par Alastair Crooke.
Certains se sont demandés comment il était possible que le Président Poutine coopère avec le Président Trump pour que l’OPEP+ fasse grimper les prix du pétrole – alors que ces prix plus élevés ne feraient qu’aider à soutenir la production pétrolière américaine. En effet, il a été demandé au Président Poutine de garantir les subventions à l’économie américaine – au détriment des ventes de pétrole et de gaz de la Russie – puisque la production américaine de schiste n’est tout simplement pas rentable à ces prix. En d’autres termes, la Russie semble s’être tiré une balle dans le pied.
Eh bien, le calcul pour Moscou sur l’opportunité de réduire la production (pour aider Trump) n’a pas été si simple. Il y a eu des considérations géopolitiques et économiques intérieures – ainsi que des considérations industrielles – à prendre en compte. Mais, peut-être qu’une question l’emportait sur toutes les autres ?
Dès 2007, le Président Poutine a mis en avant une menace globale pour le commerce mondial : Et ce problème était tout simplement le dollar américain.
Et maintenant, ce dollar est en crise. Nous ne faisons pas tant référence ici à la crise financière intérieure des États-Unis (bien que la monétisation de la dette américaine soit liée à la menace qui pèse sur le système mondial), mais plutôt à la façon dont le système commercial international est sur le point de s’effondrer, avec de graves conséquences pour tout le monde.
En d’autres termes, le Covid-19 est peut-être le déclencheur, mais c’est le dollar américain – comme le Président Poutine l’a longtemps souligné – qui est à l’origine du problème :
« Nous sommes face à un effondrement des prix des produits de base et du commerce mondial comme nous n’en avons jamais vu depuis les années 1930 », a déclaré Ken Rogoff, l’ancien économiste en chef du FMI, aujourd’hui à l’Université de Harvard. Une avalanche de crises de la dette publique va certainement suivre, a-t-il dit, et « le système ne peut tout simplement pas gérer autant de défaillances et de restructurations en même temps ».
« C’est un peu comme dans les hôpitaux, ils peuvent traiter un certain nombre de patients atteints du Covid-19 mais ils ne peuvent pas les traiter tous en même temps », a-t-il ajouté.
« Plus de 90 pays ont sollicité une aide du FMI – près de la moitié des pays du monde – tandis qu’au moins 60 pays ont cherché à bénéficier des programmes de la Banque Mondiale. Ensemble, les deux institutions disposent de ressources allant jusqu’à 1,2 billion de dollars ».
Pour être clair, ce montant est loin d’être suffisant. Rogoff affirme que 1,2 billion de dollars est une goutte d’eau dans l’océan – pour ce qui nous attend. La santé de l’économie mondiale s’est donc dégradée en une course entre les dollars qui affluent de ce système « auto-organisé complexe » au milieu de la pandémie de coronavirus, et les ressources très limitées du FMI et de la Banque Mondiale.
Simple ? Il suffit d’augmenter le flux de dollars dans le système. Mais whoa là ! Cela signifierait que les États-Unis fourniraient un flux de dollars suffisant pour répondre aux besoins du « reste du monde » – « pendant le plus grand effondrement depuis les années 1930 » ? Il y a 11,9 billions de dollars rien que dans ce pays, plus le flux de dollars nécessaire pour financer le commerce international au jour le jour (généralement sous forme de réserves de change nationales).
Cela ne représente toutefois qu’une fraction du « problème » de la dette, puisqu’une partie de cette dette présente les caractéristiques d’une « monnaie » distincte utilisée dans le commerce international, appelée eurodollars. La plupart du temps (mais pas exclusivement), ils se présentent comme des dollars ordinaires, mais ce qui les distingue, c’est qu’il s’agit de dépôts en dollars à l’étranger qui existent en dehors de la réglementation américaine, dans un sens.
Mais qui – dans l’autre sens – deviennent les outils qui étendent la juridiction américaine (pensons aux sanctions du Trésor), à travers le monde, par l’utilisation du dollar US, comme moyen d’échange. Autrement dit, cet énorme marché de l’eurodollar sert les intérêts géopolitiques de Washington en lui permettant de sanctionner le monde. Le marché de l’eurodollar est donc un outil essentiel pour la « guerre » secrète des États-Unis contre la Chine et la Russie.
Les eurodollars sont apparus (initialement) en Europe au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale (personne ne sait exactement comment) et ont connu une croissance considérable, le système bancaire européen n’ayant fait qu’en créer davantage par voie électronique. Le talon d’Achille est qu’il n’y a pas de Banque Centrale pour lui fournir des dollars en liquidités, car les paiements vers la sphère américaine sont aspirés hors de celle-ci.
Cela se produit surtout en temps de crise, quand il y a une fuite vers le dollar US : c’est un autre système dynamique auto-organisé qui ne peut « croître » que dans les bonnes conditions, mais qui sera sujet à une déconstruction dynamique si trop de dollars lui sont retirés. Et maintenant, avec la pandémie de Covid-19, le marché de l’eurodollar est dans une quasi panique pour des dollars : des dollars en liquidités.
La Fed américaine apporte son aide, à sa propre discrétion, mais principalement en proposant d’échanger d’autres devises contre des dollars et en accordant des prêts à court terme en dollars. Cet « échange pansement » ne peut évidemment pas empêcher une explosion du commerce mondial – de même que la Fed « soutenir » le système financier intérieur américain – en lui injectant des billions de dollars.
Le Président Poutine a vu cette éventualité il y a longtemps, et a prédit l’effondrement final du dollar, en raison du fait que le commerce mondial devient trop important et trop diversifié pour être soutenu sur le dos étroit de la Fed américaine. Et parce que le monde n’est plus prêt à ce que les États-Unis puissent le sanctionner, bon gré mal gré, et à volonté.
Et voici ce moment – très probablement. Ainsi, l’effondrement du prix du pétrole est une pièce de cette histoire beaucoup plus importante. Poutine – ce qui n’est pas si surprenant – a donc coopéré avec l’initiative de l’OPEP de Trump. Poutine ne veut peut-être pas voir l’hégémonie du dollar renouvelée, mais il ne veut pas non plus que la Russie soit considérée comme un contributeur principal à l’effondrement mondial. Le fait que la Chine soit accusée d’être responsable du coronavirus constitue une alerte puissante dans ce contexte.
Il ne s’agit pas – je le souligne – d’un essai sur les eurodollars méconnus. Il porte sur le risque mondial réel. Prenons l’exemple du Moyen-Orient. Le pétrole s’échange actuellement à 17 dollars (vendredi). Aucun modèle économique moyen-oriental d’un État producteur n’est viable à ce niveau de prix. Les « seuils de rentabilité » des budgets nationaux exigent que le prix du pétrole soit au moins trois fois plus élevé, voire plus. Et cela s’ajoute à l’effondrement de l’activité et du tourisme du pôle de transport aérien du Golfe. En outre, les États du Nord sont soumis à de fortes pressions par les sanctions américaines, qui durcissent le garrot des sanctions, alors que le Covid-19 frappe. Le Liban, la Jordanie, la Syrie – et l’Irak. Tous ont des modèles d’affaires nationaux qui sont en faillite. Ils ont tous besoin de renflouements.
Et dans ce sombre tableau, le coronavirus s’est emparé précisément de cette catégorie d’expatriés et de travailleurs migrants qui soutiennent le « mode de vie » du Golfe et son modèle économique. Les ONG parcourent actuellement les Émirats Arabes Unis à la recherche de bâtiments vides, et le Bahreïn réaménage des écoles fermées afin de reloger les travailleurs migrants dans des logements exigus où une chambre avec des lits superposés permettrait de faire dormir une douzaine de travailleurs.
Le virus s’est également propagé dans les quartiers commerciaux des villes à forte densité de population, où de nombreux expatriés partagent leur logement pour économiser sur le loyer. Beaucoup ont perdu leur emploi et sont en difficulté. Les autorités tentent d’expulser les migrants chez eux, mais le Pakistan et l’Inde leur refusent l’entrée immédiate. Ces victimes ont perdu leurs moyens de subsistance et toute chance d’échapper à leur misère.
Juste pour être clair : les élites du Golfe ne sont pas exemptées du Covid-19. Les Saoudiens ont été particulièrement touchés par ce qu’ils appellent parfois le « virus chiite ». La situation devient explosive. Les économies du Golfe sont tenues en haleine par les expatriés, les travailleurs migrants et les aides domestiques, et le coronavirus a bouleversé les piliers de leurs économies.
L’État domine le secteur financier dans le Golfe, ce qui rend les institutions financières particulièrement vulnérables, car la proportion de prêts que les banques locales accordent au gouvernement ou à des entités liées au gouvernement est en hausse depuis 2009. Au fur et à mesure que les autorités s’appuieront sur ces institutions, les économies du Golfe seront plus vulnérables aux tensions sur l’eurodollar – en l’absence de renflouements massifs de la part de la Fed.
L’impact mondial du Covid-19 ne fait que commencer, mais une chose est parfaitement claire : les États du Moyen-Orient auront besoin de beaucoup d’argent à dépenser, juste pour lutter contre le désordre social. Un effondrement économique n’est pas seulement économique. Elle conduit rapidement à un effondrement social qui implique des pillages, des violences aléatoires, des fraudes et une colère populaire dirigée contre les autorités. Le commerce mondial va être durement touché, et les importations américaines vont chuter, ce qui menace l’un des principaux canaux de liquidités en dollars dans le système eurodollar.
Cette crainte d’une destruction dynamique systémique du système commercial a conduit la BRI (Banque des Règlements Internationaux : la Banque Centrale des Banques Centrales) à insister sur ce point : « … la crise actuelle diffère de celle de 2008, et nécessite des politiques qui vont au-delà du secteur bancaire pour atteindre les utilisateurs finaux. Ces entreprises, en particulier celles qui s’inscrivent dans des chaînes d’approvisionnement mondiales, ont constamment besoin de fonds de roulement, en grande partie en dollars. Il est essentiel de préserver le flux des paiements dans ces chaînes si nous voulons éviter un nouvel effondrement économique ».
Il s’agit d’un avertissement véritablement révolutionnaire. La BRI affirme que si la Fed ne met pas massivement à disposition des plans de sauvetage et des fonds de roulement – jusqu’au niveau le plus bas de la pyramide d’approvisionnement des entreprises individuelles – l’effondrement du commerce ne pourra pas être évité. Ce qui est suggéré ici, c’est la crainte que lorsque de multiples systèmes dynamiques complexes commencent à se dégrader, ils peuvent entrer, et le font souvent, dans une spirale de rétroactions.
Il existe peut-être un accord au sein du G7 sur le principe d’un moratoire sur une dette limitée à offrir aux économies en difficulté, mais une approche à outrance – sur les orientations de la BRI – est apparemment bloquée par le Secrétaire au Trésor américain Mnuchin (les États-Unis jouissent d’un droit de veto au FMI en vertu de leur quota) : Mnuchin n’offre plus de liquidités américaines au FMI, préférant maintenir la Fed américaine au centre du processus de déploiement des liquidités en dollars.
En d’autres termes, Trump souhaite maintenir intact l’échafaudage de la « guerre » cachée contre la Chine et la Russie, basée sur le dollar, les sanctions et les tarifs douaniers. Il veut que la Fed puisse déterminer qui reçoit ou non de l’aide pour le « déploiement des liquidités ». Il veut continuer à pouvoir sanctionner ceux qu’il veut. Et il veut maintenir une empreinte extérieure du dollar aussi grande que possible.
C’est là que se situe le cœur de la plainte de Poutine : « À la base, le système eurodollar est basé sur l’utilisation de la monnaie nationale d’un seul pays, les États-Unis, comme monnaie de réserve mondiale. Cela signifie que le monde est redevable d’une monnaie qu’il ne peut pas créer comme il en aurait besoin ».
Lorsqu’une crise frappe, comme c’est le cas actuellement, tous les membres du système eurodollar réalisent soudain qu’ils n’ont pas la possibilité de créer des dollars et qu’ils ne peuvent compter que sur les réserves nationales de devises étrangères ou sur les « lignes de swap ». Cela confère évidemment aux États-Unis un pouvoir et des privilèges énormes.
Mais plus que de soumettre le monde à l’hégémonie géopolitique de Washington, le point crucial est souligné par le Professeur Rogoff : « Nous assistons à un effondrement des prix des matières premières et du commerce mondial comme nous n’en avons jamais vu depuis les années 1930. Une avalanche de crises liées à la dette publique ne manquera pas de suivre, a-t-il déclaré, et « le système ne peut tout simplement pas gérer autant de défaillances et de restructurations – en même temps ».
Cela dépasse tout simplement les capacités de la Fed ou du Trésor américain, et de loin. La Fed est déjà prête à monétiser le double de l’émission totale de la dette du Trésor américain. La tâche globale la submergerait – dans une avalanche d’impression de monnaie.
Mnuchin croit-il alors à son récit et à celui de Trump, selon lequel le virus va bientôt passer et l’économie va rapidement rebondir ? Si c’est le cas, et s’il s’avère que le virus ne disparaît pas rapidement, alors la position de Mnuchin laisse présager une débâcle tragique à venir. Et avec de nouvelles émissions massives de monnaie, un effondrement de la confiance dans le dollar. (Le Président Poutine aurait eu raison, mais il ne se réjouira pas, assurément, d’avoir raison d’une manière aussi destructrice).
Dans une sphère parallèle, la situation critique du commerce mondial est reflétée dans le microcosme par celle des États de l’UE, comme l’Italie, dont les économies ont également été mises à mal par le Covid-19. Eux aussi sont redevables à une monnaie – l’euro – que l’Italie et d’autres pays ne peuvent pas créer comme il le faudrait.
Avec la crise qui frappe l’Europe, tous les membres du système de l’euro font l’expérience de ce que signifie ne pas avoir la possibilité de créer une monnaie fiduciaire et être entièrement soumis à un organe non statutaire, l’Eurogroupe, qui – comme Mnuchin – dit simplement « non » à toute approche de type BRI.
Là encore, il s’agit d’une question d’échelle : il ne s’agit pas de faire comme si de rien n’était, comme dans une éruption néo-grecque, et de faire face à la « discipline » de l’UE. Cette crise est beaucoup, beaucoup plus importante que cela. L’absence d’instruments monétaires – en cas de crise – peut devenir existentielle.
Une muse pourrait rappeler à Mnuchin et à l’Eurogroupe l’Histoire monétaire de 1899 d’Alexander del Mar, dans laquelle il observe comment les manœuvres de la Couronne britannique, en limitant l’exportation d’or et d’argent (c’est-à-dire de monnaie) vers ses colonies américaines, ont conduit à la « guerre » de la Couronne contre les instruments monétaires en papier – les Bills of Credit – émis par les Assemblées Révolutionnaires du Massachusetts et de Philadelphie, pour compenser cette famine monétaire britannique.
Finalement, les colons désespérés n’avaient plus qu’un seul recours : « soutenir leur système monétaire. Ainsi, les lettres de crédit de cette époque … étaient vraiment les normes de la Révolution [américaine]. Elles étaient plus que cela : Elles étaient la Révolution elle-même ! »
traduction Réseau International
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