Pour un inventaire un peu plus conséquent des désastres sociaux et écologiques en cours, je vous renvoie vers mon article intitulé « Voyons-nous “les choses en noir” ou sont-ils incapables de regarder l’horreur en face ? ». L’abîme vers lequel Huxley voyait que nous foncions, de plus en plus de gens commencent à l’apercevoir.
Et au carrefour des désastres sociaux et écologiques, qui accompagnent la civilisation depuis qu’elle a commencé, il y a plusieurs millénaires, à agglutiner les êtres humains dans des villes liées entre elles par des routes commerciales, à imposer la sédentarisation, à concentrer pareillement les animaux domestiques ou d’élevage et à ravager le monde naturel, établissant de la sorte toutes les conditions nécessaires à leur propagation : les épidémies et pandémies, y compris d’origine zoonotique[20].
***
Les luddites, les naturiens, divers groupes humains, parmi lesquels des peuples indigènes, ainsi qu’un certain nombre d’individus l’avaient bien compris, et nous ont avertis. Aujourd’hui, les néoluddites, anti-industriels, technocritiques ou néonaturiens sont aussi minoritaires et aussi raillés, ignorés ou méprisés par la gauche grand public, médiatique, institutionnelle, que les luddites et les naturiens l’étaient à l’époque.
La pire erreur de la gauche, c’est d’avoir cru et de continuer de croire que les instruments de notre oppression, de notre exploitation et de la destruction du monde — le machinisme, l’industrialisme, le soi-disant « progrès technique », l’État — pourraient être changés en instruments d’émancipation et de création d’un mode de vie soutenable et égalitaire. (En lien avec cette croyance, c’est aussi d’avoir pleinement embrassé l’idéologie de la suprématie humaine qui domine et caractérise la civilisation occidentale depuis plusieurs millénaires, considérant l’être humain et, plus spécifiquement, l’Homo industrialis, l’homme civilisé, comme le pinacle de l’évolution ou de la création, comme une espèce supérieure à — et différente de — toutes les autres, destinée à dominer le monde entier et l’asservir. Mais je ne m’étendrai pas là-dessus ici, mon propos étant déjà bien plus long que je ne l’envisageais initialement.)
Si « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », la gauche doit beaucoup l’amuser.
Dans la revue munichoise radicale Der Ziegelbrenner (1917–1921), dont il était éditeur et rédacteur, B. Traven nous en conjurait :
« Laissez consciemment pourrir l’industrie, ou c’est elle qui vous pourrira.
[…] C’est dans l’industrie que tu veux te dépouiller de tes chaînes ? C’est avec une économie florissante que tu veux abattre ton adversaire ? Ne le disais-je pas que tu es un bourgeois parce que tu penses comme un bourgeois ?
Les affaires du bourgeois ne pourront jamais être les tiennes. L’industrie, qui a donné au bourgeois le pouvoir de t’asservir, ne pourra jamais t’apporter la liberté ou la vie. […]
Le chef t’en parlera autrement. C’est bien pourquoi il est chef, et c’est bien pourquoi tu es mené[21]. »
La gauche parviendra-t-elle à se défaire à temps de ces illusions léthifères, de ces chimères absurdes ? C’est peu probable. Elles ont pour elles un immense capital médiatique, monétaire, psychologique, une colossale inertie mentale, sociétale. Et peut-être est-il déjà bien tard. Si la société techno-industrielle doit être démantelée, ce ne sera sans doute pas volontairement par un effet de la volonté de la majorité de ses membres, mais plus probablement par la force de phénomènes naturels ou de groupuscules suffisamment déterminés et organisés.
Nicolas Casaux
- Pierre Kropotkine, La conquête du pain (1892) ↑
- Élisée Reclus, L’Homme et la Terre (1908) ↑
- https://journals.openedition.org/lectures/35623 ↑
- https://chomsky.info/19910401/ ↑
- https://www.partage-le.com/2015/05/31/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/ ↑
- À ce propos, lire : https://www.partage-le.com/2016/07/la-depression-est-une-maladie-de-civilisation-stephen-ildari/ ↑
- Pour plus de détails, lire : https://www.partage-le.com/2017/09/03/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/ ↑
- D’après un article publié sur le site d’LCI : « En 2017, 8 788 plaintes ou signalements pour des faits de viols concernant des victimes mineures ont été enregistrés par les services de police et de gendarmerie, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.[…] Ces chiffres sur les violences sexuelles sur mineurs, bien que très importants, sont, pour les spécialistes, très inférieurs à la réalité des faits. On estime qu’il faudrait les multiplier par dix. “Et encore on le minimiserait. Il y a un consensus international pour les enfants : les chiffres noirs, ceux qui ne sont pas rapportés aux autorités sont très importants”, précise-t-elle à LCI. Pour elle, ce sont près de 130 000 filles et 35 000 garçons qui sont victimes de violences sexuelles, par an, en France. »Ce qui donne entre 24 et 452 viols de mineurs PAR JOUR (selon que l’on se base sur les 8 788 plaintes ou sur les estimations de 130 000 filles et 35 000 garçons violés par an).Ainsi que Michèle Créoff et Françoise Laborde le rappellent dans leur livre Le Massacre des innocents, 2 %, seulement, de ces viols, donnent lieu à une condamnation. Et ainsi qu’elles le rappellent également :« Il y a aujourd’hui en France chaque semaine, 2 enfants qui meurent sous les coups et les tortures de leurs parents (un chiffre comparable à celui des femmes tuées par leur conjoint). Et ce en dépit souvent de la connaissance et de l’identification de ces maltraitances par les services sociaux, les voisins, les juges, qui tous maintiennent ces enfants chez leurs bourreaux.[…] Il y a en France 73 000 cas de violences sur mineurs identifiés par les forces de police (soit 200 par jour). Il y a en France, 300 000 enfants pris en charge par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), 160 000 sont retirés à leur famille et 70 000 restent handicapés… » ↑
- Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence européenne des produits chimiques, avait déjà expliqué devant des députés européens que pas moins de 71 % des substances chimiques fabriquées en Europe présentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dangerosité éventuelle.Selon l’Agence, la sécurité de deux tiers des produits chimiques n’est donc pas garantie, personne ne peut dire avec certitude si ces produits sont sans danger pour les humains et les animaux.Mais ces deux tiers ne sont que des estimations, précise Tatiana Santos du Bureau européen de l’environnement, car l’Echa ne vérifie que 5 % des dossiers. »Août 2019 — Le Soir : « 99 % des molécules des produits chimiques européens ne sont pas testées. […] Sur 145 297 produits chimiques répertoriés en Europe, seule une centaine a été évaluée quant à leur dangerosité. » ↑
- https://sciencepost.fr/une-quantite-record-de-microplastiques-enregistree-au-fond-de-locean/ ↑
- Cf. les documentaires suivants : Le poison de la mafia et la loi du silence de Christian Gramstadt et Patrizia Venditti (2017) ; Arctique, cimetière atomique de Thomas Reuter (2013) ; Armes chimiques sous la mer de Bob Coen, Éric Nadler et Nicolas Koutsikas (2014) ; Océans poubelles de Manfred Ladwig et Thomas Reutter (2013) ; Épaves et pollution, les larmes noires de l’océan de Christian Heynen (2017) ; Menaces en mer du nord de Jacques Loeuille (2019) ↑
- http://www.liberation.fr/sciences/2003/05/15/90-des-gros-poissons-ont-disparu_433629 ↑
- http://www.sudouest.fr/2015/07/16/environnement-70-des-oiseaux-marins-ont-disparu-en-seulement-60-ans-2025145–6095.php ↑
- http://tempsreel.nouvelobs.com/planete/20140930.OBS0670/infographie-52-des-animaux-sauvages-ont-disparu-en-40-ans.html ↑
- http://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/le-nombre-d-animaux-marins-divise-par-deux-en-40-ans_1716214.html ↑
- http://biosphere.ouvaton.org/annee-2012/1814–2012-la-grande-amnesie-ecologique-de-philippe-j-dubois- ↑
- http://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/20061102.OBS7880/des-oceans-a-sec-en-2048.html ↑
- http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/09/01/d-ici-a-2050-la-quasi-totalite-des-oiseaux-marins-auront-ingere-du-plastique_4741906_3244.html ↑
- https://www.lesechos.fr/2016/01/la-fertilite-des-sols-part-en-poussiere-191459 ↑
- À ce sujet, lire : https://www.partage-le.com/2020/01/25/de-lavenement-de-la-civilisation-au-coronavirus-de-wuhan-trajectoire-dun-desastre-logique/ ↑
- Dans l’État le plus libre du monde, B. Traven. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage