La pire erreur de l’his­toire de la gauche (par Nico­las Casaux)

La pire erreur de l’his­toire de la gauche (par Nico­las Casaux)

Les dégâts du machi­nisme et de l’in­dus­tria­lisme, premiers constats

Les décla­ra­tions des huit accu­sés du massacre de Haymar­ket Square du 4 mai 1886, à Chicago, sont inté­res­santes à bien des égards. Outre celles portant sur l’iniquité du capi­ta­lisme, le carac­tère oppres­sif des gouver­ne­ments, de l’État, on y retrouve des remarques témoi­gnant d’une croyance toujours large­ment domi­nante, à gauche, aujourd’­hui. Exemple, avec August Spies :

« Vous voulez “éradiquer les conspi­ra­teurs” — les “agita­teurs” ? Ah, élimi­nez donc tous les seigneurs d’usine qui se sont enri­chis grâce au travail non rému­néré de leurs employés. Élimi­nez tous les proprié­taires qui ont amassé des fortunes grâce au loyer des ouvriers et des agri­cul­teurs surchar­gés. Élimi­nez toute machine qui révo­lu­tionne l’in­dus­trie et l’agri­cul­ture, qui inten­si­fie la produc­tion, ruine le produc­teur, augmente la richesse natio­nale, alors que le créa­teur de toutes ces choses se tient au milieu d’elles, affamé ! Élimi­nez les chemins de fer, le télé­graphe, le télé­phone, la vapeur et vous-mêmes, car toutes ces choses respirent l’es­prit révo­lu­tion­naire.

Vous, messieurs, vous êtes les révo­lu­tion­naires ! Vous vous rebel­lez contre les effets des condi­tions sociales qui vous ont jetés, par la main de la Fortune, dans un magni­fique para­dis. Sans vous en enqué­rir, vous imagi­nez que personne d’autre n’a de droit en ce lieu. Vous insis­tez sur le fait que vous êtes les élus, les seuls proprié­taires. Les forces qui vous ont jetés dans le para­dis, les forces indus­trielles, sont toujours à l’œuvre. Elles sont de plus en plus actives et intenses de jour en jour. Leur tendance est d’éle­ver toute l’hu­ma­nité au même niveau, de faire en sorte que toute l’hu­ma­nité partage le para­dis que vous mono­po­li­sez main­te­nant.

[…] Partout, c’est la moque­rie, la servi­lité, le mensonge et la fraude. Et les ouvriers ! Là, on feint de s’an­gois­ser en ce qui concerne leur indi­vi­dua­lité ; de l’in­di­vi­dua­lité d’une classe réduite au rang de machines — utili­sées chaque jour pendant dix ou douze heures comme appen­dices des machines sans vie ! Vous vous inquié­tez de leur indi­vi­dua­lité ! […]

Le socia­lisme nous enseigne que les machines, les moyens de trans­port et de commu­ni­ca­tion sont le résul­tat des efforts combi­nés de la société, passés et présents, et qu’ils sont donc à juste titre la propriété indi­vi­sible de la société, au même titre que le sol et les mines et tous les dons natu­rels devraient l’être. »

À l’époque, et depuis quelques décen­nies déjà, les machines et l’in­dus­tria­li­sa­tion ravagent aussi bien les socié­tés humaines que la nature. Les socia­listes aussi bien que les anar­chistes le remarquent et le dénoncent, qui déplorent la destruc­tion de l’ar­ti­sa­nat, de nombreux métiers, le rempla­ce­ment des humains par des machines et le chômage que cela génère, la réduc­tion des humains eux-mêmes, employés dans l’in­dus­trie à travailler sur ou avec des machines, au rang de machines, la misère dans laquelle cela plonge toute une partie des travailleurs, l’en­ri­chis­se­ment d’une classe de possé­dants sur le dos de tous les autres, etc. Autant de problèmes qui n’ont pas disparu, loin s’en faut.

Mais la majo­rité des anar­chistes et des socia­listes de l’époque, envieux de l’opu­lence des riches capi­ta­listes, du genre de monde dans lequel ils vivent, conquis par la notion de « progrès tech­nique » et le discours idéo­lo­gique qui l’ac­com­pagne, croient aussi que ces machines, ces indus­tries, pour­raient, à condi­tion qu’elles deviennent propriété collec­tive de tous, d’ins­tru­ments d’op­pres­sion et de destruc­tion, deve­nir instru­ments d’éman­ci­pa­tion et de créa­tion. À instar des capi­ta­listes, ils s’émer­veillent devant la magie de la fée élec­tri­cité, du moteur à vapeur, etc.

La majo­rité, parce que, tout au long du proces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion des socié­tés humaines, divers mouve­ments ouvriers, dont le mouve­ment luddite (né au début du XIXe siècle), vont s’y oppo­ser, pour des raisons certes diverses, mais avec, toute­fois, quelques déno­mi­na­teurs communs. Des luddites, cepen­dant, on ne sait pas grand-chose. En raison, notam­ment, de la répres­sion terrible dont ils faisaient l’objet, ils n’ont pas laissé beau­coup de décla­ra­tions écrites, de testa­ments philo­so­phiques — ou peut-être n’en avons-nous simple­ment pas retrouvé beau­coup. En France, les anar­chistes natu­riens, parti­sans du natu­ria­nisme, fin XIX et début XXe siècle, très mino­ri­taires, proclament verte­ment leur détes­ta­tion des machines, de l’in­dus­tria­lisme, du soi-disant Progrès. Si on peut leur repro­cher une idéa­li­sa­tion exces­sive de la préhis­toire de l’hu­ma­nité et des cultures et socié­tés autoch­tones non-indus­trielles, on trouve cepen­dant, chez eux, de très justes compré­hen­sions et appré­hen­sions des maux, des nuisances indis­so­ciables du « Progrès tech­nique », de l’in­dus­tria­lisme, du machi­nisme, et mêmes indis­so­ciables du déve­lop­pe­ment de ce que l’on appelle la civi­li­sa­tion. Les machines et l’in­dus­trie, affirment-ils, ne peuvent servir et ne servi­ront qu’à exploi­ter et oppri­mer toujours plus inten­sé­ment les êtres humains, comme elles ne peuvent servir et ne servi­ront qu’à détruire toujours plus la nature, favo­ri­sant l’hu­bris, la volonté de puis­sance, de domi­na­tion, au détri­ment de la mesure et du respect. Elles sont inutiles et même contraires à une vie bonne.


Un petit livre pour en savoir plus sur les natu­riens.

Dans le premier numéro du Natu­rien, prin­ci­pal jour­nal d’époque du natu­ria­nisme, en date du 1er mars 1898, Émile Gravelle, une des prin­ci­pales figures du natu­ria­nisme avec Henri Zisly, fustige la catas­trophe biolo­gique que consti­tue l’agri­cul­ture : « C’est le désastre qui s’est préci­sé­ment produit dès que la char­rue éven­tra le réseau de racines protec­teur en mettant à nu la terre, dont la matière friable délayée plusieurs fois par an par les ondées, la fonte des neiges, se liqué­fie et, comme tous les terrains sont en pente s’écoule au ruis­seau, à la rivière et au fleuve qui la jette à la mer » ; regrette « l’abon­dance des produits végé­taux et animaux, aux époques où nombre de montagnes et collines n’avaient été stéri­li­sées par le déboi­se­ment, où le terri­toire n’était occupé par les cités et l’im­mense réseau des voies ferrées et des routes natio­nales et autres » ; et dénonce « la civi­li­sa­tion, son arti­fi­ciel et ses effets corrup­teurs, […] sa hiérar­chie, ses inté­rêts, ses divi­sions, ses luttes, ses labeurs impo­sés et ses indus­tries ».

Dans ce même numéro, Alfred Marné dénonce les « riches civi­li­sés, […] leur « Progrès », […] leur atmo­sphère » qui « n’est plus que d’acide carbo­nique » — inquié­tude précoce vis-à-vis des effets des émis­sions de carbone de la civi­li­sa­tion :

« Tandis que leur “Progrès” comporte la loco­mo­tive, la bicy­clette, l’au­to­mo­bile, on ne marche plus ; le télé­graphe, le télé­phone, le pneu­ma­tique, plus besoin de se voir ; à leurs aliments, ils ajoutent du fer, de la chaux, du plâtre, de l’ar­se­nic, du soufre ; leur atmo­sphère n’est plus que d’acide carbo­nique chargé des émana­tions de toutes les maisons-labo­ra­toires que sont leurs demeures, et elle est satu­rée des atomes de toutes leurs déjec­tions pulvé­ri­sées.

Et, par la vertu de leur chimie et de leur méca­nique, s’ils deviennent scro­fu­leux, anémiques, épilep­tiques, phti­siques, syphi­li­tiques, cancé­reux, nécro­sés, rachi­tiques, para­ly­tiques, culs-de-jatte, bancroches, manchots, aveugles et sourds, mais peu leur importe, ils se déclarent en “Progrès”.

Beau­coup ne voient pas la possi­bi­lité de faire l’en­sai­si­ne­ment de la terre ; cepen­dant aucun des vautours terriens ne possède un contrat de posses­sion du sol signé par la nature, et dans ce cas il faut bien croire que la propriété indi­vi­duelle n’est pas indé­fec­tible, et vu dans quelle putré­fac­tion se trouve la société actuelle, une trans­for­ma­tion est inévi­table, néces­saire ; quand les peuples auront brisé leurs chaînes, que toute la plou­to­cra­tie aura disparu, oh alors, popu­lace, prolé­taires, plébéiens, ceux de la glèbe, vaga­bonds ou parias, quand vous sorti­rez de vos basses-fosses, de vos géhennes, de vos tombeaux, aban­don­nez les villes aux chauves-souris et aux lézards, les machines à la rouille, les mines à l’ébou­le­ment.

Lais­sez l’herbe enva­hir les routes, les lignes de chemins de fer, les rues, les boule­vards, et la vie repa­raî­tra de toute part, les collines rever­di­ront, les monts seront reboi­sés, la terre refleu­rie, et à l’ombre des grands arbres, hommes et femmes, vieillards et enfants, nous irons danser en rond. »

Toujours dans le même numéro, Henri Beau­lieu se moque du votard, de l’élec­teur : « tel le loca­taire, qui renou­velle son bail pour trois, six ou neuf ans, notre sincère imbé­cile renou­vel­lera pour cinq ans son escla­vage et sa misère ».

Dans le numéro 2, en date du 1er avril 1898, Honoré Bigot entre­prend « de tracer […] le tableau des résul­tats qu’a produits la civi­li­sa­tion en astrei­gnant l’homme au travail forcé, et l’ex­posé succes­sif des faits déter­mi­nés par les consé­quences des orga­ni­sa­tions hiérar­chiques anté­rieures qui ont enfanté les gouver­ne­ments sous lesquels les peuples courbent conti­nuel­le­ment l’échine, et sont de par ces orga­ni­sa­tions auto­ri­taires obli­gés de peiner et souf­frir, afin que trônes et autels conti­nuent à exer­cer leur supré­ma­tie usur­pée […]. »

Dans leurs critiques du machi­nisme, de l’in­dus­tria­lisme, les natu­riens s’ins­pirent de — et rejoignent — divers peuples ou personnes indi­gènes, d’Amé­rique et d’ailleurs. Et outre les natu­riens, diverses person­na­li­tés comme William Blake, William Morris ou Henry David Thoreau parti­cipent aussi, à leur manière, à ques­tion­ner le soi-disant « Progrès tech­nique ».

Socia­lisme, commu­nisme, anar­chisme et Progrès (tech­nique)

Mais ces courants ou indi­vi­dus anti-indus­triels, anti-machi­nisme, ouvriers, anar­chistes ou socia­listes, reste­ront toujours mino­ri­taires. Et la gauche restera donc asso­ciée, comme la droite, et plus encore que la droite, à l’in­dus­tria­lisme, à l’ur­ba­ni­sa­tion, au machi­nisme et à l’idée de Progrès (notam­ment tech­no­lo­gique). Ce que George Orwell déplo­rera, par exemple, dans le chapitre XII de son livre Le Quai de Wigan :

« La première chose à signa­ler, c’est que le concept de socia­lisme est aujourd’­hui quasi­ment indis­so­ciable du concept de machi­nisme. Le socia­lisme est, fonda­men­ta­le­ment, un credo urbain. […]

Le machi­nisme appelle le socia­lisme, mais le socia­lisme en tant que système mondial implique le machi­nisme, puisqu’il sous-entend certaines exigences incom­pa­tibles avec le mode de vie primi­tif. Il exige, par exemple, une inter­com­mu­ni­ca­tion constante et un échange perpé­tuel de marchan­dises entre les diffé­rents points du globe. Il exige un certain degré de centra­li­sa­tion. Il exige un niveau de vie sensi­ble­ment égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une certaine unifor­mité dans l’édu­ca­tion. Nous pouvons en conclure qu’une Terre où le socia­lisme serait devenu une réalité devrait être au moins aussi méca­ni­sée que les États-Unis d’aujourd’­hui, et vrai­sem­bla­ble­ment beau­coup plus. En tout cas, aucun socia­liste n’ose­rait s’ins­crire en faux contre cette affir­ma­tion. Le monde socia­liste est toujours présenté comme un monde tota­le­ment méca­nisé, stric­te­ment orga­nisé, aussi étroi­te­ment tribu­taire de la machine que les civi­li­sa­tions antiques pouvaient l’être des esclaves. […]

Les indi­vi­dus les mieux dispo­sés à l’égard du socia­lisme sont en même temps ceux qui se pâment d’en­thou­siasme devant le progrès méca­nique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socia­listes sont inca­pables d’ad­mettre qu’on puisse avoir une opinion contraire. En règle géné­rale, l’ar­gu­ment le plus fort qu’ils trouvent à vous oppo­ser consiste à dire que la méca­ni­sa­tion du monde actuel n’est rien compa­rée à ce que l’on verra quand le socia­lisme aura triom­phé. Là où il y a aujourd’­hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches aujourd’­hui effec­tuées manuel­le­ment seront alors exécu­tées par la machine. Tout ce que l’on fabrique aujourd’­hui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caou­tchouc, de verre ou d’acier. Il n’y aura plus de désordre, plus de gaspillage, plus de déserts, plus d’ani­maux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oublié la mala­die, la pauvreté, la souf­france, etc. Le monde socia­liste s’an­nonce avant tout comme un monde ordonné, un monde fonc­tion­nel. »

Ce qui n’est pas pour plaire à Orwell, qui estime que son époque, « l’époque de la méca­ni­sa­tion triom­phante, […] permet d’éprou­ver réel­le­ment la pente natu­relle de la machine, qui consiste à rendre impos­sible toute vie humaine authen­tique ».

Ainsi

« le malheur, c’est qu’aujourd’­hui les mots de “progrès” et de “socia­lisme” sont liés de manière indis­so­luble dans l’es­prit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que l’ad­ver­saire résolu du machi­nisme est aussi un adver­saire résolu du socia­lisme. Le socia­liste n’a à la bouche que les mots de méca­ni­sa­tion, ratio­na­li­sa­tion, moder­ni­sa­tion — ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. »

Orwell remarque égale­ment que :

« Le proces­sus de la méca­ni­sa­tion est lui-même devenu une machine, un mons­trueux véhi­cule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une desti­na­tion encore mal connue, mais selon toute proba­bi­lité vers un monde capi­tonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. »

En 1941, dans un texte inti­tulé The Para­dox of Anar­chism (Le para­doxe de l’anar­chisme), le poète Herbert Read écrit :

« L’anar­chisme implique une décen­tra­li­sa­tion univer­selle de l’au­to­rité et une simpli­fi­ca­tion univer­selle de la vie. Des enti­tés inhu­maines comme la ville moderne dispa­rai­tront. Mais l’anar­chisme n’im­plique pas néces­sai­re­ment un retour à l’ar­ti­sa­nat et aux toilettes en plein air. Il n’existe aucune contra­dic­tion entre l’anar­chisme et l’éner­gie élec­trique, l’anar­chisme et les trans­ports aériens, l’anar­chisme et la divi­sion du travail, l’anar­chisme et l’ef­fi­ca­cité indus­trielle. »

Ce à quoi Orwell répond, fin 1945, dans une recen­sion du texte de Read :

« La vague géné­ra­lité de cette dernière phrase laisse sans réponse la ques­tion cruciale : comment conci­lier liberté et orga­ni­sa­tion ? L’anar­chisme suppose, selon toute vrai­sem­blance, un faible niveau de vie. Il n’im­plique pas néces­sai­re­ment la famine et l’in­con­fort, mais il est incom­pa­tible avec l’exis­tence vouée à l’air condi­tionné, aux chromes et à l’ac­cu­mu­la­tion de gadgets que l’on consi­dère aujourd’­hui comme dési­rable et civi­li­sée. La suite d’opé­ra­tions qu’im­plique, par exemple, la fabri­ca­tion d’un avion est si complexe qu’elle suppose néces­sai­re­ment une société plani­fiée et centra­li­sée, avec tout l’ap­pa­reil répres­sif qui l’ac­com­pagne. À moins d’un soudain chan­ge­ment dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permet­trait de conci­lier la liberté et l’ef­fi­ca­cité. »

Orwell rejoint ainsi Aldous Huxley, qui dénonçait aussi féro­ce­ment le mythe du Progrès, notam­ment tech­no­lo­gique, et le poten­tiel haute­ment nuisible, destruc­teur, voire suici­daire, de la course au machi­nisme, à l’in­dus­tria­lisme. Dans son roman Contre­point (en date de 1926, titre anglais Point Coun­ter Point) par exemple, à travers le person­nage de Rampion, il affirme :

« Les bolche­viks et les fascistes, les radi­caux et les conser­va­teurs, les commu­nistes et les Anglais Libres, quel est donc l’enjeu de leur bataille ? Je m’en vais vous le dire. Ils se battent pour déci­der si nous irons dans l’abîme par le train express des commu­nistes ou par l’auto de course des capi­ta­listes, par l’om­ni­bus indi­vi­dua­liste ou par le tram­way collec­ti­viste roulant sur les rails de l’éta­tisme. La desti­na­tion est la même dans tous les cas. Tous, tant qu’ils sont, s’en vont droit à l’abîme, ils se préci­pitent tous dans la même impasse psycho­lo­gique et dans le cham­bar­de­ment social qui résulte du cham­bar­de­ment psycho­lo­gique. Le seul point sur lequel ils diffèrent est celui-ci : Comment y arri­ve­rons-nous ? Il est tout bonne­ment impos­sible à un homme de bon sens de s’in­té­res­ser à de semblables disputes. Pour l’homme de bon sens, la chose impor­tante, c’est l’abîme, ce n’est pas le moyen de trans­port qui doit être employé pour y arri­ver. La ques­tion qui se pose pour l’homme de bon sens, c’est de savoir si, oui ou non, nous voulons aller à l’abîme. Et sa réponse c’est : non, nous ne le voulons pas. Et dès lors que voilà sa réponse, il ne veut rien avoir à faire avec des poli­ti­ciens. »

Pourquoi ? Parce que commu­nistes, capi­ta­listes, poli­ti­ciens, etc.

« croient tous en l’in­dus­tria­lisme, sous une forme ou une autre, en l’Amé­ri­ca­ni­sa­tion. […] La machi­ne­rie pour nous emme­ner tous en enfer ; les riches et les gouver­nants pour la conduire. […] Au nom de la Science, du Progrès et du bonheur humain ! Amen, et allons-y plein gaz. »

Plus loin, il ajoute :

« Et tout ce que les réfor­ma­teurs trouvent à discu­ter, c’est la forme, la couleur et les arran­ge­ments de pilo­tage du véhi­cule. Ces imbé­ciles ne voient donc pas que c’est la direc­tion qui compte, que nous faisons entiè­re­ment fausse route et que nous devrions faire marche arrière — à pied, de préfé­rence, sans l’hor­rible machine ? »

Dans Temps futurs (1948), Huxley attaque éner­gique­ment l’idée de Progrès (tech­no­lo­gique, cultu­rel, etc.), dans un fameux dialogue :

« “Dès le début de la révo­lu­tion indus­trielle, il avait prévu que les hommes seraient grati­fiés d’une présomp­tion telle­ment outre­cui­dante pour les miracles de leur propre tech­no­lo­gie qu’ils ne tarde­raient pas à perdre le sens des réali­tés. Et c’est préci­sé­ment ce qui est arrivé. Ces misé­rables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féli­ci­ter d’être les Vainqueurs de la Nature. Vainqueurs de la Nature, vrai­ment ! En fait, bien entendu, ils avaient simple­ment renversé l’équi­libre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les consé­quences. Songez donc à quoi ils se sont occu­pés au cours du siècle et demi qui a précédé la Chose. À polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire dispa­raître, à détruire les forêts, à déla­ver la couche super­fi­cielle du sol et à la déver­ser dans la mer, à consu­mer un océan de pétrole, à gaspiller les miné­raux qu’il avait fallu la tota­lité des époques géolo­giques pour dépo­ser. Une orgie d’im­bé­cil­lité crimi­nelle. Et ils ont appelé cela le Progrès. Le Progrès ! Je vous le dis, c’était une inven­tion trop fantas­tique pour qu’elle ait été le produit d’un simple esprit humain – trop démo­niaque­ment ironique ! Il a fallu pour cela une Aide exté­rieure. Il a fallu la Grâce de Bélial, qui, bien entendu, est toujours offerte – du moins, à quiconque est prêt à coopé­rer avec elle. Et qui ne l’est pas ?

— Qui ne l’est pas ?” répète le Pr Poole avec un petit glous­se­ment de rire, car il se dit qu’il lui faut, d’une façon ou d’une autre, rache­ter son erreur au sujet de l’Église à l’Âge des Ténèbres.

“Le Progrès et le Natio­na­lisme – ce sont les deux grandes idées qu’il leur a mises en tête. Le Progrès – le postu­lat selon lequel vous pouvez obte­nir quelque chose pour rien, selon lequel vous pouvez gagner dans un domaine sans payer ce gain dans un autre, selon lequel vous seul compre­nez la signi­fi­ca­tion de l’his­toire, vous savez ce qui va arri­ver d’ici cinquante ans ; que quoi qu’en­seigne l’ex­pé­rience, vous pouvez prévoir toutes les consé­quences futures de vos actes actuels ; que l’Uto­pie est là devant nous, toute proche et, puisque les fins idéales justi­fient les moyens les plus abomi­nables, qu’il est de votre privi­lège et de votre devoir de voter, d’es­croquer, de tortu­rer, de réduire en escla­vage et d’as­sas­si­ner tous ceux qui à votre avis (lequel est par défi­ni­tion infaillible), font obstacle à la marche en avant vers le para­dis terrestre. Souve­nez-vous de cet apho­risme de Karl Marx : ‘La Force est l’ac­cou­cheuse du Progrès’. Il aurait pu ajou­ter – mais, bien entendu, Bélial n’a pas voulu qu’on vende la mèche si tôt au début des opéra­tions – que le Progrès est l’ac­cou­cheur de la Force. Double­ment l’ac­cou­cheur, car le fait du progrès tech­no­lo­gique four­nit aux gens les instru­ments d’une destruc­tion sans cesse plus aveugle, cepen­dant que le mythe du progrès poli­tique et moral sert d’ex­cuse à l’em­ploi de ces moyens jusqu’à l’ex­trême limite. Je vous le dis, cher monsieur, l’his­to­rien incré­dule est fou. Plus on étudie l’his­toire moderne, plus on acquiert de preuves de la Main direc­trice de Bélial.”

L’Ar­chi-Vicaire fait le signe des cornes, se restaure d’une nouvelle gorgée de vin, puis conti­nue : “Et ensuite il y a eu le Natio­na­lisme, l’idée que l’État dont on se trouve être le sujet est le seul dieu véri­table, et que tous les autres États sont de faux dieux ; que tous ces dieux, les vrais comme les faux, ont la menta­lité de jeunes délinquants ; et que tout conflit au sujet du pres­tige, du pouvoir ou de l’argent est une croi­sade en faveur du Bien, du Vrai et du Beau. Le fait qu’à un moment donné de l’his­toire des idées pareilles en soient venues à être univer­sel­le­ment accep­tées est la meilleure preuve qu’il a enfin gagné la bataille.

— Je ne comprends pas très bien.

— Mais c’est évident, voyons. Vous avez là deux idées fonda­men­tales. Chacune d’elles est intrin­sèque­ment absurde et chacune d’elles mène à des lignes de conduite dont on peut démon­trer qu’elles sont funestes. Et pour­tant toute l’hu­ma­nité civi­li­sée décide, presque soudai­ne­ment, d’ac­cep­ter ces idées comme direc­tives de conduite. Pourquoi ? Et à l’ins­ti­ga­tion de Qui, sur la propo­si­tion de Qui, sous l’ins­pi­ra­tion de Qui ? Il ne peut y avoir qu’une seule réponse.

— Vous voulez dire que vous croyez que c’était… que c’était le Diable ?” »

Dans Retour au Meilleur des mondes (1958), il fustige la « tech­nique moderne » :

« Nous voyons donc que la tech­nique moderne a conduit à la concen­tra­tion du pouvoir écono­mique et poli­tique ainsi qu’au déve­lop­pe­ment d’une société contrô­lée (avec féro­cité dans les pays tota­li­taires, cour­toi­sie et discré­tion dans les “démo­cra­ties”) par l’État et l’En­tre­prise. Mais les socié­tés sont compo­sées d’in­di­vi­dus et ne valent que dans la mesure où elles les aident à s’épa­nouir, à mener une vie heureuse et créa­trice. Quelles ont été les réper­cus­sions des perfec­tion­ne­ments tech­niques sur les hommes au cours de ces récentes années ? Voici la réponse du Dr Erich Fromm, philo­sophe-psychiatre :

“Notre société occi­den­tale contem­po­raine, malgré ses progrès maté­riels, intel­lec­tuels et sociaux, est de plus en plus inca­pable d’as­su­rer la santé mentale et tend à saper, dans chaque indi­vidu, la sécu­rité inté­rieure, le bonheur, la raison, la faculté d’ai­mer ; elle tend à faire de lui un auto­mate qui paie son échec sur le plan humain par des mala­dies mentales toujours plus fréquentes et un déses­poir qui se dissi­mule sous une fréné­sie de travail et de prétendu plai­sir.”

Nos “mala­dies mentales toujours plus fréquentes” peuvent trou­ver leur expres­sion dans les symp­tômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais “gardons-nous”, écrit le Dr Fromm, “de défi­nir l’hy­giène mentale comme la préven­tion des symp­tômes. Ces derniers ne sont pas nos enne­mis, mais nos amis ; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l’har­mo­ni­sa­tion et le bonheur résistent encore”. Les victimes vrai­ment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beau­coup d’entre eux, c’est “parce qu’ils sont si bien adap­tés à notre mode d’exis­tence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symp­tômes comme le font les névro­sés”. Ils sont normaux non pas au sens que l’on pour­rait appe­ler absolu du terme, mais seule­ment par rapport à une société profon­dé­ment anor­male, et c’est la perfec­tion de leur adap­ta­tion à celle-ci qui donne la mesure de leur déséqui­libre mental. Ces millions d’anor­ma­le­ment normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’ac­com­mo­de­raient pas s’ils étaient encore plei­ne­ment humains, et s’ac­crochent encore à “l’illu­sion de l’in­di­vi­dua­lité”. En réalité, ils ont été dans une large mesure déper­son­na­li­sés. Leur confor­mité évolue vers l’uni­for­mité. Mais “l’uni­for­mité est incom­pa­tible avec la liberté, de même qu’a­vec la santé menta­le… L’homme n’est pas fait pour être un auto­mate et s’il en devient un, le fonde­ment de son équi­libre mental est détruit”. […]

Au cours du dernier siècle, les progrès succes­sifs de la tech­nique ont été accom­pa­gnés de perfec­tion­ne­ments corres­pon­dants dans l’or­ga­ni­sa­tion. II fallait que les machines complexes trou­vassent leur contre­par­tie dans des dispo­si­tions sociales complexes, desti­nées à fonc­tion­ner avec autant de moel­leux et d’ef­fi­ca­cité que les nouveaux instru­ments de produc­tion. Pour s’in­té­grer dans ces orga­ni­sa­tions, les personnes ont dû se déper­son­na­li­ser, renier leur diver­sité native, se confor­mer à des normes stan­dar­di­sées, faire de leur mieux, en bref, pour deve­nir des auto­mates.

[…] L’in­dus­trie, à mesure qu’elle se déve­loppe, attire un nombre d’hommes toujours plus consi­dé­rable dans les grandes villes ; mais la vie n’y est guère favo­rable à la santé mentale […] ; elle ne déve­loppe pas non plus cette indé­pen­dance consciente de ses respon­sa­bi­li­tés à l’in­té­rieur de petits groupes auto­nomes, qui est la première condi­tion à l’éta­blis­se­ment d’une démo­cra­tie authen­tique. La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que person­na­li­tés totales, mais en tant que person­ni­fi­ca­tions de struc­tures écono­miques ou, quand ils ne sont pas au travail, d’ir­res­pon­sables à la recherche de distrac­tions. Soumis à ce genre de vie, l’in­di­vidu tend à se sentir seul et insi­gni­fiant ; son exis­tence cesse d’avoir le moindre sens, la moindre impor­tance.

Au point de vue biolo­gique, l’homme est un animal modé­ré­ment grégaire, non pas tout à fait social ; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l’élé­phant, qu’à l’abeille ou à la fourmi. Dans leur forme origi­nelle, ses Socié­tés n’ont rien de commun avec la ruche ou la four­mi­lière : ce sont de simples bandes. La civi­li­sa­tion est, entre autres choses, le proces­sus par lequel les bandes primi­tives sont trans­for­mées en un équi­valent, gros­sier et méca­nique, des commu­nau­tés orga­niques d’in­sectes sociaux. À l’heure présente, les pres­sions du surpeu­ple­ment et de l’évo­lu­tion tech­nique accé­lèrent ce mouve­ment. La termi­tière en est arri­vée à repré­sen­ter un idéal réali­sable et même, aux yeux de certains, souhai­table. Inutile de dire qu’il ne devien­dra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l’in­secte social du mammi­fère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeu­re­rait, même si l’élé­phant s’ef­forçait d’imi­ter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une orga­ni­sa­tion et non pas un orga­nisme social. En s’achar­nant à réali­ser ce dernier, ils parvien­dront tout juste à un despo­tisme tota­li­taire.

Le Meilleur des mondes présente le tableau imagi­naire et quelque peu licen­cieux d’une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressem­blance des termites ont été pous­sés presque à la limite du possible. Que nous soyons mus dans cette direc­tion est évident, mais, il est non moins certain que nous pouvons, si nous le voulons, refu­ser de coopé­rer avec les forces aveugles qui nous meuvent. »

En paral­lèle de ces féroces dénon­cia­tions du machi­nisme, du Progrès tech­nique, de l’in­dus­tria­lisme, Huxley formule cepen­dant des espé­rances bien plus conven­tion­nelles. L’élec­tri­cité et la machine pour­raient, dans certaines condi­tions, si elles s’éta­blis­saient de manière décen­tra­li­sée, servir l’éman­ci­pa­tion et le bien-être des êtres humains. On retrouve ainsi chez lui — certes, sous une forme bien plus ténue — cette foi, cet émer­veille­ment, cet espoir placé en la machine et le progrès tech­nique. Cette incom­pré­hen­sion du fait que les machines, les tech­no­lo­gies complexes, les hautes tech­no­lo­gies, impliquent, portent en elle la centra­li­sa­tion du pouvoir, la domi­na­tion et l’op­pres­sion des êtres humains.

Du côté des figures plus célèbres de l’anar­chisme ou du socia­lisme de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, de Kropot­kine — « […] des millions d’es­claves en fer que nous appe­lons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décom­posent et recom­posent la matière première, et font les merveilles de notre époque[1] » — à Lénine — « Le commu­nisme, c’est les Soviets plus l’élec­tri­cité » —, si on ne s’ac­corde pas sur tout, notam­ment sur la ques­tion de l’État, en revanche, comme le souligne Orwell, on glori­fie la machine, on chante les louanges du progrès tech­nique.

Ainsi que l’écrit Lily Litvak dans son livre Musa liber­ta­ria (« Muse liber­taire ») :

« Les anar­chistes héri­tèrent du posi­ti­visme la poésie atta­chée à l’ave­nir de la science, ainsi que la célé­bra­tion des héroïsmes qu’il susci­tait, l’or­gueil propre à l’homme maître des éléments et construc­teur de machines énormes et déli­cates qui l’aident dans son entre­prise de conquête du monde. »

Certains, à l’ins­tar d’Éli­sée Reclus, sont peut-être plus scep­tiques :

« Les progrès même, en ce qu’ils ont de plus gran­diose et de plus saisis­sant, les grandes décou­vertes, par exemple l’ap­pli­ca­tion de forces nouvelles, l’em­ploi des machines et des procé­dés ingé­nieux qui se substi­tuent au travail humain, sont fréquem­ment pour les ouvriers des causes d’in­for­tune et de misère. Sans doute, ces décou­vertes doivent avoir pour consé­quence ultime de soula­ger l’homme dans ses labeurs pénibles ; en atten­dant, elles élar­gissent le domaine de l’in­dus­trie et font naître tout un monde d’in­ven­tions qui permettent de spécia­li­ser et de diffé­ren­cier le travail en mille branches impré­vues[2]. »

Mais dans l’en­semble, le progrès tech­nique, les machines, l’in­dus­tria­li­sa­tion et même l’ur­ba­ni­sa­tion, l’ex­pan­sion de la civi­li­sa­tion indus­trielle, sont perçus, malgré leurs consé­quences immé­diates parfois voire souvent regret­tables, qu’on ne se prive pas de souli­gner, comme de très bons déve­lop­pe­ments qui, à l’ave­nir, ne manque­ront pas de servir l’éman­ci­pa­tion, la liberté, le bien-être des êtres humains.

Dans l’en­semble, rien n’a changé

Aujourd’­hui, la critique anti-indus­trielle, anti-machi­nisme, la critique du soi-disant « progrès tech­nique », s’étant perpé­tuée au fil du temps, au travers de quelques indi­vi­dus ou de petits groupes de néolud­dites, anti-indus­triels et autres « tech­no­cri­tiques », de Lewis Mumford à Bernard Char­bon­neau et Gunther Anders, de Jacques Ellul aux membres de l’En­cy­clo­pé­die des Nuisances, en passant par le mouve­ment écolo­giste des années 1960, 1970 et même 1980 (avec, par exemple, Pierre Four­nier et son jour­nal La Gueule Ouverte, Alexandre Grothen­dieck et ses cama­rades de Survivre et vivre, etc.) conti­nue, certes bien discrè­te­ment, au regard des courants poli­tiques grand public, de se réin­ven­ter — notam­ment au travers des Greno­blois de Pièces et Main d’Œuvre, de maisons d’édi­tion comme L’Échap­pée, les éditions de La Roue, La Lenteur, de la Revue Z, et de divers collec­tifs et auteurs.

Cela dit, au sein du mouve­ment écolo­giste de la seconde moitié du XXe siècle, la remise en ques­tion de l’in­dus­tria­lisme, du machi­nisme, du « Progrès », ne faisait pas l’una­ni­mité. Des penseurs radi­caux comme Murray Book­chin — qui soutient jusqu’à l’uti­li­sa­tion de la tech­no­lo­gie nucléaire afin de produire de l’éner­gie, dans une optique suppo­sé­ment liber­taire et écolo­gique, avant de se ravi­ser — entre­tiennent une profonde ambi­guïté vis-à-vis du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, de l’idée de Progrès (y compris, mais pas seule­ment, tech­nique). À cet égard, l’exemple d’An­dré Gorz est assez emblé­ma­tique :

« Pour Gorz, en effet, la publi­ca­tion de L’adieu au prolé­ta­riat en 1980 marque un tour­nant. Le dépas­se­ment du capi­ta­lisme ne peut venir d’une classe prolé­taire repre­nant le contrôle des moyens de produc­tion. Car ce sont ces moyens de produc­tion, en tant que tech­nique indus­trielle, qui sont en eux-mêmes des moyens de domi­na­tion et d’alié­na­tion d’une classe ouvrière pétrie de l’idéo­lo­gie de la valeur. »

Jusque-là, Gorz voit juste. Seule­ment :

« Pour autant, Gorz se défend d’un retour en arrière et d’un repli commu­nau­taire. Cette auto­suf­fi­sance est non seule­ment compa­tible avec, mais doit s’ac­com­pa­gner du déve­lop­pe­ment d’une tech­no­lo­gie infor­ma­tique éman­ci­pa­trice capable d’op­ti­mi­ser la produc­tion et de réduire le temps de travail en plus de permettre une mise en réseau mondiale des écono­mies locales[3]. »

Chas­sez le natu­rel (de gauche), il revient au galop.


Un livre pour appro­fon­dir le sujet.

Quoi qu’il en soit, désor­mais, l’es­sen­tiel des soi-disant anar­chistes et des socia­listes ou commu­nistes, d’Oli­vier Faure à Mélen­chon en passant par Fabien Rous­sel et Philippe Poutou, malgré des diver­gences sur la ques­tion de l’État, et d’autres points spéci­fiques, partagent une même fervente idolâ­trie pour le Progrès tech­nique, l’in­dus­tria­lisme, le machi­nisme, pour les hautes tech­no­lo­gies conjoin­te­ment déve­lop­pées par l’État et le capi­ta­lisme.

La société idéale promue par le programme du mouve­ment La France insou­mise et de son candi­dat, Jean-Luc Mélen­chon, inti­tulé L’ave­nir en commun, par exemple, ressemble comme deux gouttes d’eau à la nôtre actuelle. Il s’agit toujours d’une société techno-indus­trielle — dans laquelle la consom­ma­tion éner­gé­tique serait certes réduite, et basée sur un mix 100 % « renou­ve­lables ». L’Ave­nir en commun vante les « avan­cées tech­no­lo­giques majeures dans le domaine des maté­riaux, dans l’ima­ge­rie médi­cale », « le déve­lop­pe­ment des ordi­na­teurs modernes, de nouveaux services tels que la télé­pho­nie mobile, les prévi­sions météo­ro­lo­giques, le guidage par GPS, etc. », le déve­lop­pe­ment d’ou­tils « garan­tis­sant la souve­rai­neté de la France face aux menaces venant de l’es­pace », « la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale pour les vols habi­tés inter­pla­né­taires », la pour­suite de « notre décou­verte de l’uni­vers via les obser­va­toires terrestres et spatiaux », l’objec­tif consis­tant à « péren­ni­ser la présence humaine dans l’es­pace », le déve­lop­pe­ment de « la filière spatiale et ses emplois pour rele­ver les défis scien­ti­fiques et tech­niques de demain », des « villes intel­li­gentes », et ainsi de suite.

À l’ins­tar d’un Noam Chom­sky, la plupart, à gauche, estiment que « la tech­no­lo­gie est neutre ». D’ailleurs, Chom­sky encense la robo­tique et soutient qu’une « société liber­taire voudrait utili­ser les tech­no­lo­gies les plus avan­cées qui soient et voudrait même conti­nuel­le­ment faire progres­ser la tech­no­lo­gie. Une tech­no­lo­gie contem­po­raine comme, par exemple, la tech­no­lo­gie infor­ma­tique, elle peut être utili­sée pour l’op­pres­sion, et elle peut être utili­sée pour la libé­ra­tion ». Il affirme même que « la seule chose qui puisse éven­tuel­le­ment résoudre nos problèmes envi­ron­ne­men­taux, ce sont les hautes tech­no­lo­gies[4] [les tech­no­lo­gies de pointe] ».

Personne, au sein des tendances domi­nantes de la gauche, n’en­vi­sage la désin­dus­tria­li­sa­tion, la sortie de la société indus­trielle tech­no­lo­gique, son déman­tè­le­ment au profit de petites socié­tés à tailles humaines, aussi auto­suf­fi­santes et auto­nomes que possible, fondées sur des tech­no­lo­gies douces, sur des basses tech­no­lo­gies, comme hori­zon poli­tique souhai­table. Un tel avenir est impen­sable, parfai­te­ment indé­si­rable. La chimère en laquelle on conti­nue d’es­pé­rer, de croire, consiste toujours à commu­na­li­ser, collec­ti­vi­ser, natio­na­li­ser, démo­cra­ti­ser ou étati­ser les machines, les hautes tech­no­lo­gies et les indus­tries déve­lop­pées par le capi­ta­lisme. Le mouve­ment écolo­giste lui-même, devenu mouve­ment pour le climat, ou mouve­ment climat, ne vise plus qu’à perpé­tuer la civi­li­sa­tion techno-indus­trielle capi­ta­liste en la verdis­sant, au moyen de hautes tech­no­lo­gies suppo­sé­ment (faus­se­ment) vertes, compre­nant celles visant à produire de l’éner­gie suppo­sé­ment (faus­se­ment) propre ou renou­ve­lable.

Tech­niques auto­ri­taires et tech­niques démo­cra­tiques

Aujourd’­hui, l’état des choses et le recul dont nous dispo­sons devraient pour­tant nous amener à perce­voir à quel point ceux qui expo­saient les dangers inhé­rents au machi­nisme, à l’in­dus­tria­lisme, au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique voyaient juste. Dans sa préface du livre inti­tulé La Baleine et le réac­teur (que nous réédi­te­rons bien­tôt aux éditions Libre) du poli­to­logue états-unien Lang­don Winner, le philo­sophe Michel Puech expose le cœur du problème : « La tech­no­lo­gie impose, ou plus exac­te­ment effec­tue une restruc­tu­ra­tion de son envi­ron­ne­ment, y compris humain, non pas en vertu d’un pouvoir occulte, mais en vertu de sa propre logique de fonc­tion­ne­ment, des condi­tions de fonc­tion­ne­ment des dispo­si­tifs tech­niques eux-mêmes ». Quand on choi­sit une tech­no­lo­gie, on choi­sit une poli­tique.

Car comme le rappelle Winner, « adop­ter un système tech­nique donné impose qu’on crée et qu’on entre­tienne un ensemble parti­cu­lier de condi­tions sociales en tant qu’en­vi­ron­ne­ment de fonc­tion­ne­ment de ce système », parce que « certains types de tech­no­lo­gie exigent une struc­ture parti­cu­lière de leur envi­ron­ne­ment social à peu près comme une voiture exige des roues pour pouvoir rouler. L’objet en ques­tion ne peut pas exis­ter comme entité réel­le­ment fonc­tion­nelle tant que certaines condi­tions, sociales autant que maté­rielles, ne sont pas remplies. Cette “exigence” désigne une néces­sité pratique (plutôt que logique). » Ainsi :

« En exami­nant les struc­tures sociales qui carac­té­risent l’en­vi­ron­ne­ment des systèmes tech­niques, on découvre que certains appa­reils et certains systèmes sont inva­ria­ble­ment liés à des orga­ni­sa­tions spéci­fiques du pouvoir et de l’au­to­rité. »

Or la complexité des tech­no­lo­gies indus­trielles, des tech­no­lo­gies et tech­niques nées avec — et consti­tuant le cœur de — la « révo­lu­tion indus­trielle », appellent une « orga­ni­sa­tion du pouvoir et de l’au­to­rité » tout aussi complexe. Selon toute vrai­sem­blance, il existe un lien entre le degré de complexité tech­no­lo­gique d’une société et le degré de démo­cra­tie qu’elle peut incor­po­rer. Plus la complexité tech­no­lo­gique d’une société augmente, plus son poten­tiel démo­cra­tique dimi­nue. Le degré de complexité tech­no­lo­gique de la société dans laquelle nous vivons, la société techno-indus­trielle, est tel qu’il a depuis long­temps réduit à néant ce que les socié­tés qui la précé­daient rece­laient encore de démo­cra­tique.

Le socio­logue états-unien Lewis Mumford distin­guait deux grandes caté­go­ries de tech­no­lo­gies[5] (tech­niques, dans son voca­bu­laire). Les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, et les tech­no­lo­gies auto­ri­taires. Les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques sont celles qui reposent sur une « méthode de produc­tion à petite échelle », qui favo­risent « l’au­to­gou­ver­ne­ment collec­tif, la libre commu­ni­ca­tion entre égaux, la faci­lité d’ac­cès aux savoirs communs, la protec­tion contre les contrôles exté­rieurs arbi­traires » et « l’au­to­no­mie person­nelle », qui confèrent « l’au­to­rité au tout plutôt qu’à la partie ». La tech­no­lo­gie démo­cra­tique « exige rela­ti­ve­ment peu » et « est très faci­le­ment adap­table et récu­pé­rable ».

Les tech­no­lo­gies auto­ri­taires, en revanche, ne confèrent « l’au­to­rité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérar­chie sociale », reposent sur le « contrôle poli­tique centra­lisé qui a donné nais­sance au mode de vie que nous pouvons à présent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge », « sur une contrainte physique impi­toyable, sur le travail forcé et l’es­cla­vage », sur « la créa­tion de machines humaines complexes compo­sées de pièces inter­dé­pen­dantes, remplaçables, stan­dar­di­sées et spécia­li­sées – l’ar­mée des travailleurs, les troupes, la bureau­cra­tie ».

La réali­sa­tion d’un panier en osier, pour prendre un exemple quel­conque, relève donc de la première caté­go­rie. Elle ne néces­site pas de « contrôle poli­tique centra­lisé », ni de confé­rer l’au­to­rité à des indi­vi­dus se trou­vant au sommet d’une hiérar­chie sociale, etc. La fabri­ca­tion d’une cuillère en plas­tique, en revanche, de même que la construc­tion d’une centrale nucléaire, d’un panneau solaire photo­vol­taïque ou d’un télé­vi­seur (ou d’un avion, comme le souligne Orwell en réponse à Herbert Read), relèvent de la seconde caté­go­rie [pour une discus­sion un peu plus appro­fon­die de cette ques­tion, je vous renvoie à ce texte : « De la cuillère en plas­tique à la centrale nucléaire : le despo­tisme techno-indus­triel »]. Elles reposent sur le contrôle poli­tique centra­lisé qui carac­té­rise la présente société techno-indus­trielle, sur l’es­cla­vage sala­rial imposé par l’État-capi­ta­lisme, confèrent l’au­to­rité à ceux qui le gouvernent, impliquent un appa­reil bureau­cra­tique, etc.

(D’autres penseurs et philo­sophes ont formulé des remarques simi­laires sur la tech­no­lo­gie ou la tech­nique, Teddy Gold­smith, s’ap­puyant sur Wolf­gang Sax, oppose les tech­niques enchâs­sées aux tech­niques bran­chées. Théo­dore Kaczynski parle de tech­no­lo­gie cloi­son­née et de tech­no­lo­gie systé­mique. En termes plus simples, on peut parler de tech­niques douces et de tech­niques dures. Pour en savoir plus, nous vous invi­tons à consul­ter cet article).

Réali­ser cela nous amène à réali­ser en quoi le machi­nisme et l’in­dus­tria­lisme, le déve­lop­pe­ment de hautes tech­no­lo­gies, de tech­no­lo­gies complexes, sont fonciè­re­ment incom­pa­tibles avec la démo­cra­tie, et pourquoi l’idée selon laquelle la démo­cra­tie ne pouvait exis­ter « qu’au sein de petites collec­ti­vi­tés consti­tuait une évidence pour ces grands penseurs du poli­tique que furent Platon et Aris­tote ou, plus proches de nous dans le temps, Rous­seau et Montesquieu », comme le rappelle Yves-Marie Abra­ham dans son livre Guérir du mal de l’in­fini. Lewis Mumford, encore plus proche de nous dans le temps, souli­gnait que :

« la démo­cra­tie est une inven­tion de petite société. Elle ne peut exis­ter qu’au sein de petites commu­nau­tés. Elle ne peut pas fonc­tion­ner dans une commu­nauté de 100 millions d’in­di­vi­dus. 100 millions d’in­di­vi­dus ne peuvent être gouver­nés selon des prin­cipes démo­cra­tiques. J’ai connu une ensei­gnante qui avait proposé à ses élèves, au lycée, de conce­voir un système basé sur une commu­ni­ca­tion élec­trique, avec une orga­ni­sa­tion centrale, permet­tant de trans­mettre une propo­si­tion à l’en­semble des votants du pays, à laquelle ils pour­raient répondre “oui” ou “non” en appuyant sur le bouton corres­pon­dant. À l’ins­tar de ses étudiants, elle croyait qu’il s’agis­sait de démo­cra­tie. Pas du tout. Il s’agis­sait de la pire forme de tyran­nie tota­li­taire, du genre de celle qu’im­pose le système dans lequel nous vivons. La démo­cra­tie requiert des rela­tions de face-à-face, et donc des commu­nau­tés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’ins­crire dans des commu­nau­tés plus éten­dues, qui doivent alors être gouver­nées selon d’autres prin­cipes. »

L’abîme se rapproche

Nous devrions le perce­voir car notre époque, plus encore que celle d’Or­well — mais moins que les temps futurs, si tout conti­nue de conti­nuer, c’est-à-dire d’em­pi­rer — est celle de « la méca­ni­sa­tion triom­phante ». Tout nous « permet d’éprou­ver réel­le­ment la pente natu­relle de la machine, qui consiste à rendre impos­sible toute vie humaine authen­tique ». Les écrans sont partout, les machines ont envahi nos vies jusqu’au plus profond de nos inti­mi­tés — le smart­phone, perni­cieux Black Mirror (Miroir noir), en consti­tuant peut-être la pire illus­tra­tion. Le désastre social est total, et la situa­tion n’a de cesse de se dégra­der : dépos­ses­sion, exploi­ta­tion et oppres­sion sont en conso­li­da­tion perpé­tuelle, les inéga­li­tés socio-écono­miques, déjà colos­sales, vont crois­sant, le mal-être est épidé­mique dans la tech­no­sphère — royaume de l’hors-sol, fief de l’ar­ti­fi­ciel — dépres­sions, stress, anxié­tés et troubles psychiques en tous genres[6] ravagent toujours plus profon­dé­ment la société techno-indus­trielle, de même que le cortège des autres mala­dies dites « de civi­li­sa­tion[7] » (cancers, obésité, mala­dies cardio­vas­cu­laires, etc.). Les violences contre les femmes et contre les enfants[8] y revêtent, elles aussi, un carac­tère épidé­mique. Le tota­li­ta­risme capi­ta­liste, imposé par l’État, est irré­sis­ti­ble­ment exacerbé par le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique perpé­tuel. Le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies du numé­rique, et des NTIC, couplé à la quatrième révo­lu­tion indus­trielle, promet le pire, ainsi que nous le laisse entre­voir un docu­men­taire récem­ment diffusé sur Arte, inti­tulé Tous surveillés.

Le désastre écolo­gique, lui aussi, est total : tout est pollué, le monde (les eaux, l’air, les sols) a été et est encore baigné dans d’in­nom­brables substances de synthèse (pertur­ba­teurs endo­cri­niens, rési­dus de médi­ca­ments en tous genres, pesti­cides, herbi­cides, fongi­cides, COV — Compo­sés Orga­niques Vola­tils — d’ori­gine indus­trielle, etc.[9]) dont non seule­ment nous ne connais­sons pas les effets, mais dont nous ne savons rien de la syner­gie de leurs effets combi­nés. Le plas­tique est partout, dans l’air, dans le sol, dans la mer, dans les océans — « C’est malheu­reux, mais le plas­tique est devenu un nouveau type de parti­cules de sédi­ments, désor­mais distri­bué à travers le fond marin avec du sable, de la boue et des nutri­ments », déplore un cher­cheur[10]. Des déchets nucléaires radio­ac­tifs et des centaines de milliers de tonnes d’armes chimiques haute­ment toxiques dont on souhai­tait se débar­ras­ser, ou ayant été coulés dans des navires de guerre, jonchent les fonds marins[11], parsèment le plan­cher océa­nique. La défo­res­ta­tion conti­nue impla­ca­ble­ment, et la plupart des initia­tives de refo­res­ta­tion sont en réalité des plan­ta­tions indus­trielles d’arbres, n’ayant rien à voir avec des forêts, n’en étant que de pauvres ersatz nuisibles pour les sols et peu amènes pour la biodi­ver­sité. Une sixième extinc­tion de masse est en cours, qu’il serait plus juste de quali­fier de première exter­mi­na­tion de masse : les habi­tats d’in­nom­brables espèces animales, végé­tales, etc., sont détruits, les uns après les autres, pour l’ex­pan­sion de la civi­li­sa­tion indus­trielle et de son chep­tel humain — et/ou pollués, pour ces quelques habi­tats qui n’ont pas encore été détruits. En même temps qu’ils sont remplis de plas­tiques et de déchets en tous genres, les océans et les mers sont évis­cé­rés de la vie qu’ils héber­geaient, pois­sons, coraux, etc. Au cours des soixante dernières années, 90 % des grands pois­sons[12], 70 % des oiseaux marins[13] et, plus géné­ra­le­ment, 52 % des animaux sauvages[14], ont été tués ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’ani­maux marins, dans l’en­semble, a été divisé par deux[15]. Sachant que ces déclins en popu­la­tions animales et végé­tales ne datent pas d’hier et qu’une dimi­nu­tion par rapport à il y a 60 ou 70 ans masque en réalité des pertes bien pires encore (phéno­mène que l’on quali­fie parfois d’amné­sie écolo­gique[16]). D’après le rapport Planète vivante 2018 du WWF, « entre 1970 et 2014, l’ef­fec­tif des popu­la­tions de verté­brés sauvages a décliné de 60 % ». On estime que d’ici 2048 les océans n’abri­te­ront plus aucun pois­son[17]. D’autres projec­tions estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plas­tiques que de pois­sons dans les océans[15]. On estime égale­ment que d’ici à 2050, la quasi-tota­lité des oiseaux marins auront ingéré du plas­tique[18]. Enfin, ainsi qu’un article de Forbes nous le rapporte, « des scien­ti­fiques estiment qu’au cours des vingt prochaines années, 70 à 90 % de tous les récifs coral­liens seront détruits en raison du réchauf­fe­ment des océans, de leur acidi­fi­ca­tion et de leur pollu­tion ». Les terres fertiles de la planète sont systé­ma­tique­ment détruites, ainsi que le rapporte un article[19] du quoti­dien Les Échos, inti­tulé « La ferti­lité des sols part en pous­sière » : « Au cours des cent dernières années, un milliard d’hec­tares de terres fertiles, l’équi­valent de la surface des États-Unis, se sont litté­ra­le­ment vola­ti­li­sés [comprendre : ont été détruits]. Et l’or­ga­ni­sa­tion des Nations unies pour l’ali­men­ta­tion et l’agri­cul­ture (FAO) s’inquiète de l’ave­nir des surfaces restantes. Dans un rapport de 650 pages, publié en décembre à l’oc­ca­sion de la clôture de l’An­née inter­na­tio­nale des sols, elle constate qu’un tiers des terres arables de la planète sont plus ou moins mena­cées de dispa­raître [comprendre : d’être détruites]. » Même l’es­pace est souillé par ces tonnes de « déchets spatiaux » qu’y expé­die le formi­dable Progrès tech­nique de la civi­li­sa­tion indus­trielle.

Pour un inven­taire un peu plus consé­quent des désastres sociaux et écolo­giques en cours, je vous renvoie vers mon article inti­tulé « Voyons-nous “les choses en noir” ou sont-ils inca­pables de regar­der l’hor­reur en face ? ». L’abîme vers lequel Huxley voyait que nous foncions, de plus en plus de gens commencent à l’aper­ce­voir.

Et au carre­four des désastres sociaux et écolo­giques, qui accom­pagnent la civi­li­sa­tion depuis qu’elle a commencé, il y a plusieurs millé­naires, à agglu­ti­ner les êtres humains dans des villes liées entre elles par des routes commer­ciales, à impo­ser la séden­ta­ri­sa­tion, à concen­trer pareille­ment les animaux domes­tiques ou d’éle­vage et à rava­ger le monde natu­rel, établis­sant de la sorte toutes les condi­tions néces­saires à leur propa­ga­tion : les épidé­mies et pandé­mies, y compris d’ori­gine zoono­tique[20].

***

Les luddites, les natu­riens, divers groupes humains, parmi lesquels des peuples indi­gènes, ainsi qu’un certain nombre d’in­di­vi­dus l’avaient bien compris, et nous ont aver­tis. Aujourd’­hui, les néolud­dites, anti-indus­triels, tech­no­cri­tiques ou néona­tu­riens sont aussi mino­ri­taires et aussi raillés, igno­rés ou mépri­sés par la gauche grand public, média­tique, insti­tu­tion­nelle, que les luddites et les natu­riens l’étaient à l’époque.

La pire erreur de la gauche, c’est d’avoir cru et de conti­nuer de croire que les instru­ments de notre oppres­sion, de notre exploi­ta­tion et de la destruc­tion du monde — le machi­nisme, l’in­dus­tria­lisme, le soi-disant « progrès tech­nique », l’État — pour­raient être chan­gés en instru­ments d’éman­ci­pa­tion et de créa­tion d’un mode de vie soute­nable et égali­taire. (En lien avec cette croyance, c’est aussi d’avoir plei­ne­ment embrassé l’idéo­lo­gie de la supré­ma­tie humaine qui domine et carac­té­rise la civi­li­sa­tion occi­den­tale depuis plusieurs millé­naires, consi­dé­rant l’être humain et, plus spéci­fique­ment, l’Homo indus­tria­lis, l’homme civi­lisé, comme le pinacle de l’évo­lu­tion ou de la créa­tion, comme une espèce supé­rieure à — et diffé­rente de — toutes les autres, desti­née à domi­ner le monde entier et l’as­ser­vir. Mais je ne m’éten­drai pas là-dessus ici, mon propos étant déjà bien plus long que je ne l’en­vi­sa­geais initia­le­ment.)

Si « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », la gauche doit beau­coup l’amu­ser.

Dans la revue muni­choise radi­cale Der Ziegel­bren­ner (1917–1921), dont il était éditeur et rédac­teur, B. Traven nous en conju­rait :

« Lais­sez consciem­ment pour­rir l’in­dus­trie, ou c’est elle qui vous pour­rira.

[…] C’est dans l’in­dus­trie que tu veux te dépouiller de tes chaînes ? C’est avec une écono­mie floris­sante que tu veux abattre ton adver­saire ? Ne le disais-je pas que tu es un bour­geois parce que tu penses comme un bour­geois ?

Les affaires du bour­geois ne pour­ront jamais être les tiennes. L’in­dus­trie, qui a donné au bour­geois le pouvoir de t’as­ser­vir, ne pourra jamais t’ap­por­ter la liberté ou la vie. […]

Le chef t’en parlera autre­ment. C’est bien pourquoi il est chef, et c’est bien pourquoi tu es mené[21]. »

La gauche parvien­dra-t-elle à se défaire à temps de ces illu­sions léthi­fères, de ces chimères absurdes ? C’est peu probable. Elles ont pour elles un immense capi­tal média­tique, moné­taire, psycho­lo­gique, une colos­sale iner­tie mentale, socié­tale. Et peut-être est-il déjà bien tard. Si la société techno-indus­trielle doit être déman­te­lée, ce ne sera sans doute pas volon­tai­re­ment par un effet de la volonté de la majo­rité de ses membres, mais plus proba­ble­ment par la force de phéno­mènes natu­rels ou de grou­pus­cules suffi­sam­ment déter­mi­nés et orga­ni­sés.

Nico­las Casaux


  1. Pierre Kropot­kine, La conquête du pain (1892)
  2. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre (1908)
  3. https://jour­nals.opene­di­tion.org/lectures/35623
  4. https://chom­sky.info/19910401/
  5. https://www.partage-le.com/2015/05/31/tech­niques-auto­ri­taires-et-demo­cra­tiques-lewis-mumford/
  6. À ce propos, lire : https://www.partage-le.com/2016/07/la-depres­sion-est-une-mala­die-de-civi­li­sa­tion-stephen-ildari/
  7. Pour plus de détails, lire : https://www.partage-le.com/2017/09/03/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/
  8. D’après un article publié sur le site d’LCI : « En 2017, 8 788 plaintes ou signa­le­ments pour des faits de viols concer­nant des victimes mineures ont été enre­gis­trés par les services de police et de gendar­me­rie, selon les chiffres du minis­tère de l’In­té­rieur.[…] Ces chiffres sur les violences sexuelles sur mineurs, bien que très impor­tants, sont, pour les spécia­listes, très infé­rieurs à la réalité des faits. On estime qu’il faudrait les multi­plier par dix. “Et encore on le mini­mi­se­rait. Il y a un consen­sus inter­na­tio­nal pour les enfants : les chiffres noirs, ceux qui ne sont pas rappor­tés aux auto­ri­tés sont très impor­tants”, précise-t-elle à LCI. Pour elle, ce sont près de 130 000 filles et 35 000 garçons qui sont victimes de violences sexuelles, par an, en France. »Ce qui donne entre 24 et 452 viols de mineurs PAR JOUR (selon que l’on se base sur les 8 788 plaintes ou sur les esti­ma­tions de 130 000 filles et 35 000 garçons violés par an).Ainsi que Michèle Créoff et Françoise Laborde le rappellent dans leur livre Le Massacre des inno­cents, 2 %, seule­ment, de ces viols, donnent lieu à une condam­na­tion. Et ainsi qu’elles le rappellent égale­ment :« Il y a aujourd’­hui en France chaque semaine, 2 enfants qui meurent sous les coups et les tortures de leurs parents (un chiffre compa­rable à celui des femmes tuées par leur conjoint). Et ce en dépit souvent de la connais­sance et de l’iden­ti­fi­ca­tion de ces maltrai­tances par les services sociaux, les voisins, les juges, qui tous main­tiennent ces enfants chez leurs bour­reaux.[…] Il y a en France 73 000 cas de violences sur mineurs iden­ti­fiés par les forces de police (soit 200 par jour). Il y a en France, 300 000 enfants pris en charge par l’ASE (Aide Sociale à l’En­fance), 160 000 sont reti­rés à leur famille et 70 000 restent handi­ca­pés… »
  9. Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence euro­péenne des produits chimiques, avait déjà expliqué devant des dépu­tés euro­péens que pas moins de 71 % des substances chimiques fabriquées en Europe présentent des lacunes en matière de tests ou d’in­for­ma­tions sur leur dange­ro­sité éven­tuelle.Selon l’Agence, la sécu­rité de deux tiers des produits chimiques n’est donc pas garan­tie, personne ne peut dire avec certi­tude si ces produits sont sans danger pour les humains et les animaux.Mais ces deux tiers ne sont que des esti­ma­tions, précise Tatiana Santos du Bureau euro­péen de l’en­vi­ron­ne­ment, car l’Echa ne véri­fie que 5 % des dossiers. »Août 2019 — Le Soir : « 99 % des molé­cules des produits chimiques euro­péens ne sont pas testées. […] Sur 145 297 produits chimiques réper­to­riés en Europe, seule une centaine a été évaluée quant à leur dange­ro­sité. »
  10. https://scien­ce­post.fr/une-quan­tite-record-de-micro­plas­tiques-enre­gis­tree-au-fond-de-locean/
  11. Cf. les docu­men­taires suivants : Le poison de la mafia et la loi du silence de Chris­tian Gram­stadt et Patri­zia Venditti (2017) ; Arctique, cime­tière atomique de Thomas Reuter (2013) ; Armes chimiques sous la mer de Bob Coen, Éric Nadler et Nico­las Kout­si­kas (2014) ; Océans poubelles de Manfred Ladwig et Thomas Reut­ter (2013) ; Épaves et pollu­tion, les larmes noires de l’océan de Chris­tian Heynen (2017) ; Menaces en mer du nord de Jacques Loeuille (2019)
  12. http://www.libe­ra­tion.fr/sciences/2003/05/15/90-des-gros-pois­sons-ont-disparu_433629
  13. http://www.sudouest.fr/2015/07/16/envi­ron­ne­ment-70-des-oiseaux-marins-ont-disparu-en-seule­ment-60-ans-2025145–6095.php
  14. http://temps­reel.nouve­lobs.com/planete/20140930.OBS0670/info­gra­phie-52-des-animaux-sauvages-ont-disparu-en-40-ans.html
  15. http://www.lexpress.fr/actua­lite/societe/envi­ron­ne­ment/le-nombre-d-animaux-marins-divise-par-deux-en-40-ans_1716214.html
  16. http://bios­phere.ouva­ton.org/annee-2012/1814–2012-la-grande-amne­sie-ecolo­gique-de-philippe-j-dubois-
  17. http://www.scien­ce­se­ta­ve­nir.fr/nature-envi­ron­ne­ment/20061102.OBS7880/des-oceans-a-sec-en-2048.html
  18. http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/09/01/d-ici-a-2050-la-quasi-tota­lite-des-oiseaux-marins-auront-ingere-du-plas­tique_4741906_3244.html
  19. https://www.lese­chos.fr/2016/01/la-ferti­lite-des-sols-part-en-pous­siere-191459
  20. À ce sujet, lire : https://www.partage-le.com/2020/01/25/de-lave­ne­ment-de-la-civi­li­sa­tion-au-coro­na­vi­rus-de-wuhan-trajec­toire-dun-desastre-logique/
  21. Dans l’État le plus libre du monde, B. Traven.

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À propos de l'auteur Le Partage

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