La production par le chaos

La production par le chaos

Nous pensons communément que pour mieux asseoir sa puissance une société, telle la nôtre, qui repose sur la production engendre inévitablement toujours plus d’ordre. Et il est vrai qu’il en fut ainsi jusque une période récente. L’industrialisation détermina à partir de sa naissance au XIXème siècle une hyper-rationalisation des méthodes collectives de fabrication, et ce dans le but d’atteindre une maximalisation de la production de valeur (ce qui est le but du paradigme de la production). Chaque geste participant au vaste ensemble mécanique de valorisation est préalablement étudié eu égard sa productivité et rentabilité, et cela n’a bien entendu pas fondamentalement changé puisque la rationalité productiviste et capitaliste nous tient toujours lieu de « logique » sociétale. Cette « logique » restant la même, nous n’en avons pas moins pour autant changé de conditions. Il s’agit des conditions données au Capital dans l’état actuel des possibilités de sa valorisation et auto-accumulation, tant technologiques qu’humaines, de poursuivre son développement autonome mondialisé qui a le luxe de servir d’instrument de pouvoir pour une élite de plus en plus restreinte et obnubilé par l’image de sa puissance « céleste ».

Un monde « liquide » en gestation 

Les conditions qui furent celles du processus de valorisation jusque récemment se matérialisèrent au travers de l’industrialisation et ses cadences dites « infernales » (ce qu’elles furent bel et bien en général). Cette dernière se distingua, outre l’utilisation effrénée de l’outil de son hégémonie productive et culturelle (la technologie), par une spécialisation et normalisation du travail qui ne se fit pas tant au travers de ce qui resta encore en apparence de métiers en son sein que des capacités à imaginer des nouvelles méthodes de rationalisation des processus de production. À partir de ce paradigme, se fit jour une séparation entre d’une part ce qui était devenu la masse des ouvriers, de plus en plus interchangeables mais aussi de plus en plus en surnombre, et d’autre part une certaine caste représentée par la figure de l’ingénieur dont le rôle est d’apporter son expertise technique à l’accroissement sans fin du productivisme. Mais cette rationalisation intensive de la production resta encore peu ou prou une dynamique d’équipes, même socialement cloisonnées, dans le sens où elle stimulait en sous-main une fidélisation aux objectifs et à l’image de l’entreprise. La captation des aptitudes humaines par le procès d’auto-accumulation de richesses financières, des capitaux, devait encore se faire derrière le voile d’un ordre qui assurait aux prolétaires et aux cadres une signification commune. C’est celle-ci qui maintient de nos jours par surcroît, et malgré son rétrécissement accru dans l’organisation postmoderne du travail, l’apparence d’un ordre social de plus en plus évanescent. Les conditions de l’auto-accumulation, basée de façon croissante sur la financiarisation de l’économie, ont désormais changées en même temps que celles-ci se sont appuyées sur les préjugés d’un néo-libéralisme universaliste et hyper-individualiste. L’organisation du travail se transforme donc au gré d’une auto-accumulation de capitaux et d’une prise de pouvoir mondial de la part d’une élite financière idéologisée qui ont toutes deux comme caractéristique principale de ne reposer sur rien qui puisse donner sens ou appartenance sinon qu’une simple survie ou recherche perpétuelle d’enracinement illusoire-abstrait dans une pseudo-communauté du capital : un monde « liquide » en gestation !

La Finance, sphère de l’économisme mondialisé dominant actuellement l’ensemble de la production de valeur, manipulant celle-ci afin de tâcher de donner aux masses financières gonflantes et virtualisées un semblant d’assise dans le réel – une réalisation hypothétique -, impose de nouvelles conditions au procès de valorisation qu’elle contraint méthodologiquement à la mesure de son extension démesurée. Ces conditions suivent les contours hasardeux du mouvement erratiques des capitaux au sein des salles de bourses et bureaux des banques d’affaires, mouvement qui se caractérisent par la vitesse par laquelle se réalisent le transfert de ces capitaux d’un secteur productif vers un autre ou d’une source de spéculation à l’autre. Aujourd’hui, l’entreprise soumise à la concurrence mondialisée se doit d’accroître, non plus sa propre capacité à valoriser directement et immédiatement les capitaux investis dans son outil de production, mais surtout son potentiel à pouvoir doter la quantité de plus en plus importante du capital financiarisé issue de la spéculation bancaire d’une assise réelle dans l’économie dite « réelle ». Elle doit en d’autres termes, s’efforcer de se soumettre au diktat de la finance dont elle dépend de plus en plus au sein d’une concurrence mondialisée et déséquilibrée, en valorisant plus son potentiel de représentation dans la réalité des capitaux financiers que sa capacité à valoriser des capitaux industriels. C’est l’entreprise en son entièreté qui devient encore plus par le fait un « objet » de spéculation en soi en misant, et ce en harmonie avec le point de vue des capitaux financiers, sur une apparence virtuelle. C’est donc toute sa structure interne – hommes, organisation, outils de production mais surtout de gestion et de rationalisation – qui se doit de s’efforcer de suivre le mouvement s’accélérant des capitaux volatils. Il faut, en d’autres termes, prouver sa compatibilité avec la nouvelle donne financière : condition d’une viabilité non pérenne qu’il appartient à chaque entreprise, à chaque individu, et à chaque instant, de gagner en s’abandonnant au flux croissant de l’ordre spéculatif par l’adaptabilité et l’hyper-rentabilité potentielle (il ne faut jamais oublier que l’argent est une promesse de gain sur l’avenir, et la finance une virtualité qui ne demande qu’à se concrétiser à un moment ou un autre, ne serait-ce qu’en faisant de plus amples promesses…).

Une course folle vers le chaos

Mais ce courant est bien sûr bouillonnant, chaotique, et ce de plus en plus. Il engendre une course folle pour chaque entité qui y est soumise dans l’espoir d’une survie de plus en plus aléatoire. Une soumission qui incite – est c’est là qu’est tout l’enjeu – à une incessante accommodation aux règles financières de la surreprésentation ostentatoire. Cela engendre une attitude de remise en cause permanente de soi-même qui finit justement par nier le soi à force d’instabilité perpétuelle. Où l’on nous presse de devenir créatifs, imaginatifs, ouverts. La continuelle création d’un nouveau déjà périmé à peine mise en œuvre, découlant d’un état d’esprit profondément immiscé dans la conscience des hommes de la société ouverte hypermoderne, devient une sorte de terreau sur lequel peut continuer à se développer l’excroissance de la Finance. L’instabilité et la perpétuelle projection en avant de la société humaine sont aujourd’hui devenues les conditions de la propre perpétuation du capitalisme financier. Il faut que chaque individu, en lui-même, isolément, ainsi que chaque sous-entité économique détachée (agences, équipes, filiales, gérances ou autres directions régionales), s’attache à mobiliser l’ensemble de ses aptitudes afin d’atteindre un maximum de compétitivité, et non plus seulement de rentabilité. Cette dernière est la résultante de la meilleure application possible d’une méthode de travail et de développement préétablie par la direction générale et l’encadrement qui en sont les maîtres d’œuvre et les dirigeants. Ils se doivent d’apporter aux actionnaires les dividendes attendues. La continuelle recherche de compétitivité, quant à elle, ne va pas plus loin mais ailleurs, car il s’agit désormais de mettre en tension et de stimuler en permanence une réactivité permettant, surtout en théorie dans un premier temps quitte, surtout, à l’affirmer par l’application des statistiques, de certifier l’entité économique productive dans ses propres capacités à maintenir un fort potentiel de valorisation des capitaux financiers (les principaux « actionnaires » en ce cas sont les banques qui déterminent leurs taux d’intérêt en fonction de ces capacités lorsque les crédits, de plus en plus importants du fait d’une concurrence de plus en plus coûteuse, sont alloués). Le concept qui y est accolé est celui d’inventivité, car, ce qui est réclamé c’est de faire preuve d’esprit inventif dans son domaine afin de tâcher de maintenir une longueur d’avance vis-à-vis de la concurrence. Mais cela n’est pas en soi une nouveauté. Ce qui l’est c’est le nouveau concept de l’inventivité qui se doit de se soumettre à une ligne d’élaboration qui passe nécessairement par des impératifs statistiques de plus en plus prégnantes et angoissantes. Il s’agit plutôt en réalité une inventivité « new-wave » enserrée dans le carcan de l’efficacité représentative (et non plus seulement quantitative).

C’est bien au nom d’une telle interprétation de l’efficacité, imposée jusqu’au domaine public dans la mesure où l’État emprunte désormais lui-même selon les mêmes règles que les entreprises privées (soumis aux mêmes règles des taux d’intérêts dépendants d’une réelle malléabilité de ses coûts internes, qui pourrons d’ailleurs baisser en important une nombreuse population d’immigrés clandestins payables à bas coûts et dont l’intégration sera financée en empruntant… sur les marchés financiers !1), que s’est imposée la dure loi de la flexibilité généralisée, du moins telle que le voudrait voir émerger le nouvel ordre mondial financier. La flexibilité, entendue aussi dans son aspect « flexicurité », est en effet conçue en tant que facteur principal d’efficacité vue sous l’angle de l’hyper-financiarisation de l’économie. Il est à noter que par rapport à une telle logique, il existe de moins en moins de correspondance entre l’efficacité productive (entendue : l’adéquation entre un réel besoin des hommes et l’imagination et la fabrication des biens correspondant à ce besoin) et l’impératif financier. Cet impératif réclame une grande mobilité des acteurs économiques qui doivent se soumettre à la fluctuation des capitaux issus de la Finance mondialisée détenue par les grandes banques mondiales (FED, les banques centrales, JP Morgan, Rothschild, etc), dont les mises répondent à une volonté d »accroissement de bulles spéculatives qui permettent d’une part de conserver, de plus en plus virtuellement faut-il le préciser, sa valeur au Capital et d’autre part d’accroître la mainmise de la Finance sur l’économie réelle des Nations, et donc sur les Nations elles-mêmes au travers de la Dette (l’exemple grec est sur ce point déterminant en tant que laboratoire d’austérité généralisée à une Nation en son ensemble). La flexibilité est la mise en application d’un individualisme porté par l’idéologie néo-libérale qui se nourrit de préjugés selon lesquels l’homme se pourrait exprimer pleinement ses capacités que dans un monde dérégulé et livré à une sauvagerie prétendument « créatrice ». Ce principe de dé- « ordre », soutenu par un Ordre mondial qui se met lentement en place au service d’une oligarchie d’« élus » (comprendre : élus au nom d’une destinée eschatologique utilisant les voies de la puissance financière…), repose sur la croyance que du chaos généralisé doivent émerger les artisans, non point d’un renouveau du monde, mais de l’émergence d’un Nouvel Ordre Mondial à l’image et au service d’une minorité dominante et toute-puissante.

Une transformation anthropologique

En attendant, nous sommes donc invités à « donner le meilleur » de nous-mêmes, à prendre part, par la « force des choses », à la participation généralisée à l’hyper-individualisme autovalorisateur, en intériorisant profondément l’esprit de compétition et en en faisant le seul schème de l’accomplissement de l’homme. La formation qui en est issue n’est pas tant professionnelle qu’idéologique et répond à un objectif d’individualisation des résultats contrôlé en temps réel par la mesure statistique qui est sensée correspondre au niveau de compétitivité atteint par l’individu (ou l’organisation) de plus en plus atomisé-associé. L’individu-collaborateur ne peut plus véritablement s’identifier dans une chaîne communautaire de solidarités et d’entraides car celles-ci se voient dénigrés, voire déniés dans leur principe. Il ne peut plus compter désormais que sur sa propre responsabilité-auto-soumission pour satisfaire la quête incessante d’un l’objectif qui lui est assigné par son « manager-coach », voire même par son entourage, qui l’enjoint de plus en plus à ne trouver qu’en eux-mêmes les ressources de leur adaptation-réussite sociale. Pour autant, et paradoxalement, cette « réussite » n’est « sociale » que dans la mesure où elle participe à l’éviction de l’esprit social, c’est-à-dire à désincarner l’homme de sa gangue originelle afin de pouvoir en extraire sa force vitale en l’abstrayant de toute identification sociale (ceci en opposition avec l’ancienne pratique capitaliste qui, pour profiter de la force vitale de l’homme, ne le faisait qu’en le maintenant au sein de son milieu social et familial qui lui apportait une compensation à l’exploitation de cette dernière, c’est-à-dire de sa « force de travail » qui était directement monnayée au travers du salaire et qui devait trouver à se régénérer au sein de ces milieux). L’enjeu est aujourd’hui de taille puisqu’il s’agit en somme d’intégrer dans la vision qu’a chacun du monde et de soi-même une projection typiquement marchande de « dépassement » dont le but n’est plus de vendre sa force de travail au service d’une production sérialisée, mais de se vendre soi-même, en son entièreté, en tant que prestataire de service. Soit donc de devenir un entrepreneur exploitant ses propres aptitudes et son adaptabilité réduites à des données quantifiables et manipulables en fonction du contexte économico-financier. Il s’agit en d’autres termes de promouvoir et survaloriser constamment les apparences que l’on donne de soi-même afin de conserver un avantage quantifiable sur les autres. C’est la vision idéale de l’auto-entrepreneur. L’homme-marchand-intégré (promoteur de lui-même) postmoderne se mobilise ainsi et entièrement afin de pouvoir « exister » en tant qu’objet collaborant instinctivement à l’incarnation, ou la concrétisation, de l’omniprésence financière abstraite. Il se voit par conséquent imposée la nécessité de devoir maintenir coûte que coûte un niveau de compétitivité et de compétences afférentes lui permettant de pouvoir continuer à proposer ses services à ses « clients » (néo-employeurs qui seraient susceptibles de bénéficier d’une concurrence généralisée des services). Cette concurrence en effet est sensée profiter à ces derniers et tirer les prix par le bas (donc, le « coût de la vie »), or, son extension à l’ensemble des services (comprenez : des métiers) soumet en réalité chacun à une baisse des rentrées d’argent, et donc au final des moyens monétaires de vivre. Ce qui ne fait qu’amplifier une concurrence, une guerre de tous contre tous, visant à déstructurer la société et semer le chaos pour le plus grand profit de la Finance et du cycle de l’auto-compétitivité qui la nourrit sans cesse.

Ce chaos prend la forme d’une rivalité généralisée entre les individus, chacun devenant un potentiel concurrent envers l’autre. Cette dynamique proprement infernale a pour but de briser ce qui restait de solidarité communautaire, de la famille à la Nation, en atomisant au possible la notion d’intérêt, en l’individualisant toujours davantage. Par ce fait, l’homme se charge d’encore bien plus de dettes qu’il ne saurait en avoir au sein d’une société structurée. C’est-à-dire que ces dettes n’ont plus grand chose à voir avec une certaine forme de reconnaissance pour ce qu’ont transmis les générations précédentes, mais elles procèdent d’un sentiment immiscé dans l’esprit des individus, un sentiment selon lequel ceux-ci se sentent éternellement insatisfaits d’eux-mêmes et de leurs « performances » ou de leur « apparence » (évaluées de plus en plus par des statistiques personnalisées, dans l’entreprise comme au travers de multiples technologies mesurant en permanence nos « efforts » ; c’est une tendance qui peu à peu se confirme et participe à introduire ce sentiment dans la tête des gens). Cette insatisfaction entretenue « objectivement » ne peut plus être, dans un tel mouvement, contrée par une juste reconnaissance offerte par la communauté d’appartenance, et prend alors des proportions psychotiques qui génèrent de l’instabilité et de l’angoisse. « Exister » n’est plus aujourd’hui que soumission, non plus tellement à une organisation productive lors des heures de travail passés à « gagner sa vie » (laissant encore une échappatoire hors de ce laps de temps plus ou moins long de la vie quotidienne), mais à une exigence de valorisation qui s’étend à l’être tout entier en en faisant un objet parmi d’autres objets, un humanoïde qu’il s’agit d’animer vers sa plus grande efficience possible. Tels des objets effectivement, ces individus chosifiés sont séparés, atomisés, livrés à eux-mêmes et à leurs dettes. De la même façon que le font de plus en plus les étudiants, les individus du monde postmoderne sont enjoints de s’investir – ce qui signifie donc aussi d’investir financièrement – pour leur propre « réussite » qui n’est donc plus vraiment sociale mais auto-valorisatrice. Ceux-ci deviennent par conséquent redevables envers des structures qui leur fournissent les moyens de s’intégrer à un flux (non plus à une société), sans jamais leur permettre de pouvoir se poser un jour, de devenir un acteur véritable de leur monde, munis de leurs propres personnalités et de leurs expériences. Flux chaotique que ne maîtrise plus personne en apparence, sauf sur le court terme ceux-là mêmes qui tirent les ficelles, et les bénéfices de tout ceci.

Le règne de la culpabilité subjective

De la même façon que l’on a actuellement de plus en plus tendance à renvoyer un chômeur à sa propre responsabilité quant au fait qu’il ait perdu son emploi, ou ait été incapable de s’en procurer un, c’est chaque individu que l’on renvoie à sa culpabilité subjective. Ce qui le place isolément face à la nécessité de suivre coûte que coûte le mouvement chaotique, que l’on peut voir en dernier lieux tel un simulacre, des flux changeants des capitaux financiers. Car si ce mouvement répond à une nécessité de maintenir leur valeur aux capitaux financiarisés et mondialisés, suivant en cela l’extrême volatilité des niches au sein desquelles il peut continuer à s’accroître, il permet surtout d’amplifier une mainmise généralisée sur le monde entier de la part de pouvoirs de l’ombre qui profitent à fond de la déliquescence des rapports sociaux qui permettaient encore jusque-là de maintenir tant bien que mal un sentiment de bien commun. Il existe donc bel et bien une intention dans les hautes strates du pouvoir financier qui paraissent vouloir profiter d’une situation économique mondiale de plus en plus chaotique, mais qui en réalité la provoque grandement. En qualifiant leurs employés de « collaborateurs », les dirigeants des grosses entreprises capitalistes modifient subrepticement la façon qu’ont de se percevoir ceux qui désormais auront la charge, non plus de seulement assurer le travail qu’on leur demande en fonction de leur poste, leur niveau de formation, dans une chaîne de production, mais surtout d’intérioriser une responsabilité qui leur incombe de devoir s’investir entièrement pour un avenir perpétuellement incertain de la boîte intégrée au contexte chaotique actuel. Leur participation est une implication essentielle, intime, vitale même, dont dépend, y compris dans la vie quotidienne, leur présence au monde, leur semblant d’existence (que l’on peut vraiment qualifier d’inauthentique). C’est que l’ordre initié par la phase postmoderne du capitalisme restructuré s’appuie sur une interprétation réélaborée de la notion du Droit, donc de la « juste » place accordée à chacun, en fonction d’une manière tout à fait particulière de considérer le mérite.

À cet égard, il est nécessaire de bien faire le distinguo entre la théorie libérale des « droit-de-l-homme » stipulant que l’individu accède à toute une panoplie de droits par le simple fait de son arrivé au monde humain (individu qui se voit suivi de près désormais par les animaux, et bientôt par les enzymes ?), vision abstraite de l’homme dont l’existence se voudrait déconnectée de la condition impérative de son inclusion originelle à ses communautés, et la tendance actuelle qui légitime ces droits d’une façon quantitativement différentiée, et ce en fonction du degré d’implication par laquelle l’individu aura su apporter sa contribution à la dynamique « progressiste » du capital hyper-financiarisé (d’accroissement qualitatif et quantitatif du paradigme de la financiarisation de la vie). Nous devons réaffirmer que les droits ne sauraient jamais être ni valablement ni intentionnellement des prérequis, et même qu’ils ne le sont pas en réalité malgré les préjugés idéologiques, mais qu’ils représentent nécessairement les conséquences d’une inclusion communautaire de l’homme dans son milieu social. Prétendre le contraire n’est que prêter le flanc aux absurdités théoriques de l’idéologie libérale qui, dans les faits quels qu’ils soient, ne correspondent à aucunes réalités sociales. Ceci doit nous conforter dans l’évidence que la guerre culturelle qui nous oppose aux tenants du Nouvel Ordre mondial actuel concerne deux visions du Droit qui sont antagoniques et contradictoires, mais qui partent, en réalité et conformément à la vérité humaine, du même axiome. De l’une la Tradition y prend sa source en toute conscience, de l’autre s’appuie, en réalité, la dynamique « progressiste » et idéologue de la vénalité néo-libérale. Les protections sociales de l’État providence protégeant les majorités, puis désormais l’imposition d’un libéralisme sociétal mettant en avant les minorités, ne sont que les cache-sexes de cette règle axiomatique invoqué plus haut qui s’applique bien entendu plus durement et violemment dans les sociétés capitalistes modernes, et même encore bien plus crûment dans celles hypermodernes actuelles, que dans les communautés traditionnelles conscientes de cet état de fait humain et attachées à en maîtriser les effets. Le mythe du Progrès a retiré chez nos contemporains la conscience d’une règle par laquelle l’homme ne devient tel que parce qu’il accepte pleinement de s’intégrer à l’ensemble des siens, de sa lignée et de ses communautés.

Un monde sans avenir

Cela engendre des illusions, et par la suite des désillusions forcément, qui préparent en réalité l’avènement d’une sorte de nouveau prolétariat2 fait d’auto-entrepreneurs ou de collaborateurs « managérisés » et rivés aux éternels « challenges », tout à fait adaptés à la nécessaire et actuelle instabilité de placement des capitaux financiers et à l’insécurité sociale qui l’accompagne. Les prétendus « droits » octroyés aux minorités sont mis au point par l’élite oligarchique au fur et à mesure de la déstructuration totale des fondements traditionnelles de nos sociétés européennes – et au-delà – mais surtout du démontage méthodique de tout ce qui pouvait apporter une certaine protection sociale à l’encontre des règles implacables du Marché. Ces deux dynamiques se meuvent dans le même sens parce qu’il devient de plus en plus nécessaire de dissimuler la contradiction croissante entre les présupposées libérales des droits imprescriptibles inhérents à chaque individu et la réalité d’une financiarisation absolue de l’économie qui tend à porter au paroxysme l’individualisme et l’atomisation chaotique du monde humain. Le capital en vient ainsi à nier l’homme, ce qui ouvre d’ailleurs la porte à des phantasmes stupides comme le transhumanisme (un super-homme aux droits absolus, mais à la condition de ses pouvoirs supérieurs…) : le symbole « scientifique » d’une vaste illusion d’essence contradictoire.

La solvabilité, tant à l’égard de son adaptabilité à devoir répondre aux stimuli des tendances anarchiques de la valorisation financière que de ses propres capacités financières à s’octroyer une « reconnaissance » sociale fondée sur la consommation, est aujourd’hui la pomme de Mammon : le fruit dont l’on serait à même de « jouir sans entraves » que tendent les maîtres nouveaux aux adeptes forcés de la « loi de la jungle ». C’est d’elle que découlent les « droits » – privilèges toujours hypothétiques acquis par la force de la ruse et par le déni de l’esprit de solidarité et de communauté – qui font de l’homme postmoderne une bête traqueuse de la moindre opportunité à se valoriser par elle-même telle une vulgaire machine en proie au risque perpétuel du déclassement. Homme-bête-machine : une descente vers les enfers du chaos dont certains simulent la gestion afin d’en faire paraître le côté « naturel », inévitable. Le libéralisme a ceci de particulier que pour faire advenir un univers de rêves de réussite matérielle, il lui faut d’ores et déjà créer abstraitement de la richesse avant même de mettre en œuvre tout le travail nécessaire pour la produire réellement. Aujourd’hui, cette immense quantité de richesse accumulée dans la Finance à l’époque de la troisième révolution industrielle où le travail humain devient obsolète doit, pour continuer à exister et à croître, s’appuyer sur la vie elle-même et ses incroyables capacités à s’adapter et créer. C’est un pari dangereux dans la mesure où celle-ci justement a aussi la capacité de violemment rejeter ce qui lui empêche de s’élever dans la dialectique de l’autonomie, soit en opposition frontale à l’hyper-individualisme. Être autonome c’est se donner la possibilité de modifier son monde en s’attachant à modifier ses relations aux autres en fonction du milieu et des conditions actuelles. Le capitalisme en sa phase actuelle prétend à une telle dynamique mais cette prétention ne saurait qu’être propagandiste par le fait qu’elle délie, qu’elle déstructure l’intime, qu’elle détruit l’ordre holiste du monde, qu’elle nous spolie d’un enracinement dans une réalité que l’on cherche à percevoir comme stable. Au lieu d’affermir les relations, elle les distancie et les remplace par des rapports entre des entités de plus en plus atomisées et angoissées. Nous pouvons sérieusement douter que tout cela puisse avoir un quelconque avenir.

Yohann Sparfell

Texte disponible dans le numéro 84 de Rébellion ( Janvier 2019)

Note :

1http://sorosconnection.com/migrants-emmanuel-macron-deja-dans-les-pas-de-george-soros/

2https://www.challenges.fr/start-up/quand-la-coolitude-des-start-up-se-transforme-en-proletariat-nouvelle-generation_477708?utm_content=buffer34c82&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer

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