les «maîtres de l’univers» remarqueront-ils enfin que personne ne les prend plus au sérieux
Par Alastair Crooke − Le 6 avril 2020 − Source Strategic Culture
L’intrusion d’un événement totalement étranger – comme une pandémie – dans un statu quo donné, ne le rompt pas nécessairement en, et par, lui-même. Mais elle expose cruellement les lacunes et le fonctionnement du statu quo existant. Elle les montre, non seulement nus, mais dévoile aussi, soudainement, les sombres coulisses des prébendes, à peine légales, au profit des entreprises, des copains et des coquins de Wall Street.
Fiodor Dostoïevski expose dans Les Frères Karamazov une allégorie [Le grand Inquisiteur. En bref : Jésus revient sur terre et demande des comptes à l’Inquisiteur sur ses atrocités, NdT] qui peut être appliquée à notre époque, mais qui a eu lieu à Séville, au seizième siècle, le moment le plus terrible de l’Inquisition, lorsque des feux étaient allumés chaque jour à la gloire de Dieu – plutôt qu’à « la gloire de Mammon » comme aujourd’hui, dans des splendides auto da fé [actes de foi], où les « diaboliques hérétiques » étaient brûlés vifs. Le livre de Dostoïevski a été publié en 1880.
Dans cette ville, un événement entièrement étranger – dirions-nous non humain ? – se produit, qui perturbe profondément la société : les citoyens sont soudain arrachés à leur banal quotidien pour voir le statu quo avec un autre regard – les yeux grands ouverts.
Le Grand Inquisiteur de Séville est indigné. Cet événement étranger risque de gâcher son statu quo soigneusement conçu :
Oh, nous allons les persuader [les citoyens de Séville] qu’ils ne deviendront libres que lorsqu’ils renonceront à leur liberté et se soumettront à nous. Et aurons-nous raison, ou mentirons-nous ? [Peu importe] ils seront convaincus que nous avons raison… Recevant du pain de notre part, ils verront clairement que nous prenons le pain – fait par leurs mains – [juste] pour le leur rendre… En vérité, ils seront plus reconnaissants de l’avoir eu de nos mains – que pour le pain lui-même [car il sera alors béni, NdT] ! Ce n’est que trop bien, ils connaîtront la valeur d’une soumission complète ! Nous leur montrerons qu’ils sont faibles, qu’ils ne sont que des enfants pitoyables, mais que le bonheur enfantin est le plus doux de tous.
Nous les délivrerons de leurs péchés ; leur permettant de s’occuper de leurs vices. Nous surveillerons tout, réglementerons tout, ordonnerons et légiférerons pour tout – et serons aussi leur conscience – afin qu’ils n’aient pas à se donner la peine de trop penser ; ou, être obligés de prendre des décisions. Ils n’existent que pour nous servir, nous, l’élite qui les gouverne : les millions, aussi nombreux que les sables de la mer, qui sont faibles, ne doivent exister que pour l’élite qui les gouverne. Dans ce mystère, dit le Grand Inquisiteur, «réside le grand secret du monde».
Eh bien, nous y sommes : nous avons un événement étranger, la Covid-19. C’est différent, bien sûr. L’Inquisiteur a littéralement incinéré la menace – vivante – de l’ordre existant à Séville. De même, nos «élus» d’aujourd’hui sont également prêts à préserver le statu quo. Et pour des raisons très semblables à celles de l’Inquisiteur.
Les élites d’aujourd’hui sont cependant confrontées à un modèle beaucoup plus complexe : nous parlons ici davantage des conséquences de la Covid-19 sur la psychologie humaine collective, plutôt que de l’efficacité de toute action entreprise, ou non, par la Fed, le G7 ou les Banques centrales. La menace à Séville concernait, fondamentalement, la transformation psychologique : «l’événement» de Séville a incité les citoyens à remettre en question le sens de leur vie – et à douter de l’organisation humaine – et de l’élite en particulier. Cela ne s’est pas bien terminé en Russie – ni pour les Inquisiteurs, finalement.
La question pour les gouvernements – au fond – est de savoir comment ressusciter une économie qui a été placée en hibernation. Les dirigeants occidentaux craignent que, si elle n’est pas réveillée – et rapidement -, il puisse y avoir des dommages permanents à l’infrastructure de l’économie réelle – et par conséquent, une série de défauts conduisant à une éventuelle crise financière, ou à l’implosion – c’est-à-dire un rideau final pour le statu quo. Donc, nous entendons beaucoup parler du fait que le remède est pire que le mal, c’est-à-dire qu’une économie bloquée peut être plus nocive que laisser des gens mourir de la Covid-19.
Mais le paradoxe ici est que les élites ne sont pas une organisation. Ce n’est pas la guerre contre le terrorisme. Il n’y a personne à blâmer – bien que les États-Unis souhaitent coller la Covid-19 sur le dos de la Chine : «Nous ne l’avons pas commencé». La «mort» est venue à nous – un événement de «l’au-delà». Le combat contre elle a néanmoins été déclaré «guerre complète». Il n’y a rien de tangible, pas de véritable ennemi «à combattre» – juste un virus qui change de forme, que les virologues décrivent comme «non vivant», mais tout de même à la limite de la vie. De telles entités ne peuvent littéralement pas être «tuées».
Et comment combattre cette guerre ? Où est le plan de bataille ? Il n’y en a pas. Il ne peut y en avoir – à part atténuer l’approche de la mort. Le Dr John Ioannidis, professeur de médecine et d’épidémiologie à l’Université de Stanford, nous dit que la modélisation dont dépend entièrement le plan du gouvernement pour sa campagne «militaire» est sans valeur :
Les données collectées à ce jour sur le nombre de personnes infectées et l’évolution de l’épidémie ne sont absolument pas fiables. Compte tenu des tests limités à ce jour, certains décès et probablement la grande majorité des infections dues au SRAS-CoV-2 (COVID-19) sont masquées. Nous ne savons pas si notre ignorance de l’étendue de l’infection se mesure par un facteur de trois, ou trois cents ! Trois mois après le début de l’épidémie, la plupart des pays, y compris les États-Unis, n’ont pas la capacité de tester un nombre important de personnes et aucun pays ne dispose de données fiables sur la prévalence du virus dans un échantillon aléatoire représentatif de la population en général…
Les taux de mortalité sont également similaires partout : alors que les chercheurs débattent de la cause d’un taux de mortalité supérieur à 10% en Italie, une chose est incontestable : les taux de mortalité augmentent. Presque tous les pays qui ont un grand nombre de cas signalés ont continué de voir les taux de mortalité augmenter. En Espagne, le taux de mortalité s’élève désormais à 8,7%. Il y a dix jours, il était de 5,4%. Aux Pays-Bas, il est de 8,3%. Il y a dix jours, il était de 3,8%. Au Royaume-Uni, il est de 7,1%. Il y a dix jours, il était de 4,6%. En France, le taux de mortalité est de 6,7%. Il y a dix jours, il était de 3,9%.
En d’autres termes, il semble que la mort prenne le dessus dans cette «guerre».
Et pourtant, derrière la crainte du gouvernement pour le statut financier et économique, se tapit un autre «démon» : l’hystérie de masse et la révolte de ceux qui, aujourd’hui au chômage, n’ont pas l’argent pour acheter de la nourriture. Encore une fois – la psychologie de la foule lors d’une émeute – est le fruit d’une psyché collective. Elle ne peut pas, littéralement, être tuée par des soldats. Cette psyché commence déjà à se manifester dans le sud de l’Italie où des gens, qui disent avoir faim et n’ont pas d’argent, prennent d’assaut les supermarchés et pillent la nourriture. Ce n’est que de la nourriture, pour l’instant, mais bientôt, ce sera une razzia pour de l’argent.
Les troubles sociaux et les émeutes sont susceptibles de faire encore plus peur aux gouvernements que les « bulles » dégonflées de leurs économies. Mais n’est-ce pas là le but du paradigme de la «guerre contre la mort» ? Police dans les rues ; patrouilles de l’armée ; loi martiale ; et criminalisation des mouvements non autorisés. Tout se prépare dans la perspective d’une révolte populaire, contre la crainte que les banlieues parisiennes, principalement immigrées, ou le Mezzogiorno italien, n’explosent.
La Fédération des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a récemment averti qu’une «bombe sociale pourrait exploser à tout moment» dans les villes occidentales. En effet, l’évolution de la pandémie, qui a plongé l’économie américaine dans une dépression, pourrait entraîner un effondrement social dans les principales métropoles, en particulier dans les zones à faible revenu.
Le désespoir gouvernemental – dû aux risques de désintégration sociale et économique – est susceptible de pousser les gouvernements à jouer soit sur une levée précoce des confinements, soit sur une levée partielle. Mais le même dilemme s’applique : les gouvernements le feront «à l’aveugle», ou sur la base d’une modélisation empiriquement erronée.
Et c’est un pari. Le laboratoire Signier nous donne cette illustration des mathématiques possibles derrière la «distanciation» :
Ceci, comme la plupart des modèles actuels, est une conjecture en termes d’hypothèses sous-jacentes (comme un taux d’infection de 2,5). Mais son message est clair. Opter pour une ouverture partielle ou une ouverture localisée invitera une sorte de phase deux. La Chine vit déjà cela – et a dû verrouiller la province de Jin juste après avoir réouvert Hubei.
Où se situe donc l’équilibre des avantages pour les dirigeants désespérés ? Qui sait ? Une phase deux peut arriver de toute façon ; le virus pourrait muter, comme ce fut le cas en août 1918 avec la grippe espagnole, et devenir plus – ou moins – mortel. Ce qui rend l’infection Covid-19 particulièrement difficile à gérer ou à prévoir, c’est qu’elle commence à partir du jour zéro, mais le porteur ne ressentira aucun symptôme de maladie, ceux-ci n’apparaîtront que 5 à 8 jours plus tard. Pourtant, pendant tout ce temps, il/elle sera 100% infectieux – et propagera potentiellement une nouvelle phase. Il n’y a pas de test général pour les anticorps.
Les gouvernements atténueront probablement de toute façon le confinement pour limiter les pressions sociales et économiques. Ils auront les doigts croisés sur le fait que la Covid-19 ne reviendra pas lors d’une nouvelle phase pour leur «faire un pied de nez» – et ridiculiser toutes les mesures. C’est un pari – et la crédibilité de ces gouvernements sera en jeu – quoi qu’ils fassent. Ils sont coincés entre Charybde et Scylla, et sans bonne option.
Alors, où cela nous mène-t-il ? À une schizophrénie, pas inattendue. D’une part, il y a ceux qui sont tellement sous l’emprise – au sens de J B Yeats – du statu quo, que tout autre chose qu’un rétablissement rapide de la «normalité» est hors de leur portée. La riposte mentale est fermée hermétiquement. À titre d’exemple :
Un ensemble bien connu de gestionnaires d’actifs britanniques, hier matin, a prédit allègrement une reprise en forme de V à partir du troisième trimestre… Ils pensent que les packages QE Infinity [planche à billets] ont « réglé » la bulle de la dette, le marché des actions est désormais réaliste pour une reprise mondiale, les gouvernements ont atténué les dégâts, et nous verrons un rebond massif du moral, de l’activité et de la demande, réprimés par le confinement, et les économies repartiront – dans une liesse débridée.
Cette ligne de pensée soutient que ce qui se passe aux États-Unis et en Europe n’est pas une véritable récession. Les fondamentaux économiques étaient excellents. Nous fermons l’économie uniquement à cause de la Covid-19. Donc, il suffira simplement de la redémarrer – tout ira bien.
Mais, tout comme de fortes doses de sucre raffiné peuvent avoir un impact sur le cerveau humain d’une manière similaire aux drogues provoquant une dépendance en libérant de la dopamine, le produit chimique «de récompense» du cerveau, nous avons depuis 2008-2009, ce que Dan Amoss appelle une «économie dopée au sucre».
Ainsi, la prescription inévitable – pour maintenir le statu quo – est plus de sucre, plus de dépenses et plus d’impression avec la planche à billets. Et si l’effet commence à diminuer, la réaction est de «doubler la dose». Tout cela est un vœu pieux. Cela fait partie de l’illusion. L’économie n’allait pas bien. Depuis 2008, la Fed alimente une économie gavée de sucre. C’est une bulle. C’est le problème. Et la bulle a peut-être été fatalement crevée.
Que se passera-t-il lorsque, finalement, nous serons libérés du confinement : nous allons sortir – toujours en clignant des yeux – dans la lumière du jour, mais ce sera un monde très différent. Nous verrons que l’action humaine – c’est-à-dire nos gouvernements – n’a pas du tout réussi à arracher même un simulacre de victoire dans cette guerre. Les récriminations vont se multiplier. Si la mort s’est retirée – ce sera finalement parce que la nature et la biologie l’ont voulu. Il y a, bien sûr, l’action humaine – mais il y a d’autres forces à l’œuvre dans notre Cosmos, qui peuvent faire apparaître pathétique l’orgueil humain prométhéen.
C’était juste une telle perspicacité qui avait troublé Séville, dans l’allégorie de Dostoïevski. L’intrusion étrangère dans leur ville a fait remonter, dans la conscience des souvenirs à moitié oubliés, ce que c’est d’être pleinement humain et a rappelé d’autre mode de réalisation du potentiel humain. La conscience de notre nature mortelle peut aussi souvent provoquer cet effet, bien sûr.
Ce qui suit sera un monde plus hésitant et prudent. Choqué économiquement, et profondément, je pense que nous serons beaucoup plus prudents à l’avenir : les utilisations de cartes de crédit seront divisées par deux ; nous essaierons d’économiser davantage et nous nous adapterons «à la décroissance». Allons-nous sortir et dépenser généreusement ? Un «sursaut» du refoulé ? Non. L’expérience pour tous a été un châtiment. Qui voit maintenant l’avenir avec certitude ? Chaque aspect de la vie va être changé. Certaines des petites entreprises réouvriront, mais beaucoup resteront fermées. Beaucoup d’entre nous continueront de travailler à domicile. Beaucoup d’entre nous ne travailleront pas du tout – et ne travailleront peut-être plus jamais.
Mais ce qui semble attiser la conscience publique est d’un type différent : l’empathie pendant la pandémie – il n’y en avait pas avant. Rappelez-vous comment la Covid-19 s’abattant sur Hubei serait bon pour l’Amérique. La solidarité – il n’y en a pas eu – du moins de l’UE, bien sûr. Le leadership – il n’y en avait pas, mais l’abondante corruption semi-légale – était visible. Trump a pris en charge le Trésor américain, qui à son tour, contrôle désormais entièrement la presse à imprimer les dollars de la Fed. Trump est le roi dollar. Il peut imprimer ce qu’il veut, le donner à qui le veut, via les véhicules secrets à usage spécial du Trésor (SPV), sous-traités au fond spéculatif Blackrock. Le budget américain est désormais une triste blague.
Comme l’a fait remarquer un banquier : « Aimeriez-vous être un candidat démocrate contre [un Trump] dépensant 2 000 milliards de dollars en infrastructures dans une économie faible ? Bonne chance avec ça ! »
Les yeux grands ouverts : où est notre boussole morale – ainsi que notre humanité commune ?
Le masque est tombé : est-ce là le point d’inflexion de l’ordre mondial, lorsque le système hyper-financiarisé occidental est incapable de se réformer, refuse de se réformer – et pourtant, en même temps, est incapable de se maintenir, comme il l’était autrefois ? Le système – si activement occupé à prendre soin de lui-même – remarquera-t-il seulement que le monde ne croit plus en lui, si peu soit-il ?
Alastair Crooke
Traduit par jj, relu par Hervé pour la Saker Francophone
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