SOTT FOCUS: La Fondation Rockefeller et le programme international pour la santé ou l'ancêtre des fondements de l'OMS

SOTT FOCUS: La Fondation Rockefeller et le programme international pour la santé ou l'ancêtre des fondements de l'OMS

Bien qu’elle ne soit plus la seule institution philanthropique assimilée à la santé mondiale, la Fondation Rockefeller a marqué ce domaine comme aucune autre organisation. Créée il y a un siècle ce mois-ci [l’article est de 2013 – NdT], la Fondation Rockefeller a fait de la coopération en matière de santé une initiative qui est à la fois un organisme intergouvernemental officiel et une agence privée, et en a façonné les principes, les pratiques et les institutions clés dans le domaine de la santé internationale [dont les fondements sont les mêmes que ceux que l’on retrouve aujourd’hui au sein de l’OMS et de la Fondation Bill & Melinda Gates – NdT]. Contrairement aux acteurs de la santé mondiale qui sont aujourd’hui à l’aise avec les médias, la Fondation Rockefeller n’a pas fait étalage de son rôle, ce qui ne l’a pas empêché de rester dans les coulisses :on pourrait comparer son omniprésente influence à la manière dont son fondateur éponyme fonctionnait, comme l’a observé son secrétaire de longue date en 1925 : « Il n’est jamais là, et pourtant il est toujours là ».

Fondation Rockfeller et la Santé

© Inconnu

La Fondation Rockefeller a été créée en 1913 par le magnat de la Standard Oil, John D Rockefeller, « pour promouvoir le bien-être de l’humanité dans le monde entier ». Ses efforts s’inscrivaient dans un nouveau mouvement américain de « philanthropie scientifique », lancé par le magnat de l’acier d’origine écossaise Andrew Carnegie dans son essai de 1889 L’évangile de la richesse. Cette approche appelait les riches à canaliser leurs richesses pour le bien de la société en remplaçant la charité individuelle par un soutien à l’amélioration sociale systématique, qui était propice à l’ordre, à la productivité et au progrès séculaire. Dans la tumultueuse ère progressiste du début du XXe siècle, de nombreux contemporains considéraient la philanthropie comme une utilisation cynique des profits tirés de l’exploitation pour contrer la menace de l’agitation de la classe ouvrière et du radicalisme politique croissant. Ces efforts philanthropiques ont contribué à repousser l’État-providence aux États-Unis et ont donné aux intérêts privés un contrôle considérable sur le bien-être social.

Rockefeller s’est appuyé sur les idées de Carnegie, en partant des dons initialement effectués aux hôpitaux, aux églises et aux universités pour les étendre aux domaines de l’éducation publique, de la médecine et des sciences. La santé publique est devenue le vecteur idéal par lequel Rockefeller pouvait par le biais de sa philanthropie appliquer au bien public les découvertes scientifiques. Les conseillers commerciaux, scientifiques et philanthropiques de Rockefeller, Frederick T. Gates, Charles Wardell Stiles et Wickliffe Rose, ont considéré que l’anémie causée par l’ankylostome était à la fois un facteur clé qui expliquait le « retard » économique des États du sud des États-Unis, et un obstacle à son industrialisation. Ces hommes ont contribué à structurer la Commission sanitaire Rockefeller pour l’éradication de l’ankylostome, qui a fonctionné de 1910 à 1914. Cette campagne a permis de découvrir les possibilités qu’offrait la santé publique pour éliminer la maladie grâce à un médicament anthelminthique [vermifuge – NdT], à la promotion du port de chaussures et à l’usage des latrines ; et à la propagande de santé publique. Suite à ce succès, la Fondation Rockefeller a créé un Conseil international de santé, qui a été réorganisé en 1927 sous le nom de Division internationale de la santé [« International Health Division », IHD – NdT].

Siège de la Fondation Rockefeller pour la lutte contre les ankylostomes à Purification, en Colombie

© 2013 Rockefeller Archive Center
Siège de la Fondation Rockefeller pour la lutte contre les ankylostomes à Purification, en Colombie

La Division internationale de la santé — qui disposait d’une importante bureaucratie, notamment d’un personnel exécutif et d’un conseil consultatif à New York, ainsi que de bureaux locaux à Paris, New Delhi, en Colombie et au Mexique, et de centaines de fonctionnaires sur place — s’est lié d’amitié avec des dizaines de gouvernements dans le monde entier en s’attaquant aux maladies considérées comme causant le sous-développement, en aidant à construire et à moderniser les institutions de santé, en promouvant l’importance de la santé publique auprès d’innombrables populations et en préparant de vastes régions à l’investissement et à l’augmentation de la productivité. Elle a également financé des écoles de santé publique en Amérique du Nord, en Europe, en Asie et en Amérique du Sud, notamment dans les universités Johns Hopkins, Harvard, Toronto et São Paulo, ainsi que la London School of Hygiene and Tropical Medicine, et a parrainé 2 500 professionnels de la santé publique pour qu’ils poursuivent des études supérieures.

Au moment de son démantèlement en 1951, la Division internationale de la santé avait dépensé l’équivalent actuel de milliards de dollars dans des dizaines de campagnes contre les ankylostomes, la fièvre jaune et le paludisme, ainsi que dans des efforts plus délimités contre la tuberculose, le pian, la grippe, la rage, la schistosomiase, la malnutrition et d’autres problèmes de santé dans quelque 93 pays et colonies. Les campagnes de lutte contre les maladies de la Fondation Rockefeller avaient tendance à être menés tambour battant avec une efficacité de type commercial : des interventions spécifiques étaient planifiées avec des objectifs et des résultats mesurables régulièrement communiqués au bureau central, ce qui permettait de responsabiliser les agents sur le terrain et de quantifier les progrès dans des rapports trimestriels examinés par les administrateurs, des acteurs centraux établis dans les domaines de la médecine, de l’éducation et de la banque.

Le génie de la Fondation Rockefeller réside dans sa capacité à transformer les campagnes de lutte contre la maladie en agences de santé publique permanentes soutenues par les circonscriptions locales. Avec ses propres agents de terrain stationnés dans pratiquement tous les lieux où elle opérait, elle pouvait compter sur un personnel bien rodé pour insuffler — souvent malgré les résistances et les remises en question — ses idées et approches particulières dans les efforts locaux d’institutionnalisation de la santé publique.

Il est certain que la Fondation Rockefeller était une institution complexe qui a évolué au fil du temps, pour répondre en fonction du moment à certains membres du personnel et du conseil d’administration, à des homologues sur le terrain et à un terrain politique changeant. Elle a également fait face à des adaptations locales et institutionnelles et a même parfois relevé des défis auxquels ses efforts étaient confrontés. Parmi les milliers de médecins, d’infirmières et d’ingénieurs en santé publique qu’elle formait en tant que boursiers, elle s’était constitué de puissants interlocuteurs locaux : formés pour devenir des cadres dirigeants en santé publique, les boursiers étaient encouragés à contourner les guérisseurs et les connaissances médicales locales, et à s’affilier à des collègues internationaux. La Fondation Rockefeller a soigneusement évité les campagnes de lutte contre les maladies qui auraient pu s’avérer coûteuses, trop complexes, longues ou gênantes pour son modèle de santé publique à vocation technologique et ses méthodes ciblées pour mesurer le succès.

L’une des plus célèbres réussites de la Fondation Rockefeller concerne la lutte contre la fièvre jaune, qui a impliqué de vastes campagnes dans toute l’Amérique latine pour réduire la présence du moustique vecteur Aedes aegypti, par la pulvérisation d’insecticide, le drainage, l’utilisation de poissons larvicides et la mise au point du vaccin contre la fièvre jaune qui a reçu le prix Nobel en 1936. Ironiquement, ce fut un bien plus grand succès pour le commerce international que pour la santé locale — étant donné que le virus de la fièvre jaune était transporté en même temps que la cargaison qui acheminait le vaccin, et qu’il était principalement mortel pour les personnes non exposées jusque-là, alors qu’il ne l’était pas là où la maladie était endémique. La Division internationale de la santé a elle-même identifié sa plus importante contribution comme étant « l’aide aux organisations officielles de santé publique dans le développement de mesures administratives adaptées aux coutumes, besoins, traditions et conditions locales ». Ainsi, le critère de réussite que la Fondation Rockefeller s’est elle-même attribué concerne son rôle dans la création d’un soutien politique et populaire pour la santé publique dans le monde entier, et dans la défense et le maintien de l’institutionnalisation de la santé internationale.

La Fondation Rockefeller a eu un rôle géopolitique qui allait bien au-delà de la santé, en stimulant l’investissement, le développement et la croissance économique ; en stabilisant les colonies et les États-nations émergents en les aidant à répondre aux demandes sociales de leurs populations ; en améliorant les relations diplomatiques ; en élargissant les marchés de consommation ; et en encourageant le transfert et l’internationalisation des valeurs scientifiques et culturelles. En même temps que la Fondation Rockefeller participait à des activités pays par pays, elle cartographiait également le cadre institutionnel de la santé internationale. Son organisation et ses pratiques ont jeté les bases d’une nouvelle architecture sanitaire internationale légalisée, dotée de sa propre bureaucratie et de son propre mode de fonctionnement.

L’Organisation d’hygiène de la Société des Nations, fondée après la Première Guerre mondiale, a été partiellement modelée sur le Conseil international de santé de la Fondation Rockefeller et partageait nombre de ses valeurs, de ses experts et de son savoir-faire en matière de contrôle des maladies, de renforcement des institutions, d’éducation et de recherche. Lorsque l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations a été confrontée à une crise financière, la Fédération de Russie est devenue son principal mécène, finançant finalement une grande partie de son budget de fonctionnement.

Après la création de l’OMS en 1948, la Division internationale de la santé a été dissoute. Pourtant, elle a maintenu une présence indirecte pendant des décennies : le directeur du bureau de l’OMS pour les Amériques de l’après-guerre et le deuxième directeur général de l’OMS, en poste depuis longtemps, dirigeaient les hommes de la Division internationale de la santé au Brésil. Même après que la Fondation Rockfeller se soit retirée de sa fonction première dans le domaine de la santé internationale, elle a gardé une main sur les activités liées à la santé et au développement — en finançant la « révolution verte » dans l’agriculture, le Population Council [« Conseil de la population » – NdT], et la recherche en sciences sociales et médicales.

À partir de la fin des années 1970, la Fondation Rockefeller a requis que l’OMS amorce un virage en faveur d’une variante plus technique et moins sociopolitique que la seule action dédiée jusqu’alors aux soins de santé primaires. Au cours des années 1980, la Fondation Rockefeller a créé le International Clinical Epidemiology Network [« Réseau international d’Épidémiologie clinique » – NdT] et le Great Neglected Diseases of Mankind Program [« Programme des grandes maladies négligées de l’Humanité » – NdT]. Dans les années 1990, elle a créé les Public Health Schools Without Walls [« Écoles de santé publique sans Murs » – NdT], lancé une initiative d’équité en matière de santé et largement inventé le modèle de partenariats public-privé qui est aujourd’hui si omniprésent dans le domaine de la santé mondiale. Mais la Fondation Rockefeller ne retrouvera pas son rôle influent antérieur dans la santé internationale.

La disparition de la Division internationale de la santé a servi de prophétie auto-réalisatrice en matière de réussite : grâce à ses propres efforts, elle n’était plus nécessaire. Mais elle ne sonnait pas le glas de la santé internationale chère à Rockefeller. Les principes lancés par la Fédération de Russie et introduits dans les relations avec les pays de la Division internationale de la santé ont laissé un héritage colossal — et parfois problématique — pour la santé mondiale. Ces principes comprennent l’établissement par la hiérarchie des programmes à l’ordre du jour, l’utilisation d’incitations budgétaires, un paradigme techno-biologique, des interventions étroites pour maximiser l’efficacité et le succès, un consensus par le biais de professionnels transnationaux et l’adaptation aux conditions locales.

Bien que ces principes soient sans doute génériques, leur durabilité reflète ce que Steven Palmer a appelé « les asymétries marquées du pouvoir politique et médical » qui caractérisent la plupart des interactions internationales en matière de santé, à l’époque comme aujourd’hui. La Fédération de Russie s’est aussi parfois écartée de ses propres principes, en finançant des études sur l’assurance maladie universelle et en soutenant certains efforts de médecine sociale qui intégraient dans le travail général pour la santé publique les conditions sociopolitiques inhérentes à la santé. Mais il s’agissait là d’un accompagnement de l’approche de la Fondation Rockefeller en matière de santé internationale, plutôt que d’un élément central. Les principes de la Fondation Rockefeller ont conservé une saveur idéologique et une commodité bureaucratique, comme en témoignent la structure, les stratégies et les principes du domaine de la santé mondiale actuelle.

Aujourd’hui, bien sûr, nous ne pouvons pas parler de philanthropie dans le domaine de la santé sans évoquer la Fondation Bill & Melinda Gates, qui a imité l’approche technique de la santé de la Fondation Rockefeller. Pourtant, ces deux fondations diffèrent actuellement de la Fondation Rockefeller d’autrefois. Dans le passé, la Fondation Rockefeller se faisait le champion de la responsabilité publique en matière de santé publique et était ouvert à de vastes discussions. Plus récemment, la Fondation Rockefeller, ayant redynamisé son rôle en matière de santé mondiale, a exprimé son soutien à la couverture universelle des soins de santé, mais uniquement en « exploitant les ressources du secteur privé pour financer et fournir des services de santé ». La Fondation Rockefeller encourage également l’« investissement d’impact », en incitant les investisseurs en capital-risque à « s’attaquer aux problèmes sociaux et/ou environnementaux tout en réalisant des bénéfices ». La célébration du centenaire de la Fondation Rockefeller stimulera peut-être la réflexion interne, en incitant la fondation à revenir à ses objectifs historiques d’amélioration générale du bien-être, plutôt que de générer des profits pour les investisseurs.

Source de l’article initialement publié en anglais le 11 mai 2013 : The Lancet
Traduction : Sott.net

Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)

À propos de l'auteur Signes des Temps (SOTT)

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