Après avoir présenter une analyse du modèle « léniniste » d’organisation, il était nécessaire de voir une autre école importante pour toute réflexion sur la mobilisation populaire.
Après la Première Guerre Mondiale est apparue la perspective des conseils ouvriers, en Allemagne en particulier. Marqués par un refus du syndicalisme et de la social-démocratie réformiste, les conseils sont une organisation des travailleurs sur le plan géographique et non plus sur la base des branches d’industrie. Ils rejettent la bureaucratie syndicale des permanents au profit des délégués révocables par la base et responsables devant elle. Cette forme d’organisation facilite la participation de salariés syndiqués et non-syndiqués, en particulier des jeunes et des femmes, dans la construction d’une résistance ouvrière unitaire et inventive. Cette assemblée populaire est un lieu où se tissent des liens de solidarité et qui permet à chacun de s’impliquer dans une démocratie directe et dans la création d’alternatives au système.
Certains ont vu dans les conseils ouvriers l’image future de la société socialiste. Cependant une ambiguïté subsiste : le socialisme n’est-il que l’autogestion des structures économiques du capital ? Peut-on promouvoir un autre rapport social en se contentant de gérer des entreprises, sur le terrain économique ? Par exemple, de nos jours il ne s’agit plus de développer seulement les forces productives au nom du prolétariat comme le proposait le mouvement ouvrier, encore au début du vingtième siècle. Le socialisme n’est pas une solution productiviste. Par ailleurs, c’est actuellement une perspective vouée en grande partie à l’échec à cause de l’extension universelle du capital, de ses possibilités concurrentielles et de ses délocalisations. Cette perspective se transformerait rapidement en gestion de leur propre misère, par les travailleurs.
Le conseil est une forme pertinente de lutte dans la mesure où il permet un contrôle par la base. Encore ne l’est-il que s’il échappe aux manipulations gauchistes omniprésentes dans les « coordinations ». Que ce soit par l’intermédiaire de celles-ci ou par l’action des syndicats, les grèves longues, à répétition, épuisantes ne peuvent porter leurs fruits et n’aboutissent qu’au découragement. Elles n’entament pas la force du capital et entretiennent simplement l’illusion, que l’on pourrait aménager le système en demandant toujours plus. Elles entretiennent l’illusion de la pérennité du travail dans sa forme actuelle, le salariat et son corollaire contemporain, l’idéologie hédoniste et consumériste.
Rien ne sert de se battre pour des acquis qui seront rapidement grignotés. Il est plus que jamais nécessaire de rompre avec la logique capitaliste, en portant des coups au capital international notamment, et de ramener les travailleurs sur la voie de leur émancipation, par l’abolition de l’esclavage salarié.
Pour cela, la lutte demeure formatrice de la conscience des travailleurs qui apprennent à déjouer les piéges du système et de ses organisations de pseudo luttes. La résistance n’est pas inutile non plus sur le plan économique face au capital toujours prêt à mettre à mal les conditions d’existence des travailleurs.
Il faut toujours faire ressortir que l’antithèse au libéralisme n’est pas le socialisme bureaucratique d’Etat ni les versions sociales démocrates de l’Etat providence mais le socialisme fédéraliste et mutualiste. Il appartient au mouvement social de produire une nouvelle figure de la politique permettant de se réapproprier nos conditions d’existence.
Cela implique la construction d’organisation de luttes avançant l’idée d’obsolescence de la démocratie représentative et prônant l’autonomie populaire pas seulement sur les lieux de travail mais dans la société en général. De là, une propagande contre les partis du système et par delà la droite et de la gauche.
C’est avec profit que l’on lira le livre sur les conseils ouvriers de ce marxiste hétérodoxe que fut Anton Pannekoek un ouvrage qui incite à la réflexion sur la question de l’autonomie populaire, ce qui ne peut, à notre avis, qu’enrichir notre combat.
Louis Alexandre
Passages du livre d’Anton Pannekoek : Les Conseils ouvriers
Le système social dont il est question ici pourrait être appelé du nom de communisme si ce nom n’était utilisé dans la propagande mondiale du » Parti communiste » pour désigner son système de socialisme d’Etat, sous une dictature du parti. Mais qu’est-ce qu’un nom ? on abuse toujours des noms pour tromper les masses les sons familiers les empêchant de penser d’une manière critique et d’apprécier clairement la réalité. Donc, au lieu de chercher le nom qui convient, il sera plus utile d’examiner de plus près la caractéristique principale du système : l’organisation des conseils.
Les conseils ouvriers sont la forme d’auto-gouvernement qui remplacera, dans les temps à venir, les formes de gouvernement de l’ancien monde. Bien entendu, pas pour toujours ; aucune de ces formes n’est éternelle. Quand la vie et le travail en communauté constituent une façon d’être normale, quand l’humanité contrôle entièrement sa propre vie, la nécessité fait place à la liberté et les règles strictes de justice établies auparavant se résolvent en un comportement spontané. Les conseils ouvriers sont la forme d’organisation de la période de transition pendant laquelle la classe ouvrière lutte pour le pouvoir, détruit le capitalisme et organise la production sociale. Pour connaître leur véritable caractère, il sera utile de les comparer aux formes existantes d’organisation et de gouvernement, que la coutume présente à l’esprit public comme allant de soi.
Les communautés trop vastes pour se réunir en une seule assemblée règlent toujours leurs affaires au moyen de représentants, de délégués. Ainsi, les citoyens des villes libres du Moyen Age se gouvernaient par des conseils de villes et les bourgeoisies de tous les pays modernes ont leurs parlements, à l’exemple de l’Angleterre. Lorsque nous parlons de l’administration des affaires par des délégués élus, c’est toujours aux parlements que nous pensons ; c’est donc surtout aux parlements que nous devons comparer les conseils ouvriers si nous voulons discerner leurs traits essentiels. Il est évident qu’étant donné les grandes différences qui existent tant entre les classes qu’entre leurs objectifs, les corps représentatifs correspondants doivent être eux aussi essentiellement différents.
Cette différence saute aux yeux dès l’abord : les conseils ouvriers s’occupent du travail et doivent régler la production, alors que les parlements sont des corps politiques qui discutent et décident des lois et des affaires de l’Etat. La politique et l’économie, cependant, ne sont pas des domaines entièrement séparés. En régime capitaliste, l’Etat et le parlement prennent les mesures et font les lois nécessaires à la bonne marche de la production ; ils pourvoient à la sécurité du négoce et des affaires, à la protection du commerce, de l’industrie, des échanges et des déplacements à l’intérieur et à l’étranger ; à l’administration de la justice, à la monnaie et à l’uniformité des poids et mesures. Et leurs taches politiques, qui, à première vue, ne semblent pas liées à l’activité économique, sont en rapport avec les conditions générales de la société, avec les relations entre les différentes classes, qui constituent le fondement du système de production. Ainsi, la politique, l’activité des parlements, peut, au sens large, être considérée comme un auxiliaire de la production.
Où est alors, en régime capitaliste, la distinction entre la politique et l’économie ? Leurs rapports sont les mêmes que ceux qui existent entre la réglementation générale et la pratique concrète. La tache de la politique est d’établir les conditions sociales et légales dans lesquelles le travail productif peut s’effectuer régulièrement, ce travail lui-même étant la tache des citoyens. Ainsi, il y a division du travail. La réglementation générale, bien qu’elle soit une base nécessaire, ne constitue qu’une part mineure de l’activité sociale, un accessoire du travail proprement dit, et peut être laissée à une minorité de politiciens dirigeants. Le travail productif lui-même, base et contenu de la vie sociale, est constitué des activités séparées de nombreux acteurs et absorbe entièrement leurs vies. La part essentielle de l’activité sociale est la tache personnelle. Si chacun s’occupe de son propre travail, et s’acquitte de sa tache, la société dans son ensemble marche bien. De temps en temps, à intervalles réguliers, au moment des élections législatives, les citoyens doivent donner leur attention aux réglementations générales. Ce n’est qu’aux époques de crises sociales, de décisions fondamentales et de controverses sévères, de guerre civile, de révolution, que la masse des citoyens a dû consacrer tout son temps et toutes ses forces à ces réglementations générales. Les questions fondamentales réglées, les citoyens pouvaient retourner à leurs occupations particulières, et laisser une fois de plus ces affaires générales à la minorité d’experts, aux juristes et aux politiciens, au parlement et au gouvernement.
Tout autre est l’organisation de la production commune par les conseils ouvriers. La production sociale n’est pas divisée en une quantité d’entreprises séparées dont chacune est l’oeuvre limitée d’une personne ou d’un groupe ; elle constitue une totalité cohérente, objet de l’attention de la totalité des travailleurs, occupant leurs esprits en tant que tache commune à tous. La réglementation générale n’est plus une affaire accessoire, abandonnée à un petit groupe de spécialistes c’est le problème principal, qui exige l’attention conjuguée de tous. Il n’y a plus séparation entre la politique et l’économie, autrefois activités quotidiennes d’un corps de spécialistes, d’une part, et de la masse des producteurs d’autre part. Pour la communauté indivise des producteurs, politique et économie ont fusionné il y a unité de la réglementation générale et du travail pratique de production. Cette totalité est l’objectif essentiel de tous.
Ce caractère se reflète dans toute pratique. Les conseils ne gouvernent pas, ils transmettent les opinions, les intentions, la volonté des groupes de travail. Non pas, certes, comme des commissionnaires indifférents qui portent passivement lettres et messages dont ils ne connaissent rien. Ils ont pris part aux discussions, ils se sont distingués comme porte-parole ardents des opinions qui ont prévalu. De sorte que, comme délégués d’un groupe, ils ne sont pas seulement capables de défendre ses idées à la réunion du conseil, mais encore ils sont suffisamment impartiaux pour être ouverts à d’autres arguments, et pour présenter à leur groupe des opinions ayant une plus large audience. Les conseils sont donc les organes de discussions et de communications sociales.
La pratique parlementaire est exactement à l’opposé. Les délégués doivent prendre des décisions sans consulter leurs électeurs, sans être liés par un mandat. Le député, pour garder la fidélité de ses mandants, peut daigner leur parler et leur exposer sa ligne de conduite, mais il le fait en tant que maître de ses propres actes. il vote comme sa conscience et son honneur le lui imposent, eu égard à ses propres opinions. C’est bien naturel : il est expert en matière politique, le spécialiste des questions législatives, et il ne peut se laisser guider par les directives de gens ignorants. La tache de ces derniers, c’est la production, leurs occupations particulières ; la sienne, c’est la politique, les réglementations générales. Il doit être guidé par de grands principes politiques, et non se laisser influencer par l’égoïsme étroit des intérêts privés de ses mandants. C’est ainsi que, dans le capitalisme démocratique, il est possible à des politiciens élus par une majorité de travailleurs de servir les intérêts de la classe capitaliste.
Les principes du parlementarisme ont aussi pris pied dans le mouvement ouvrier. Dans les organisations syndicales de masse, ou dans des organisations politiques géantes comme le parti social-démocrate allemand, les dirigeants agissaient comme une sorte de gouvernement, avec pouvoir sur les membres, et leurs congrès annuels prenaient l’allure de parlements. Les dirigeants les appelaient avec fierté des parlements du travail, pour souligner leur importance ; et les observateurs critiques faisaient remarquer que la lutte des factions, la démagogie des dirigeants, les intrigues de couloir étaient des signes de cette dégénérescence, déjà apparue dans les véritables parlements. Et de fait, c’étaient des parlements, de par leur caractère fondamental. Pas au début, quand les syndicats étaient petits et que des membres dévoués faisaient tout le travail eux-mêmes, et presque toujours gratuitement. Mais avec l’augmentation des effectifs apparut la même division du travail que dans la société en générale. Les masses travailleuses devaient donner toute leur attention à leurs intérêts personnels particuliers, à la façon de trouver et de garder un emploi. C’était là le contenu principal de leur vie et de leur esprit ; ce n’est que d’une manière très générale qu’elles devaient en outre décider par vote de leurs intérêts communs de classe et de groupe. Le détail de la pratique était laissé aux experts, aux fonctionnaires des syndicats et aux dirigeants des partis, qui savaient comment s’y prendre avec les patrons capitalistes et les ministres. Et seule une minorité de dirigeants locaux était suffisamment au courant de ces intérêts généraux pour être envoyée comme délégués aux congrès où, malgré les mandats pouvant impératifs, chacun votait en fait selon son propre jugement.
Dans l’organisation des conseils, la domination des délégués sur leurs mandants disparaît, parce que la base de cette domination, la division des taches a disparu. Alors, l’organisation sociale du travail oblige chaque ouvrier à accorder toute son attention à la cause commune, à la totalité de la production. Comme auparavant, la production de ce qui est nécessaire à la vie comme fondement de la vie même, occupe l’esprit autrement. Mais il ne s’agit plus de la préoccupation de chacun pour sa propre entreprise, son propre emploi, en concurrence avec les autres. Car la vie et la production ne peuvent être assurées que par la collaboration, par le travail collectif entre compagnons. Ce travail collectif domine donc la pensée de chacun. La conscience de la communauté forme le fond et la base de tout sentiment et de toute pensée.
Il s’agit là d’une révolution totale dans la vie spirituelle de l’homme. il apprend à voir la société, il sait ce qu’est la communauté dans son essence. Auparavant, en régime capitaliste, sa vision se limitait à ce qui concernait ses affaires, son travail, sa famille et lui-même. Il ne pouvait en être autrement, car de cela dépendait son existence. La société n’était pour lui qu’un arrière-plan obscur et inconnu, derrière son petit monde visible. Et certes, il subissait ces forces puissantes, qui déterminaient l’issue heureuse ou la faillite de son travail. Mais, guidé par la religion, il voyait en ces forces l’oeuvre de puissances suprêmes surnaturelles. Dans le monde des conseils ouvriers, au contraire, la société apparaît en pleine lumière, transparente et connaissable ; la structure du processus social du travail n’est plus dissimulée aux yeux de l’homme ; son regard embrasse la production dans sa totalité ; c’est cela qui est nécessaire à sa vie, à son existence. La production sociale est alors devenue l’objet d’une organisation consciente. La société est dans la main de l’homme ; il agit sur elle, il en comprend donc la nature essentielle. Ainsi, le monde des conseils ouvriers transforme l’esprit.
En régime parlementaire, qui est le système politique des entreprises indépendantes, le peuple est constitué d’une multitude de personnes séparées ; au mieux, selon la théorie démocratique, chacun se proclama investi des mêmes droits naturels. Pour l’élection des délégués, les gens sont groupés selon leur résidence, en circonscriptions. Aux premiers temps du capitalisme, il pouvait y avoir une certaine communauté d’intérêts entre voisins d’une même ville ou d’un même village, ce qui devint de plus en plus, à mesure que le capitalisme se développait, une fiction dépourvue de sens. Les artisans, les commerçants, les capitalistes, les ouvriers qui habitent le même quartier ont des intérêts différents et opposés ; ils votent en général pour des partis différents, et une majorité de hasard remporte la victoire. Bien que la théorie parlementaire considère l’élu comme le représentant d’une circonscription, il est clair que tous ces électeurs ne forment pas un groupe qui l’a délégué pour représenter ses désirs.
Sur ce point, l’organisation des conseils est tout fait le contraire du parlementarisme. Ce sont les groupes naturels, les ouvriers qui travaillent ensemble, le personnel d’une entreprise qui agissent en tant qu’unités et désignent leurs délégués. Ils peuvent trouver parmi eux des représentants réels et des porte-parole, parce qu’ils ont des intérêts communs et font partie d’un tout dans la » praxis » de la vie quotidienne. La démocratie complète est réalisée par l’égalité des droits de tous ceux qui participent au travail. Evidemment, ceux qui restent en marge du travail n’ont pas voix au chapitre en ce qui concerne son organisation. on ne peut considérer comme un manque de démocratie que, dans ce monde où les groupes à l’intérieur desquels tous collaborent, se gouvernent eux-mêmes, ceux qui ne s’intéressent pas au travail – et le capitalisme en laissera beaucoup, exploiteurs, parasites, rentiers – n’aient pas part aux décisions.
Il y a soixante-dix ans, Marx signalait qu’entre le règne du capitalisme et l’organisation finale d’une humanité libre, il y aurait une période de transition où la classe ouvrière serait maîtresse de la société, mais où la bourgeoisie n’aurait pas encore disparu. il appelait cet état de choses la dictature du prolétariat. A son époque, ce mot n’avait pas encore la résonance sinistre que lui ont donné les systèmes modernes de despotisme, et on ne pouvait pas l’employer abusivement pour la dictature d’un parti au pouvoir, comme plus tard en R
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