« De nos jours, la civilisation de la mégalopole apparaît effectivement condamnée. Il suffirait d’une erreur d’interprétation concernant l’origine de quelques taches insolites apparues sur un écran radar pour provoquer le déclenchement d’une guerre nucléaire, suivie de la disparition de notre civilisation urbaine, ne laissant rien après elle sinon l’anéantissement des misérables réfugiés survivants par la famine, les épidémies ou les cancers causés par le strontium 90. Alors les “experts”, aussi hautement qualifiés que dépourvus d’humanité, qui préparent cette effroyable catastrophe resteraient seuls à établir les plans des constructions de l’avenir. »
— Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire (1964)
« […] le […] spécialiste, cet homme diminué, modelé par la civilisation pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévotion aveugle de fourmi. »
— Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire (1964)
« Au contraire de la civilisation, qui à ses débuts avait besoin pour se constituer de l’impulsion de chefs, ce système automatique fonctionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite particulier, qui sont en fait des rouages amovibles et interchangeables : des techniciens et des bureaucrates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compétence dans les arts de la vie, lesquels exigent précisément les aptitudes qu’ils ont efficacement réprimées. »
— Lewis Mumford, Les Transformations de l’homme (1956)
« La nouvelle aristocratie était constituée, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariée et des rangs supérieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du monopole industriel et du gouvernement centralisé. Comparés aux groupes d’opposition des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puissance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus résolus à écraser l’opposition. »
— George Orwell, 1984 (1949)
« Dans tous les domaines, de l’énergie atomique à la médecine, des politiques qui vont affecter la destinée — et possiblement mettre un terme, dans son ensemble, à l’aventure — humaine, ont été formulées et imposées par des experts et des spécialistes se désignant et se régulant entre eux, en vase clos, exemptés de toute confrontation humaine, dont le seul désir de prendre ces décisions en toute responsabilité constitue la preuve de leur totale inaptitude à le faire. »
— Lewis Mumford, Le Mythe de la machine : Le pentagone du pouvoir (1970)
« Toute Encyclopédie qui prend pour objet le savoir humain sans commencer par affirmer et par prendre pour base générale ce fait que les hommes s’en trouvent socialement séparés ne peut que participer à cette soupe populaire de la culture, distribution par les spécialistes de fragments racornis de connaissances surnageant dans une bouillie d’idéologie, qui participe elle-même de la reproduction de l’ignorance, de son entretien paternaliste. »
— Jaime Semprun, Discours préliminaire de l’Encyclopédie des Nuisances (1984)
« La prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de l’industrialisme et de la logique du marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique. Or, cette approche relève d’une conception […] typiquement antipolitique. Elle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus. L’universel est séparé du particulier, l’intérêt supérieur de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des individus. Or, comme l’a montré Dick Howard, le politique se définit originairement par sa structure bipolaire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois ; et cela vaut en particulier, cela va de soi, pour les expertocraties qui dénient aux individus la capacité de juger et les soumettent à un pouvoir “éclairé” se réclamant de l’intérêt supérieur d’une cause qui dépasse leur entendement. »
— André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (1992)
« On retrouve ici la thèse d’Alain Touraine, selon laquelle le conflit central n’oppose plus le travail vivant et le capital mais les grands appareils scientifiques, techniques, bureaucratiques (qu’en souvenir de Max Weber et de Lewis Mumford j’appelais la mégamachine bureaucratique-industrielle) d’un côté, et de l’autre les populations en rébellion contre la technification du milieu, la professionnalisation et l’industrialisation des décisions et des actes de la vie quotidienne, les experts patentés qui vous dépossèdent de la possibilité de déterminer vous-même vos besoins, vos désirs, votre manière de gérer votre santé et de conduire votre vie. »
— André Gorz, « Anciens et nouveaux acteurs du conflit central » in Capitalisme, Socialisme, Écologie (1991)
« Cette violation a été particulièrement flagrante dans le cas de l’électronucléaire : le programme de construction de centrales reposait sur des choix politico-économiques travestis en choix techniquement rationnels et socialement nécessaires. Il prévoyait une croissance très forte des besoins d’énergie, privilégiait les plus fortes concentrations des techniques les plus lourdes pour faire face à ces besoins, créait des corps de techniciens obligés au secret professionnel et à une discipline quasi militaire ; bref, il faisait de l’évaluation des besoins et de la manière de les satisfaire le domaine réservé d’une caste d’experts s’abritant derrière un savoir supérieur, prétendument inaccessible à la population. Il mettait celle-ci en tutelle dans l’intérêt des industries les plus capitalistiques et de la domination renforcée de l’appareil d’État. Le même genre de mise en tutelle s’opère de manière plus diffuse dans tous les domaines où la professionnalisation — et la formalisation juridique, la spécialisation qu’elle entraîne — discrédite les savoirs vernaculaires et détruit la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes. Ce sont là les “professions incapacitantes” (disabling professions) qu’Ivan Illich a dénoncées.
La résistance à cette destruction de la capacité de se prendre en charge, autrement dit de l’autonomie existentielle des individus et des groupes ou communautés, est à l’origine de composantes spécifiques du mouvement écologique : réseaux d’entraide de malades, mouvements en faveur de médecines alternatives, mouvement pour le droit à l’avortement, mouvement pour le droit de mourir “dans la dignité”, mouvement de défense des langues, cultures et “pays”, etc. La motivation profonde est toujours de défendre le “monde vécu” contre le règne des experts, contre la quantification et l’évaluation monétaire, contre la substitution de rapports marchands, de clientèle, de dépendance à la capacité d’autonomie et d’autodétermination des individus. »
— André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (1992)
« Vous avez donc un mouvement social multidimensionnel, qu’il n’est plus possible de définir en termes d’antagonismes de classe et dans lequel il s’agit pour les gens de se réapproprier un milieu de vie que les appareils mégatechnologiques leur aliènent ; de redevenir maîtres de leur vie en se réappropriant des compétences dont les exproprient des expertocraties sur lesquelles l’appareil de domination étatico-industriel assoit sa légitimité. Ce mouvement est, pour l’essentiel, une lutte pour des droits collectifs et individuels à l’autodétermination, à l’intégrité et à la souveraineté de la personne. »
— André Gorz, « À gauche c’est par où ? » in Capitalisme, socialisme, écologie (1991)
« C’est pourquoi il est urgent de revendiquer sa non-appartenance à la communauté scientifique, ou à une sphère de spécialistes ou d’experts, et son statut de moins-que-rien, pour affirmer, haut et fort, sans étude, sans dispositif, sans statistique et sans autre expérience que celle du monde, alors même que partout encore des humains souffrent de la faim, de l’arbitraire et de l’injustice — et précisément pour cela —, que les poules préfèrent elles aussi le soleil et la liberté, et qu’à moins de les leur garantir, à quelque prix que ce soit, aucun d’entre nous ne peut être assuré d’en jouir toujours ; et que rien ne pourra servir de prétexte à leur martyre ou au nôtre ; et qu’une cause dont la servitude est le moyen ne saurait être entendue ni plaidée que par des bourreaux. »
— Armand Farrachi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être industriel et dictature technologique ou Quand la science et l’industrie nous font croire n’importe quoi (2000)
« L’essentiel est que les experts scientifiques volent au secours ou au chevet de qui les paie, et dans tous les domaines. Certains, aux États-Unis, tous rétribués, ont juré devant les tribunaux, la main sur le cœur, que le tabac était sans danger pour les bronches. En France, le Comité Permanent Amiante, pour “prouver” que l’amiante cancérigène ne présentait aucun risque, s’est alloué les services des professeurs de médecine Étienne Fournier, Jean Bignon et Patrick Brochard. Peu de temps avant son interdiction, l’Académie de médecine en préconisait encore l’emploi. Le professeur Doll, dont le tableau sur les causes du cancer faisait autorité, n’avait voulu y intégrer les produits chimiques que pour une part négligeable. On a appris après sa mort qu’il avait touché pour cela 1 200 $ par jour de l’entreprise chimique Monsanto et que Chemical Manufacter Association lui en avait versé pour sa part 22 000. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait jugé le redoutable chlorure de vinyle inoffensif pour la santé. Les experts “indépendants” qui déclarent les téléphones portatifs ou les lignes à haute tension sans danger appartiennent généralement aux comités d’administration des opérateurs téléphoniques ou électriques. Pour ne donner qu’un seul exemple, le professeur Aurengo, qui soutient régulièrement, en tant que “savant”, que les champs électromagnétiques sont inoffensifs, est non seulement membre de l’Académie de médecine mais aussi du conseil scientifique de Bouygues, de l’association française des opérateurs mobiles et du conseil d’administration d’EDF. On en dirait tout autant et bien plus sur Bernard Veyret ou René de Sèze. Les laboratoires pharmaceutiques produisant des médicaments parfois inutiles et quelquefois mortels, comme Servier, siègent dans les cabinets ministériels, comme les chimistes qui autorisent, par ministre interposé, l’emploi des pesticides tueurs d’abeilles. Après le “Gaucho” de Bayer, interdit par le Conseil d’État, voici le “Régent” d’Aventis, puis le “Cruiser” de Syngenta. Bayer peut revenir avec “Poncho”, comme au jeu des chaises musicales. On sait depuis une certaine “épidémie” de grippe fantasmatique dite justement “aviaire” puis “porcine” que l’OMS même était tout entière sous l’influence d’industriels. Bruxelles, capitale de l’Europe, est surtout devenue la capitale mondiale du lobbying, avec 15 000 soldats au front et des allers et retours constants entre les postes de commissaires et les sièges dans les entreprises. Il y aurait un autre livre à faire sur ce que l’on appelle officiellement les “conflits d’intérêt” ou le “trafic d’influence”, mais la chose est à présent bien connue — quoiqu’encore sous-estimée — et ce serait un livre ennuyeux et trop long. »
— Armand Farrachi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être industriel et dictature technologique ou Quand la science et l’industrie nous font croire n’importe quoi (2000)
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Certains l’auront remarqué, la pandémie de coronavirus en cours est et aura été une puissante occasion, pour l’immense majorité d’entre nous, de ressentir à quel point nous sommes dépossédés de tout pouvoir sur notre propre existence, sur la société dont nous sommes, bon gré (mais surtout) mal gré, parties prenantes. Confinés chez nous à voir ou entendre des experts et autres spécialistes nous exposer l’étendue de leurs incertitudes contradictoires (le Covid-19 est issu des pangolins, ou des chauve-souris, ou des deux, ou d’aucun des deux ; il peut se transmettre sur une distance d’un mètre, ou trois, ou huit, ou plus, ou moins ; son taux de létalité est assez élevé, ou moyennement, ou faible, car le nombre de personnes asymptomatiques mais infectées est peut-être bien plus élevé que ce qu’on croit, ou un peu plus élevé, ou plus faible ; ses symptômes peuvent inclure une anosmie, une dysgueusie, de l’urticaire, des maux de tête, de la fièvre, une toux sèche, mais il peut aussi ne provoquer aucun de ces symptômes, ou en provoquer bien plus, ou des bien plus graves ; « Le remdesivir, ce traitement potentiel du Covid-19 se révèle inefficace dans un premier essai clinique chez les patients sévères mais un autre essai annoncé par le National Health Institute pourrait venir contredire ce dernier[1] » ; etc.), nous sommes sommés d’attendre, et de ne rien faire, ou de travailler comme d’habitude, en tout cas de nous plier aux décisions — éclairées par lesdits experts scientifiques, mais aussi économiques — de nos talentueux dirigeants étatiques.
Or, pour une large partie de la population, cet état de fait est perçu comme à peu près normal, ou logique. C’est dire l’étendue des dégâts. Si tel est le cas, c’est en bonne partie parce que la démocratie a été définie[2], par les pouvoirs en place depuis des décennies, et même des siècles[3], par les dirigeants étatiques, comme la délégation de notre droit et de notre aptitude à déterminer le cours de nos vies et le genre de société dans lequel nous désirons vivre à une aristocratie élue. Ils ont, autrement dit, réussi ce tour de force de définir la démocratie comme un processus d’aliénation volontaire. Dans son livre L’État, Bernard Charbonneau remarquait :
« Si par aliénation nous entendons le fait d’être à la fois dépossédé et possédé, — d’abdiquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en recevoir —, alors l’histoire actuelle n’est qu’un irrésistible processus d’aliénation où l’individu moderne transfère sa pensée et son action à l’État. […] L’État totalitaire n’est pas autre chose qu’une concrétisation de la démission totale de l’homme. »
Comment ne pas voir que le désastre social et écologique en cours est très exactement la conséquence de cette démission collective, le résultat de la mainmise d’une caste dirigeante, en partie composée d’experts (scientifiques, économiques), sur la destinée humaine et même planétaire.
Les paysans « irrationnels » d’avant la modernisation agricole, tout superstitieux qu’ils étaient, ne détruisaient pas la planète avec autant d’efficacité que les experts rationnels des agences nationales. Les polycultures étaient monnaie courante avant que les politiques scientifiques et rationnelles du gouvernement n’imposent un vaste remembrement en faveur de la mécanisation des exploitations — expression qui en dit long sur la relation qu’entretient la civilisation industrielle capitaliste avec la terre. Maintenant que l’on sait le désastre que cela constitue pour les sols, que la Science a pu le constater méthodiquement, de nouveaux experts conseillent parfois — mais c’est encore assez rare — aux agriculteurs de retourner à la polyculture. Quel progrès.
Ainsi que le rappelle Armand Farrachi dans une des citations introductives, et Guillaume Carnino dans son livre L’invention de la science : la nouvelle religion de l’âge industriel[4], les institutions scientifiques autour desquelles la civilisation industrielle capitaliste se construit sont — fort logiquement — structurellement liées aux intérêts qui dominent la civilisation industrielle capitaliste. Les dernières décennies regorgent d’exemples de scandales, de collusions entre industriels et institutions scientifiques ou de corruptions de scientifiques. Selon la formule du sociologue états-unien Stanley Aronowitz :
« Le capitalisme, tel que nous le connaissons, n’existerait pas sans la science. Et la science, telle que nous la connaissons, a été formée et déformée par le capitalisme durant tout son développement[5]. »
L’homme moderne, à la fois contraint et persuadé (souvent, avec succès) de renoncer à déterminer lui-même le développement de la société dont il participe, confie donc entièrement son sort individuel, comme celui de la collectivité, à cette caste de détenteurs du savoir scientifique que constituent les experts, les techniciens, les ingénieurs et autres spécialistes formés (ou déformés) par des institutions d’élite de la civilisation industrielle capitaliste. Devant la logorrhée machinale, froide et inhumaine mais ferme, péremptoire et énergique, dégageant un sentiment d’autorité, d’un expert comme Jean-Marc Jancovici, sorti de Polytechnique et de l’École Normale Supérieure (ENS) Télécom de Paris, le quidam se sent bien faible, bien ignorant, et imagine alors que l’expert en question mérite effectivement son titre, sa position, sa renommée, son autorité. Ainsi est-il amené à adhérer à ses thèses.
Seulement, si les experts savent parfaitement régurgiter des statistiques, des chiffres, des nombres, des théorèmes et toutes sortes de données produites par les institutions scientifiques de la société industrielle capitaliste, ils sont, en revanche, bien souvent incapables de considérer l’état des choses sous un autre angle ou selon des prémisses différentes de celles qui forment le socle de toutes leurs connaissances, de celles qui déterminent lesdites institutions scientifiques, la société industrielle capitaliste dans son ensemble. Par définition, les experts ou spécialistes sont experts ou spécialistes dans un domaine spécifique du savoir scientifico-technique de la civilisation industrielle capitaliste, et ont ainsi tendance à verser dans le scientisme. D’où Lewis Mumford, décrivant l’expert comme un « homme diminué, modelé par la civilisation pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévotion aveugle de fourmi ». Un Jancovici, par exemple, ne remettra pas en question l’État en tant que mode d’organisation sociale, ou l’utilisation du qualificatif de « démocratie » pour désigner les régimes électoraux libéraux modernes desdits États, ou l’industrialisation dans son ensemble, ou l’idée de Progrès, de civilisation, ou le capitalisme (les rares fois où il s’y essaiera, ce sera pour proférer toutes sortes de bêtises, ainsi que d’autres experts en ces domaines respectifs pourraient en témoigner[6]).
Mais il est tout sauf étonnant, bien entendu, que la quasi-totalité des experts et autres technocrates formés par les institutions scolaires et/ou scientifiques de la société industrielle capitaliste se retrouvent à défendre la société industrielle capitaliste. C’est le cas d’un Jancovici[7], c’est aussi celui d’un Bihouix[8], d’un Gaël Giraud[9] (tous ceux-là promeuvent une société toujours industrielle et capitaliste, mais supposément plus soutenable — Hallelujah ! — que l’actuelle), et également celui d’un youtubeur s’adonnant à une soi-disant « vulgarisation scientifique » comme « Le Réveilleur » (« diplômé d’une école d’ingénieur (l’ESPCI) »), lequel chante les louanges du capitalisme, du « Progrès technique », etc. (de tous les fondements idéologiques de la société et des institutions qui l’ont intégralement formé) :
« Vous l’aurez compris, le système capitaliste, malgré les défauts qu’on va lui trouver a pour lui d’énormes avantages qu’il ne faut jamais perdre de vue. Ainsi un capitalisme idéal permet de répondre aux besoins de la société, de le faire en poursuivant son intérêt personnel, de faire baisser les coûts et progresser la technique, augmentant ainsi le niveau de vie de tous et enfin de récompenser les méritants…[10] »
En outre, les experts évoluent dans un univers bien différent de celui des masses. Il en résulte, bien souvent, que la plupart des gens saisissent mieux une bonne partie des réalités et des problèmes de notre temps que les experts les plus médiatiques.
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Les experts se permettant de promouvoir ou d’avaliser toutes sortes de mesures ou de pratiques — reposant sur l’actuel système capitaliste, sur l’actuelle organisation sociale étatique — ayant des conséquences très réelles sur la vie des gens comme sur la vie sur Terre, et le plus souvent, qui plus est, en étant payés, la justice voudrait qu’ils soient les premiers à en assumer les conséquences. L’expert pronucléaire (Jancovici) devrait ainsi entasser chez lui les déchets nucléaires, turbiner en personne dans une exploitation minière afin de récupérer de l’uranium. Même chose pour l’expert pro-panneaux solaires photovoltaïques (Bihouix). Qu’il aille donc extraire, traiter et assembler en usine les matières premières nécessaires à leur production, et qu’il récupère chez lui les déchets qu’elle implique, ou qui sont issus de leur mise au rebut. Il devrait d’ailleurs en aller pareillement des non-experts, des politiciens, des commentateurs et de tous ceux qui se permettent d’encourager des pratiques reposant sur la servitude salariale (ou non) qu’imposent le capitalisme et le fonctionnement de la société industrielle, de promouvoir des choses impliquant le fait que d’autres soient contraints de se soumettre au « travaille ou crève » sur lequel repose la machine capitaliste. De quel droit nous faisons-nous les zélateurs de causes dont nous n’avons aucunement à assumer les innombrables effets (pire, dont nous imposons les effets à d’autres et à la nature par le jeu des dispositions et des mécanismes antidémocratiques de la société industrielle capitaliste) ?
Mais restons sérieux — même s’il pourrait s’agir de propositions très sérieuses, en mesure d’insuffler une once de justice dans les dispositions technopolitiques actuelles, elles n’ont bien entendu aucune chance d’aboutir, et ne règleraient qu’une infime partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Ceux d’entre nous qui se soucient encore de la liberté, de l’autonomie, devraient en toute logique s’opposer à la dépossession, l’aliénation, l’absence quasi-totale d’autonomie, donc de liberté, qu’impose l’organisation de la civilisation industrielle. Ceux d’entre nous qui perçoivent les ignominies de la société industrielle capitaliste ne devraient rien attendre des experts qu’elle a formés, qui ne sont bons qu’à la perpétuer — du moins, à en perpétuer l’essentiel. Rien attendre non plus d’aucun dirigeant d’aucune sorte. Exiger rien de moins que l’abolition de la présente aristocratie élective. Notamment au nom de ce principe démocratique essentiel que rappelait Lewis Mumford :
« La vie, dans sa plénitude et son intégrité, ne se délègue pas[11] ».
Ni à des experts, ni à des politiciens (experts de la politique), ni à un gouvernement, prétendument « démocratique » ou non, ni à qui ou quoi que ce soit.
Nicolas Casaux
- https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/coronavirus-remdesivir-pas-efficacite-spectaculaire-80833/ ↑
- Lire l’excellent Démocratie : Histoire politique d’un mot en France et aux Etats-Unis de Francis Dupuis-Déri. ↑
- https://www.partage-le.com/2018/08/de-la-royaute-aux-democraties-modernes-un-continuum-antidemocratique-par-nicolas-casaux/ ↑
- Vous pouvez lire un extrait de ce livre ici : https://www.partage-le.com/2017/04/25/la-science-nouvelle-religion-de-lage-industriel-par-guillaume-carnino/ ↑
- Citation tirée du livre d’interviews réalisées par Derrick Jensen, intitulé Truths Among Us: Conversations on Building a New Culture ↑
- Jancovici parle, par exemple, très brièvement, du capitalisme dans une interview pour LCI. Ce qu’il en dit n’a pas beaucoup de sens. Pour le comprendre, il suffirait d’examiner ses propos à la lumière de ceux des intervenants de la série d’Arte intitulée « Travail, salaire, profit », ou, mieux, du livre d’Yves-Marie Abraham intitulé Guérir du mal de l’infini. ↑
- Fameux expert pronucléaire, qu’on ne présente plus. ↑
- Bihouix : « Je ne suis pas du tout contre les énergies renouvelables, bien au contraire, mais je suis contre le mythe selon lequel nous pouvons maintenir le niveau de gabegie énergétique et de ressources au niveau actuel grâce aux énergies renouvelables. Je veux bien promouvoir les énergies renouvelables mais il faut, avant tout, promouvoir la sobriété, une décroissance énergétique. » (https://carnetsdalerte.fr/2020/02/04/quelle-transition-ecologique/) ↑
- Idole des collapsologues (Pablo Servigne chante régulièrement ses louanges), ex-crapule en chef de l’AFD (Agence Française du Développement, organisme néocolonial qui comme son nom l’indique, a pour objet de promouvoir le développementisme) selon lequel un « capitalisme viable » est possible, à condition qu’il y ait « un service public fort » (un État fort, un État-providence fort), et que celui-ci ait pour ambition de « relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie française ».Autre citation du Giraud : « La tentation est de se représenter l’effondrement comme une bonne nouvelle. Certains cèdent à une sorte de romantisme anarchiste, jubilant inconsciemment de l’abolition de l’État à la perspective de l’effondrement. Or, je suis convaincu que nous avons besoin d’un État pour faire respecter le droit et la justice, pour assurer des services publics et sociaux. Le seul intérêt de la collapsologie, c’est de nous encourager à tout faire pour éviter la catastrophe. »
« La catastrophe » désignant, vous l’aurez compris, l’effondrement de la civilisation industrielle, la « faillite de l’État », et non pas la destruction en cours de la vie sur Terre que perpétuent les oligarchies des États capitalistes modernes. ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=aF43TKqGG9E ↑
- https://www.partage-le.com/2015/05/31/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/ ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage